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BRÉSIL - Pourquoi célébrer le centenaire de Paulo Freire

Moacir Gadotti

jeudi 30 septembre 2021, mis en ligne par Pedro Picho

18 septembre 2021.

« Pour nous, célébrez ce n’est pas attendre que demain vienne à nous. C’est faire, à partir de maintenant, le demain que nous voulons voir réalisé. Ce n’est pas simplement attendre (« esperar »), c’est espérer (« esperançar »). Nous comprenons le centenaire de Paulo Freire comme un espace-temps d’articulations, comme un processus de formation et de mobilisation visant à transformer la réalité », écrit Moacir Gadotti, professeur à la retraite à la Faculté d’éducation de l’Université de São Paulo et président d’honneur de l’Institut Paulo Freire, dans un article publié dans le journal de l’université USP le 17 septembre 2021.Voici l’article.


Depuis l’année dernière, des commémorations autour du centenaire de Paulo Freire ont été réalisées dans différentes parties du monde. Certains pourraient se demander : pourquoi célébrer le centenaire de Paulo Freire ? La question se pose, car il n’aimait pas les hommages. Il disait, quand il recevait des distinctions, et il y en recevait beaucoup, qu’il les recevait parce qu’il était sûr qu’elles n’arrivaient qu’en raison des causes qu’il défendait.

Il a fortement influencé de nombreuses personnes et des professionnels de différents domaines. Non seulement pour ses idées, mais surtout à cause de son engagement éthico-politique. Pourtant, il n’a pas laissé de disciples comme adeptes de ses idées. Il a laissé plus que ça. Il a laissé un esprit. Il disait : « pour me suivre, vous ne devez pas me suivre ». La pédagogie des opprimés a eu de grandes répercussions car elle exprimait ce que beaucoup de gens avaient déjà en tête dans leurs rêves et leurs utopies, un monde d’égaux et de différents, et elle a eu des échos dans les milieux les plus divers. Sa philosophie de l’éducation a franchi les frontières des disciplines, des sciences et des arts au-delà de l’Amérique latine pour s’enraciner dans les sols les plus variés. Pour nous, à l’Institut Paulo Freire, elle continue d’être la grande référence de l’éducation comme pratique de liberté et d’éducation populaire. De nombreux messages reçus à l’Institut Paulo Freire, à São Paulo, peu après le 2 mai 1997, date de sa mort, disent textuellement : « Ma vie ne serait pas la même si je n’avais pas lu l’œuvre de Paulo Freire ». « Ce qu’il a écrit restera dans mon cœur et mon esprit. » Ces messages ont révélé l’impact sur la vie de tant de personnes dans de nombreuses régions du monde.

Il ne fait aucun doute que Paulo Freire a apporté une grande contribution à l’éducation pour la justice sociale et à la conception dialectique de l’éducation. La pédagogie autoritaire et ses théoriciens combattent ses idées précisément à cause de leur caractère émancipateur et dialectique. En tout cas, qu’on accepte ou non ses apports pédagogiques, ils constituent un jalon décisif dans l’histoire de la pensée pédagogique mondiale.

Les idées de Paulo Freire sont toujours valables non seulement parce que nous avons encore besoin de plus de démocratie, de citoyenneté et de justice sociale, mais parce que les écoles et les systèmes éducatifs d’aujourd’hui sont confrontés à de nouveaux et grands défis. Et elles peuvent beaucoup contribuer à la réinvention de l’éducation d’aujourd’hui. Cette réinvention de l’éducation implique la récupération des éducateurs comme agents et sujets du processus d’enseignement-apprentissage et de la pratique éducative. La réinvention de l’éducation ne peut être que l’œuvre d’un effort collectif, collaboratif, pluriel, non sectaire, en pensant à une transition progressive vers d’autres manières de concevoir les systèmes éducatifs, leur planification, leur gestion et leur suivi, leurs paramètres curriculaires, si l’on veut apporter une contribution significative à la construction de nouvelles politiques d’éducation publique.

