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HAÏTI - Financement des manuels scolaires en créole : confusion et démagogie au plus haut niveau de l’État
Robert Berrouët-Oriol
mercredi 6 avril 2022, mis en ligne par
Montréal, le 8 mars 2022.
[Définition de] « poudre aux yeux » (n) : écran de fumée ; apparences flatteuses mais trompeuses ; faux-semblant ; miroir aux alouettes ; manoeuvre qui cherche à faire impression en faisant illusion (Dictionnaire électronique Reverso, n.d.)
En Haïti et en outre-mer, la nouvelle a retenu l’attention de nombreux enseignants, parents d’élèves, directeurs d’école, rédacteurs et éditeurs de manuels scolaires : « Le ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (Menfp) annonce la fin du financement des matériels didactiques en langue française, pour les quatre premières années du cycle fondamental (…) Ce financement sera dirigé vers les matériels didactiques en créole, pour les quatre premières années du fondamental (…). » Et « À partir de l’année académique 2022-2023, l’État haïtien ne financera pas, ni ne supportera aucun matériel didactique [en] langue française qui doit servir dans l’apprentissage des élèves des quatre premières années du fondamental » [1].
Comment comprendre et interpréter cette mesure édictée par le titulaire de facto du ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle d’Haïti (MENFP) ? Quelle en est la portée et quelle en est la véritable signification ? Cette nouvelle directive du MENFP concerne-t-elle uniquement le secteur public de l’éducation (20% de l’offre scolaire) ou s’applique-t-elle également au secteur privé de l’éducation (80% de l’offre scolaire) ? Quels sont les montants budgétaires en jeu et quelle est la typologie des manuels scolaires visés par une telle mesure ? Quelles sont les caractéristiques actuelles de la production de manuels scolaires en créole et par qui sont-ils élaborés ? Les manuels scolaires visés par la directive du ministère de l’Éducation sont-ils l’objet d’une préalable évaluation didactique et linguistique et si oui par qui ? Ces dix dernières années, le ministère de l’Éducation a-t-il produit et diffusé des bilans d’évaluation didactique et linguistique des manuels scolaires en usage dans le système éducatif haïtien ? La nouvelle directive du titulaire « Tèt kale » de l’Éducation nationale constitue-t-elle une mesure cohérente d’aménagement du créole dans le système éducatif national ? La réponse documentée à ces questions de fond devrait permettre de prendre toute la mesure d’une directive qui, par-delà sa radicalité apparente sinon son clinquant aguicheur, exige d’être objectivement auscultée. Cette auscultation doit pouvoir être menée par l’analyse des documents officiels du ministère de l’Éducation –s’ils existent, s’ils sont disponibles et accessibles—, traitant du financement des manuels scolaires au cours des dix dernières années. Idéalement, il faudrait effectuer un bilan des 26 ans d’existence du programme de subvention des manuels scolaires qui a débuté en octobre 1995…
Précédant toute réaction des éditeurs de manuels scolaires, des associations d’enseignants et des directeurs d’écoles, la fanfare « nationaliste » a vite fait résonner le clairon comme elle l’a autrefois entonné pour appuyer le très décrié PSUGO, vaste programme de détournements des fonds de l’éducation mis en place par le cartel politico-mafieux du PHTK. Ainsi, certains « créolistes » fondamentalistes n’ont pas hésité à entonner un bavard cocorico « nationaliste » et à saluer « une journée historique » dans l’histoire du pays : « Vreman vre, jounen 22/2/2022 sa a se te yon jounen istorik nan istwa peyi nou e nan istwa mouvman kreyòl la » [2]. Ce cocorico doit être mis en perspective : il y a lieu de rappeler que le linguiste Michel Degraff –qui a publiquement accordé, dans une revue universitaire suisse et sur YouTube, son appui au PSUGO du cartel politico-mafieux du PHTK—, est le responsable scientifique et le directeur du MIT Haiti Initiative qui a élaboré aux États-Unis et qui diffuse en Haïti un lexique anglais-créole d’une grande médiocrité, un ouvrage pré-scientifique et pré-lexicographique de plus de 800 termes : voir à ce sujet notre analyse, sur la base de la méthodologie de la lexicographie professionnelle, parue dans Le National du 15 février 2022, « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative ». Et comme en écho, un « spécialiste » de l’éducation —dont on peine à trouver une quelconque contribution analytique de référence sur la didactique du créole—, a cru bon à son tour de disserter sur le sujet à l’aide d’un bavardage byzantin qui ignore lourdement les fondements linguistiques et constitutionnels ainsi que le cadre didactique de l’aménagement du créole dans le cours de l’apprentissage des savoirs et des connaissances en langue maternelle créole. Le plus récent exemple de ce type de dissertation verbeuse et sans perspective a pour titre « Lang matènèl nan edikasyon : lè MENFP deside pa finanse liv an franse pou l mete lòd nan dezòd Nan ki lang pou edikasyon fèt ann Ayiti ? », long texte de Vernet Étienne paru le 4 mars 2020 dans Le National, soit dix jours après le communiqué du MENFP. Cette périlleuse acrobatie de Vernet Étienne nous remet en mémoire celle de Fritz Dorvilier, commis d’office-consultant au Parlement haïtien et au MENFP, auteur d’une hagiographie hyperbolique de très faible qualité analytique destinée à encenser le ministre de l’Éducation de l’époque, Nesmy Manigat [3]. En échange de bons et loyaux services rémunérés, Fritz Dorvilier s’est vu nommé consul général d’Haïti à Montréal par le PHTK néo-duvaliériste. Quoique « bavardeux », le texte de Vernet Étienne comprend des éléments de réflexion intéressants, et aucun document n’atteste qu’il soit un commis d’office rémunéré du MENFP. ll faut reconnaître à Vernet Étienne le droit à la libre expression de son opinion même lorsqu’il se fait des illusions borgnes sur la récente décision du MENFP et sur la prétendue qualité « scientifique » de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative.
À contre-courant des mantras, sermons, cocoricos et autres paraboles de mouture « nationaliste » et qui ne fonctionnent que sur le registre simpliste et rudimentaire des idéologies conservatrices, il faut interroger les documents et les pratiques institutionnelles afin de comprendre et de mettre en perspective la récente décision du ministère de l’Éducation relative au financement des manuels scolaires. C’est donc dans ce but que nous avons tenté de retracer et de consulter les documents nécessaires à l’analyse du programme gouvernemental de subvention des manuels scolaires mais un écueil majeur s’est systématiquement dressé sur notre chemin : la quasi-inexistence de documents de référence provenant du ministère de l’Éducation nationale et accessibles au public. Les sites des institutions partenaires du ministère de l’Éducation n’ont pas non plus fourni d’information éclairante, notamment ceux de l’UNESCO, de l’UNICEF, de la Banque mondiale, de la Banque interaméricaine de développement, du PNUD, de l’Union européenne, etc. À titre d’exemple, nous avons retracé un travail de recherche mené par l’Université d’État d’Haïti en collaboration avec le ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (MENFP) et sous la coordination de l’IIPE -UNESCO, avec l’appui du Partenariat mondial pour l’éducation (GPE). Le rapport-synthèse non daté de cette recherche, accessible sur le site de la Bibliothèque numérique de l’UNESCO, a pour titre « Améliorer le financement de l’éducation : utilisation et utilité des subventions aux écoles », mais il ne fournit pas de données analytiques en lien avec la problématique de la subvention des manuels scolaires en Haïti.
Vérification faite avant la rédaction de cet article, l’information relative à la cessation du financement des manuels scolaires en langue française et au financement exclusif du matériel pédagogique en créole ne figure pas sur le site officiel du ministère de l’Éducation nationale d’Haïti – site dont le contenu, on l’a noté, est rédigé exclusivement en français. C’est plutôt sur le site officiel du ministère de la Culture et de la communication que l’information, datée du 22 février 2022, est consignée sous le titre « Vers le financement exclusif des manuels didactiques en créole pour le 1er cycle de l’école fondamentale ». Il est utile de signaler que le site du ministère de l’Éducation ne renseigne pas sur les mécanismes de passation des marchés et les montants alloués ces dix dernières années au financement des matériels scolaires tant en français qu’en créole. La demande de documents que nous avons adressée par courriel à Meniol Jeune, Directeur général du ministère de l’Éducation nationale dans le but d’obtenir toute documentation relative au financement des manuels scolaires, est restée sans réponse. Au moment d’écrire cet article, nous n’avons pas été ne mesure de savoir si Meniol Jeune aurait reçu des directives lui interdisant de nous fournir les documents requis parce que la gestion administrative du programme de subvention des manuels scolaires est lacunaire ou anarchique, ou parce que cette gestion aurait donné lieu à d’éventuelles activités de détournement de fonds du programme de subvention des manuels scolaires… Malgré cela, une recherche documentaire élargie et plus fouillée nous a toutefois permis de retracer, sur différents sites, quelques données utiles à l’analyse de la toute dernière mesure du ministère de l’Éducation nationale. L’information documentaire que nous avons ainsi recueillie a été soumise à la réflexion d’un certain nombre d’enseignants vivant en Haïti car il nous a semblé nécessaire de les consulter en amont de la rédaction de cet article dans le but d’apprécier leur vision de la récente mesure du ministère de l’Éducation nationale sur le financement des manuels scolaires.