Paulo Freire a défendu le savoir scientifique sans mépriser la validité du savoir populaire, du savoir premier. Il disait qu’on ne peut pas changer l’histoire sans savoir, mais qu’il faut éduquer le savoir pour le mettre au service de la transformation sociale. Éduquer la connaissance en comprenant la politique de la connaissance ; comprendre le sens historique et politique de la connaissance.

L’utopie est une catégorie centrale de la pensée de Paulo Freire. Pour cette raison, il était diamétralement opposé à l’éducation néolibérale, puisque le néolibéralisme « refuse le rêve et l’utopie », comme il le précise dans sa Pédagogie de l’autonomie. Le néolibéralisme ne refuse pas seulement le rêve et l’utopie, elle refuse également le savoir des enseignants, les réduisant à de simples vecteurs d’informations en tant que machines de reproduction sociale, les excluant de toute participation au débat sur les finalités de l’éducation. L’éducation néolibérale ne s’interroge pas sur les finalités de l’éducation, investissant toute son énergie dans les moyens et, surtout, dans l’efficacité et la rentabilité, quantifiées au millimètre par un certain type d’évaluation. Nous savons parfaitement évaluer, sans nous demander ce que nous évaluons.

Selon cette conception de l’éducation, les enseignants n’ont pas de connaissances scientifiques ; leurs connaissances sont inutiles. Par conséquent, ils n’ont pas besoin d’être consultés. Ils ont juste besoin de connaître les recettes sans se demander pourquoi ils enseignent ceci et pas cela. Ils ne servent qu’à appliquer les nouvelles technologies : la classe perd sa centralité et la relation enseignant-élève se dégrade au profit de la relation élève-ordinateur.

Il y a donc de bonnes raisons de célébrer le centenaire de Paulo Freire.

Et, comme notre célébration n’est pas un simple hommage, notre proposition de célébration du centenaire de Paulo Freire est aussi une invitation à s’engager pour une cause. Nos célébrations ont un sens structurant, un sens de proposition et de prospection. Pour nous, célébrer n’est pas attendre que demain vienne à nous. C’est faire, à partir de maintenant, le demain que nous voulons voir réalisé. Il ne suffit pas d’attendre, il faut espérer. Nous comprenons le centenaire de Paulo Freire comme un espace-temps des articulations, comme un processus de formation et de mobilisation visant à transformer la réalité.

La praxis de Paulo Freire s’opposait au néolibéralisme et aujourd’hui, en célébrant le centenaire, nous nous opposons également à l’offensive idéologique néoconservatrice et renforçons la pensée critique de Freire, promouvant des actions et des projets alternatifs à la marchandisation de l’éducation.

Pour nous, célébrer Paulo Freire, c’est se battre pour démocratiser l’école et éduquer pour et par la citoyenneté. Il s’agit donc de lutter pour une école qui forme le peuple souverain, le peuple qui puisse changer le cours de l’histoire, une école transformatrice, une école émancipatrice. Paulo Freire nous a dit que cette école, l’école citoyenne, était une école de camaraderie, de communauté, qui vit l’expérience tendue de la démocratie.

C’est pourquoi nous accueillons avec beaucoup d’enthousiasme ces célébrations autour du centenaire de Freire. Ce qui en ressort, c’est la défense de l’éducation publique et populaire et la lutte contre le néolibéralisme et la marchandisation de l’éducation.

À une époque comme celle que nous vivons aujourd’hui, de revers sociaux et politiques et d’un néoconservatisme croissant, nous avons besoin de références comme celles de Paulo Freire, pour nous aider à trouver le meilleur chemin de résistance et de lutte dans ce cheminement.

Notre réponse à ces temps sombres est de célébrer Freire.


Traduction française de Pedro Picho.

Source (portugais) :
http://www.ihu.unisinos.br/612964-por-que-celebrar-o-centenario-de-paulo-freire.

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