La presse écrite s’est fait l’écho au cours des ans de la question du financement des manuels scolaires. Ainsi, le magazine Challenges rapporte que « (…) depuis plus d’une décennie [en réalité depuis 2001], l’État haïtien distribue des millions de manuels scolaires en subvention et en dotation. Le budget de la République prévoit 500 000 000 de gourdes pour appliquer cette politique à chaque rentrée scolaire. Chaque fois, le même montant est mobilisé pour les mêmes opérations. À la fin, l’État ne fait que dépenser alors que le livre pourrait être inscrit dans le cadre d’un investissement et le bien qu’il représente serait amorti annuellement [4] ». Ainsi, cet investissement à fonds perdus aurait pu être gardé dans les écoles pendant 4 à 5 années scolaires, comme d’ailleurs l’ont proposé plusieurs éditeurs scolaires dès 2001.
AlterPresse relate que « Cette année, un million 328 mille livres sont subventionnés à Henri Deschamps, à hauteur de plus de 367 millions de gourdes (…) ; 240 mille manuels scolaires sont concernés par le programme de dotation. Au total, plus de 780 millions de gourdes ont été allouées à la subvention et à la dotation de manuels scolaires, avait déclaré le titulaire intérimaire du ministère de l’Éducation nationale, Pierre Josué Agénor Cadet [5] ». Pour sa part, Ayibopost, autre site consulté lors de notre recherche documentaire, fournit l’information suivante : « 700 millions de gourdes sont prévues pour la subvention et la dotation des manuels scolaires pour l’année académique 2019-2020, a annoncé Pierre Josué Agénor Cadet, ministre de l’Éducation nationale (…) Cette année, 990 000 livres seront subventionnés et 367 000 autres remis en dotation. Ce qui donne un total de 1 357 000 ouvrages [6] ». Dans un article daté du 4 septembre 2021, « Rentrée des classes : l’État haïtien abandonne le programme de subvention des livres scolaires depuis 2 ans, révèle la Maison Henri Deschamps », le site Image7haiti expose ce qui suit : « L’un des responsables de la maison d’édition d’Henri Deschamps, Peter Frisch, indique ce vendredi 3 septembre 2021, au cours d’une interview, que l’État haïtien n’entreprend aucune démarche pour la subvention des livres scolaires, un processus de dotation était enclenché depuis le mois de mai. (…) Le programme de subvention est censé être abandonné même quand il est inscrit dans le budget national car depuis deux ans, les autorités haïtiennes n’ont jamais subventionné les livres scolaires, raconte Peter Frisch ». Ces données récentes émanant de l’un des responsables du plus ancien et plus grand éditeur de manuels scolaires en Haïti ne semblent pas avoir été démenties par le ministère de l’Éducation. Elles devraient donc faire l’objet d’une enquête approfondie dans la presse d’investigation en Haïti : sommes-nous en présence d’un énième cas de détournement de fonds publics budgétisés (à hauteur de 700 millions de gourdes) mais qui auraient « disparu dans la nature » à l’aune de la corruption avérée dans l’Administration publique haïtienne, y compris au ministère de l’Éducation nationale [7] ? Ou bien l’actuel ministre de l’Éducation, qui n’a pas hésité à reconduire le PSUGO, vaste entreprise de corruption et de détournement de fonds publics, désire-t-il accréditer de facto l’idée de remettre sur les rails – en dehors de prérogatives budgétaires relevant de la compétence du ministère des Finances –, un programme restrictif de subvention de manuels scolaires sans en préciser les modalités administratives et encore moins les fondements pédagogiques et didactiques ? Dans tous les cas de figure, les principales maisons d’édition de manuels scolaires – Éditions pédagogie nouvelle, C3 Éditions, Éditions Zémès, Éditions Henri Deschamps, Kopivit l’Action sociale, etc. –, n’ont pas encore réagi publiquement à l’annonce du ministère de l’Éducation nationale quant à la subvention exclusive des ouvrages pédagogiques en langue créole. Il en est de même des associations d’enseignants, des institutions comme la FONHEP (la Fondation haïtienne de l’enseignement privé) et des congrégations religieuses fortement impliquées dans l’enseignement en Haïti. Plusieurs partenaires de toutes les opérations de subvention et de dotation de manuels scolaires, ainsi que quelques responsables d’écoles, nous ont confié qu’ils ont été surpris par la publication du « Communiqué du MENFP » d’autant plus qu’ils n’en avaient pas été informés au préalable.
L’aménagement du créole dans l’École haïtienne : par-delà des décisions administratives ponctuelles ou en vrac, l’impératif d’une véritable politique linguistique éducative nationale
Le fil conducteur de notre analyse de l’annonce du ministère de l’Éducation nationale quant à la subvention exclusive des ouvrages pédagogiques en langue créole est le suivant : cette nouvelle directive constitue-t-elle une mesure rationnelle, planifiée et ordonnée de l’aménagement du créole dans le système éducatif national ? En toute rigueur, la réponse à cette question est « non ». La consultation méthodique de l’information accessible sur le site du ministère de l’Éducation nationale atteste que celui-ci, d’une part, est dépositaire d’une vision rachitique et déficiente de l’aménagement du créole dans l’École haïtienne [8]. D’autre part, et de manière plus essentielle, il ressort de nos observations qu’aucun lien n’est établi entre la récente décision du MENFP relative aux manuels scolaires et la perspective ordonnée de l’aménagement du créole dans l’École haïtienne selon un énoncé de politique linguistique éducative nationale – un tel énoncé n’a toujours pas été élaboré par l’État haïtien. Cette absence de lien (et de liant) constitue à l’analyse la plus lourde déficience de la récente mesure du ministère de l’Éducation qui s’apparente, selon plusieurs observateurs sur le terrain, à une fuite en avant populiste et démagogique accréditant la fausse idée selon laquelle la subvention des manuels scolaires rédigés en français – l’une de nos deux langues officielles –, serait en contradiction avec la nécessité de subventionner des manuels scolaires de haute qualité en créole.
Voici en quels termes est présentée, sur le site du ministère de la Culture et de la communication, la décision du ministère de l’Éducation en date du 22 février 2022 sous le titre « Vers le financement exclusif des manuels didactiques en créole pour le 1er cycle de l’école fondamentale » :
« Tenant compte des dispositions édictées par la réforme éducative [LAQUELLE ?] et les recommandations de toutes les études [LESQUELLES ?] réalisées à date [À QUELLES DATES ?] pour l’amélioration des apprentissages de la 1ère à la 4ème année de l’École fondamentale ; considérant la nécessité de promouvoir l’élaboration de matériels didactiques en créole, particulièrement au niveau du premier cycle de l’école fondamentale ; considérant les exigences [LESQUELLES ?] des programmes détaillés du Fondamental pour le créole comme langue d’enseignement pour toutes les matières au cours du 1er cycle de l’école fondamentale ; après consultation, évaluation et plusieurs réunions de concertation [QUAND ET AVEC QUI ?], il a été décidé qu’à compter de l’année académique 2022-2023 aucun financement ne sera accordé ni en dotation ni en subvention pour des manuels en français destinés aux apprenants pour le premier cycle de l’école fondamentale. »
De manière rigoureuse, il faut noter que le texte de cette décision, signé par le ministre de facto de l’Éducation Nesmy Manigat et curieusement paru sur le site du ministère de la Culture et de la communication uniquement, ne mentionne pas, dans le corps du texte, l’exclusivité du financement des manuels scolaires en langue créole : ce n’est que dans le titre du texte qu’il est explicitement formulé…
Par ailleurs, à travers nos contacts récents avec des enseignants en poste en Haïti, la réalité d’une consultation préalable – « consultation, évaluation et (…) réunions de concertation » avec les partenaires nationaux du système éducatif haïtien –, a été fortement démentie, ce qui est logiquement en lien avec le fait qu’aucun éditeur de manuels scolaires, aucune association d’enseignants, aucun directeur d’école n’a jusqu’à aujourd’hui publiquement exprimé un quelconque accord avec la décision ministérielle de ne subventionner que les manuels scolaires rédigés en créole.
L’examen attentif du texte « Vers le financement exclusif des manuels didactiques en créole pour le 1er cycle de l’école fondamentale », qu’il ne faut pas disjoindre du maigre bilan de l’action du premier mandat de Nesmy Manigat à la direction de l’Éducation nationale, révèle en creux de lourdes déficiences. Elles accréditent le constat fait en Haïti dans divers milieux de l’éducation qu’il s’agit d’une décision précipitée et volontariste, de type « poudre aux yeux » et « buzz » médiatique destinée à crédibiliser l’idée que le MENFP serait véritablement engagé dans une dynamique ordonnée et planifiée d’aménagement du créole dans l’École haïtienne. Les lourdes déficiences constatées se donnent à voir à travers (1) l’absence d’un projet pédagogique spécifique à l’échelle nationale quant à la didactique du créole et à la didactique des matières enseignées en créole ; (2) l’absence d’un dispositif scientifique d’évaluation du matériel pédagogique en langue créole visé par la nouvelle directive du MENFP (le site officiel du ministère de l’Éducation ne renseigne pas sur la revitalisation ou la fermeture de la Direction du contrôle de la qualité).
Les enseignants haïtiens sont de plus en plus nombreux à réclamer du ministère de l’Éducation nationale un cadre scientifique d’élaboration et de validation d’outils pédagogiques et didactiques de haute qualité aussi bien pour le créole que pour le français : la récente décision du MENFP se situe totalement à l’opposé d’une telle demande. Ces enseignants sont de plus en plus nombreux à réclamer une mise à jour de la standardisation de la graphie du créole qui favorisera l’harmonisation et la standardisation des textes des outils didactiques en langue maternelle créole : la récente décision du MENFP se situe totalement à l’opposé d’une telle exigence. Ces enseignants sont de plus en plus nombreux à réclamer la mise à disposition d’un cadre méthodologique et didactique national pour l’instrumentalisation du créole langue d’enseignement et langue enseignée : la récente décision du MENFP se situe totalement à l’opposé d’une telle exigence. C’est donc aussi en lien avec ces lourdes lacunes que la récente décision du ministère de l’Éducation est perçue en Haïti par de nombreux intervenants du système éducatif national comme étant volontariste, démagogique et populiste. De plus le faible niveau de formation de la majorité des enseignants ne leur permet pas d’effectuer seuls, sans un encadrement institutionnel préalable, un virage aussi important que celui de l’introduction du créole comme langue enseignée et langue d’enseignement. Plutôt que de promouvoir une directive sans lien avec leur compétence professionnelle, le ministère de l’Éducation devrait plutôt s’atteler à concevoir et à mettre en route un programme conséquent de formation et de perfectionnement des maîtres, en particulier en didactique créole [9].
Il y a lieu également de s’interroger sur l’illégalité et l’inconstitutionnalité de la récente décision du ministère de l’Éducation quant à l’exclusivité de la subvention des manuels scolaires en langue créole. En effet, les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987 traitent du statut non hiérarchisé de nos deux langues officielles et des obligations de l’État quant à la production et à la diffusion de tous les documents administratifs dans les deux langues officielles du pays. S’il est juste d’interpréter l’esprit de notre Loi-mère en termes de priorité à l’aménagement du créole, il est tout aussi juste d’inférer et de reconnaître que le texte constitutionnel ne justifie en aucun cas le bannissement ou la relégation du français dans le système éducatif national. Le bannissement ou la relégation du français du champ éducatif haïtien est une constante des dérives idéologiques d’une petite minorité de « créolistes » fondamentalistes, y compris chez certains linguistes haïtiens formés aux États-Unis et selon lesquels le français – langue dans laquelle l’Acte de l’Indépendance de 1804 a été rédigé –, serait en soi une « langue coloniale », la « langue de l’aliénation coloniale », la langue de la « francofolie » qui ferait obstacle au droit à la langue maternelle créole dans l’École haïtienne. Pareille dérive idéologique perdure dans l’ignorance absolue du droit à la langue consigné dans la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996 ; elle perdure également dans la cécité volontaire découlant d’une lecture tronquée de l’article 5 de la Constitution de 1987 qui co-officialise les deux langues pourtant présentes mais de manière inégalitaire dans les institutions de la société haïtienne depuis 1804. Dans la récente décision du ministère de l’Éducation quant à l’exclusivité de la subvention des manuels scolaires en langue créole, l’on retrouve en creux une obscure et populiste stigmatisation de la langue française en Haïti sur le mode de sa relégation au niveau d’une langue tout à fait étrangère sur le sol national. Contrairement aux enseignements du linguiste Pradel Pompilus, dans cette vision de relégation, le français n’est pas perçu dans son effectivité de langue seconde, de langue de notre patrimoine linguistique historique, mais plutôt comme une langue étrangère en Haïti et il faut l’enseigner au même titre que les langues régionales que sont l’espagnol et l’anglais. Cela se donne à voir dans l’énoncé même du texte du ministère de l’Éducation nationale, « Vers le financement exclusif des manuels didactiques en créole pour le 1er cycle de l’école fondamentale » :
« (…) tenant compte aussi de l’évolution du temps et de l’environnement global d’Haïti dans le concert caribéen, latino-américain et Nord-américain, le MENFP veut aussi encourager fortement, dès les premières années de l’école fondamentale, la communication orale des langues française, anglaise et espagnole ».
Ce positionnement permet d’évacuer la nécessité de préserver et d’enrichir le patrimoine linguistique francophone que l’Histoire a légué à Haïti et, surtout, il permet d’évacuer, en milieu majoritairement créolophone, la nécessité d’une didactique du français renouvelée, compétente et inscrite dans la culture haïtienne. Il permet en amont d’évacuer, au creux de l’ignorance, le fait que la production d’outils didactiques répond dans sa généralité aux mêmes règles scientifiques qu’il s’agisse du créole ou du français : par exemple, la méthodologie d’élaboration de dictionnaires et de lexiques en langue créole s’arrime au même socle méthodologique ; ce qui change ce sont les spécificités dans le traitement des données lexicographiques en fonction de la culture et des caractéristiques de la langue créole. L’illégalité de la récente décision du ministère de l’Éducation quant à l’exclusivité de la subvention des manuels scolaires en langue créole se donne aussi à voir et à mesurer dans la réalité qu’un ministre de facto de l’Éducation nationale, nommé par un gouvernement de facto non imputable par-devant le Parlement haïtien, ne dispose pas de provisions légales pour décider et autoriser une modification majeure du budget de son ministère de l’ordre de 700 millions de gourdes… Pareille dérive dans la banalisation de l’illégalité est conforme au climat général d’illégalité et d’impunité que l’on observe, depuis une dizaine d’années, à tous les étages de l’administration du pays sous la houlette du cartel politico-mafieux du PHTK.
L’illégalité de la récente décision du ministère de l’Éducation dans le dossier du financement des manuels scolaires interpelle une hypothèse : en favorisant une sorte d’« unilinguisme de l’autruche » dans le système éducatif national, l’actuel ministre de l’Éducation nationale s’oppose-t-il frontalement au Premier ministre de facto Ariel Henry qui s’arrime désespérément au projet illégal et anticonstitutionnel de feu Jovenel Moïse d’imposer au pays une nouvelle Constitution d’inspiration duvaliériste amplement décriée par la société civile haïtienne mais qui maintient la co-officialisation du créole et du français en Haïti ? Autrement dit, s’agit-il d’un ballon d’essai mis en scène par Nesmy Manigat et ses alliés au sein du cartel politico-mafieux du PHTK en vue d’asseoir le projet de faire d’Haïti un État dont la seule langue officielle serait le créole ? Cette hypothèse devra être soumise à l’épreuve des faits observables puisqu’il existe en Haïti, dans certains milieux, une petite minorité de locuteurs bilingues bien scolarisés en français mais farouchement opposée à la co-officialisation du créole et de français. Cette petite minorité, arrimée à la perspective d’un unilinguisme créole, étatique et officiel, veut faire du créole la seule langue officielle du pays dès maintenant (donc dans la transgression de l’article 5 de la Constitution de 1987) ou lors d’une prochaine révision de la Constitution du pays.
Les enseignants haïtiens, de plus en plus nombreux à réclamer du ministère de l’Éducation nationale un cadre scientifique d’élaboration et de validation d’outils pédagogiques et didactiques de haute qualité en langue maternelle créole, estiment que le MENFP ne dispose même pas d’un bilan qualitatif détaillé et d’une typologie des ouvrages didactiques rédigés en créole et qui sont en libre circulation dans le système éducatif national. Ce constat se vérifie par la consultation du site officiel du MENFP qui ne fournit aucune information là-dessus, et l’on voit mal comment le ministère de l’Éducation pourra subventionner ou placer en dotation des ouvrages créoles dont il ne connaît pas véritablement l’existence et qu’il n’a pas préalablement évalués selon une méthodologie éprouvée et publiquement exposée. Aux côtés de plusieurs ouvrages créoles « borlettisés » et médiocres – le MENFP va-t-il aveuglément les subventionner au motif qu’ils sont rédigés en créole ? –, il existe quelques ouvrages didactiques en langue créole et en langue française de qualité rédigés par des spécialistes haïtiens. En voici un échantillon extrait du catalogue que les Éditions C3 nous a acheminé début janvier 2022. Ce catalogue liste 216 titres de livres d’histoire, de sciences, de sociologie politique, de science politique, de littérature (romans, essais, poésie) et également quelques ouvrages du champ didactique. Sur les 216 titres, nous avons répertorié peu de titres rédigés uniquement en créole (8 en tout dans le domaine de la didactique).
Auteur | Titre du livre | Domaine(s) d’intervention |
---|---|---|
Dugé Jean Armoce | Manyèl kreyòl | Didactique du créole |
Dugé Jean Armoce | Manyèl kreyòl 2 | Didactique du créole |
Dugé Jean Armoce | Manyèl kreyòl 3 | Didactique du créole |
Dugé Jean Armoce | Manyèl kreyòl 4 | Didactique du créole |
Dugé Jean Armoce | Manyèl kreyòl 5 | Didactique du créole |
Dugé Jean Armoce | Manyèl kreyòl 6 | Didactique du créole |
Claudette Thélusma : | Lang pa nou | Didactique du créole |
Claudette Thélusma et Fortenel Thélusma | Lang pa nou / Manyèl kominikasyon ak literati kreyòl | Didactique du créole, communication, littérature |
Fortenel Thélusma | Mon nouveau manuel de communication française / Lecture - Grammaire - Vocabulaire - Orthographe | Communication française |
Fortenel Thélusma | Mon nouveau manuel de grammaire française | Grammaire du français |
Fortenel Thélusma | Mon nouveau manuel de lecture française : compréhension et production écrites | Communication orale et écrite |
Fortenel Thélusma et Atis Jean-Gualbert | Mon nouveau manuel de communication française et de littérature au NS II | Communication orale et littérature |
Une remarque générale s’impose ici : il existe en Haïti plusieurs éditeurs de manuels scolaires, notamment les Éditions pédagogie nouvelle, C3 Éditions, Kopivit l’Action sociale, les Éditions Zémès, les Éditions Henri Deschamps, etc. –, qui éditent des ouvrages pédagogiques en langue créole. Nous avons choisi d’illustrer notre propos à l’aide d’un extrait du catalogue de C3 Éditions parce que c’est le plus récent qui nous a été acheminé et parce qu’il illustre bien la réalité que peu d’ouvrages pédagogiques en langue créole sont publiés en Haïti alors même que dans l’ensemble les éditeurs haïtiens de manuels scolaires, ces dernières années, ont consenti de réels efforts et ont investi des sommes conséquentes dans l’édition d’ouvrages pédagogiques en créole. Le constat fait par la plupart de ces éditeurs est que les ouvrages pédagogiques en langue créole se vendent peu et que le faible support de l’État haïtien, qui ne valorise ni n’encadre véritablement l’usage de ce matériel pédagogique, contribue à la minorisation de leur diffusion.
L’extrait du catalogue de janvier 2022 de C3 Éditions (pour l’École fondamentale et le Nouveau secondaire) met en lumière le fait qu’il existe en Haïti quelques compétences valables en matière d’élaboration de matériel didactique en créole mais, comme nous venons de le voir, peu de titres en créole figurent au catalogue général des Éditions C3 et des autres éditeurs de manuels scolaires que nous avons pris soin de consulter. Alors même que, de manière générale, la production de ce type d’outils didactiques en langue créole demeure encore faible et qu’elle ne couvre pas encore le vaste champ des matières enseignées dans le système éducatif national, elle démontre qu’elle répond déjà à de réels besoins et qu’elle devrait bénéficier du support constant et fort de l’État en vue de sa généralisation et de l’exercice d’un contrôle de qualité à toutes les étapes de la chaîne de production. En rupture avec une gouvernance du système éducatif caractérisée par le coup par coup, le « buzz » médiatique au détriment d’une vision et d’une programmation sur le long terme, l’empilement de « mesures » et de « directives » conjoncturelles, le momentum est donc propice à l’élaboration d’outils didactiques et lexicographiques de qualité en langue maternelle créole [10].
Il ressort de notre analyse que la récente décision du ministère de l’Éducation nationale relative au financement préférentiel et exclusif des ouvrages rédigés en langue créole n’a pas été conduite en consultation avec les intervenants institutionnels du secteur de l’éducation et les éditeurs de manuels scolaires. Aucun de ces intervenants, jusqu’à présent, n’a publiquement apporté un quelconque support à la décision ministérielle parachutée à l’aune d’un amateurisme volontariste, démagogique et populiste sans lien avec un explicite énoncé de politique linguistique éducative nationale. C’est à l’élaboration et à la mise en œuvre d’une politique linguistique éducative nationale que devrait en priorité s’atteler le ministère de l’Éducation s’il entend crédibiliser sa vision et son action et les inscrire de manière consensuelle et rassembleuse dans la durée. En conformité avec les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987, il faut prendre toute la mesure que l’avenir du système éducatif haïtien ne peut être construit en dehors d’une compétente didactique du créole aux côtés d’un enseignement renouvelé et compétent du français. Il s’agit là d’un urgent et incontournable chantier à l’échelle nationale, qui requiert un effort collectif et institutionnel rassembleur arrimé aux droits linguistiques de l’ensemble des locuteurs haïtiens.
Robert Berrouët-Oriol est linguiste-terminologue.
Article publié par l’auteur.
[1] Voir l’article « Suspension du financement des matériels didactiques en langue française pour les 4 premières années du cycle fondamental en Haïti », AlterPresse, 22 février 2022.
[2] Cf. courriel de Michel Degraff daté du 27 février 2022 intitulé « Liv ki ekri oubyen tradwi nan kreyòl ».
[3] Vvoir son article « Sur la pertinence de la gouvernance éducative de Nesmy Manigat », Le Nouvelliste, 4 mars 2016. Sur la vision rachitique et déficiente de l’aménagement du créole dans l’École haïtienne et sur le faible bilan de la première mandature de Nesmy Manigat à l’Éducation nationale, voir notre article « Le ministre de facto de l’Éducation Nesmy Manigat et l’aménagement du créole dans l’École haïtienne : entre surdité, mal-voyance et déni de réalité », Le National, 2 décembre 2021.
[4] Guamacice Delice : « Quelles stratégies de subvention appliquées en 2016 ? », 12 août 2016).
[5] « Haïti-Éducation : les livres subventionnés seraient maintenant disponibles, informe Henri Deschamps », 4 septembre 2018.
[6] Emmanuel Moïse Yves : « Tout ce qu’il faut savoir sur la subvention des ouvrages scolaires cette année », 4 septembre 2019.
[7] Voir le scandale du PSUGO.
[8] Là-dessus, voir notre article paru dans Le National du 31 octobre 2018, « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative ».
[9] Sur le faible niveau de qualification des enseignants haïtiens, voir le diagnostic de Bernard Hadjadj, spécialiste de l’éducation et ancien représentant-résident de l’UNESCO en Haïti, auteur du rapport « Education for All in Haiti over the last 20 years : assessment and perspectives », Education for All in the Caribbean, Assessment 2000 monograph series, Kingston, Jamaica : Office of the UNESCO Representative in the Caribbean. Dans ce rapport, Bernard Hadjadj expose qu’« En 2000, 53% des enseignants du secteur public et 92% des enseignants du secteur privé étaient non qualifiés ».
[10] Voir nos articles « De l’usage du créole dans l’apprentissage scolaire en Haïti : qu’en savons-nous vraiment ? », Le National, 11 novembre 2021, et « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique », Le National, 14 décembre 2021.