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COLOMBIE - De la rage au pouvoir

Lautaro Rivara

lundi 11 juillet 2022, mis en ligne par Françoise Couëdel

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23 juin 2022 - Après un accord de paix inachevé et l’explosion sociale sans précédent qui s’en est suivi, la Colombie sera maintenant gouvernée par une coalition progressiste. Après 70 ans de guerre ce pays pourra-t-il devenir une puissance de vie au niveau mondial ?

Trente ans, soixante-dix ans. Deux cents ans. Chacun calcule comme il le veut ou aussi loin que sa mémoire remonte, l’origine des frustrations colombiennes. Une chose est sûre, la trajectoire nationale de cette république sud-américaine a été tout sauf typique sur la scène latino-américaine et caribéenne, au moins depuis la dissolution de la Grande Colombie et l’échec du projet bolivarien, au début du XIXᵉ siècle. Ce serait en réalité à Barranquilla, dans la Caraïbe colombienne, où Simon Bolivar aurait imposé sa fameuse métaphore défaitiste : « celui qui est au service d’une révolution laboure la mer », annonçant déjà en 1830 que le pays tomberait dans les mains de « petits tyrans presque inattendus ».

La Colombie a tout tenté pour se transformer par elle-même : des soulèvements d’esclaves, des rébellions créoles, des guerres civiles, des grèves ouvrières, des fronts populaires, des guérillas, des soulèvements coordonnés, des accords de paix, des grèves paysannes, des coopératives indiennes, des processus constituants, des explosions sociales, etc. Gente muy rebelde (Peuple très rebelle) a été, en fait le titre suggestif choisi par le professeur Renán Vega Cantor pour relater en quatre grands volumes, quelques-unes des péripéties d’un pays cabossé mais indomptable.

« Au nombre de presque toutes les statistiques de l’horreur qu’on peut établir, la Colombie est en pointe, en général sur la même échelle que les nations qui traversent des guerres civiles ou des guerres internationales déclarées ».

Jusqu’à hier, le résultat était toujours un bilan amer. L’intransigeance criminelle d’une des élites les plus élitistes de la région et la valeur géopolitique inestimable du pays – authentique charnière qui relie l’Amérique du Sud, la Caraïbe et l’Amérique centrale – semblait l’avoir condamnée à beaucoup plus que cent ans de solitude latino-américaine.

Sur les terres d’Abel et Caïn

« En Colombie, je n’ai pas réussi à savoir qui est Caïn et qui est Abel », a dit le reporter photographe colombien Jesús Abad Colorado, qui depuis des décennies se consacre à photographier et raconter le conflit interne armé. Ses photos, comme celle mondialement célèbre du « Christ mutilé de Bojayá » ont sensibilisé des milliers et des milliers de personnes aux conséquences les plus atroces de la guerre. Un conflit qui dure depuis plus de 70 ans et qui, selon le Registre unique des victimes de l’État colombien (partie belligérante d’un ménage à trois qui depuis des décennies implique les Forces armées, les guérillas insurgées, et les acteurs paramilitaires) présente un bilan cumulé historique de 8,1 millions de victimes, uniquement de l’année 1985 jusqu’à nos jours.

À presque tous les degrés d’horreur qu’on peut relever, la Colombie détient le record, en général au même niveau que les nations qui traversent des guerres civiles ou des guerres internationales ouvertes : assassinat de leaders sociaux, de défenseurs de l’environnement et d’opposants politiques ; nombres de déplacés et de réfugiés ; même sur la carte de la faim, élaboré par la FAO, la Colombie apparaît dans la même catégorie que Haïti et le Honduras avec 7,3 millions de citoyens qui souffrent d’insécurité alimentaire, ce qui est absurde dans un pays de tradition agricole et paysanne.

Dans une Amérique latine consolidée comme territoire de paix – au moins en comparaison avec d’autres régions de la planète – la Colombie est enfermée dans la boucle éternelle d’une guerre pratiquement naturalisée, mais surtout réduite au silence par ses fervents promoteurs, aussi bien locaux qu’internationaux. En particulier depuis la « révolution conservatrice » menée par l’ex président Álvaro Uribe Vélez qui, au début de ce siècle, jouissant d’une hégémonie sans failles, semblait avoir rejeté pour toujours les attentes populaires.

Mais la Colombie se distingue aussi par une série de faits sui generis, des modalités spécifiquement colombiennes, des doctrines contre-insurrectionnelles, inventées par la France sur ses territoires coloniaux et répandues par les États-Unis à l’échelle globale, comme les cas des « faux positifs », exécutions extrajudiciaires selon lesquels les paysans et autres victimes sont exécutés de façon sommaire et présentés comme des « liquidations de guérilleros », en échange d’un système de primes et de récompenses. Selon la Juridiction spéciale pour la Paix (JEP), établie après les accords de La Havane entre l’État colombien et les FARC-EP, les victimes de ce procédé auraient été au nombre de 6402 entre les années 2002 et 2008, même si certains analystes estiment que le nombre réel pourrait être deux fois plus important.

La « nation caféière » est l’expression populaire qui fait référence à la Colombie lors de compétitions sportives. Mais le café, produit phare de l’économie colombienne durant des décennies et puissant marqueur d’identité nationale, a été supplanté depuis longtemps par les économies illégales du pavot, de la marijuana et surtout de la feuille de coca.

L’exportation de cocaïne, vers les États-Unis en particulier, a rapporté en 2018 1,88 % du PIB, plus du double de la richesse produite cette même année par le grain de café. De même que le boom du café a engendré une élite de producteurs de café, la croissance illimitée des économies illicites a engendré une puissante élite de narcotrafiquants et aussi une sous-culture : la traqueta, qui se caractérise par la vulgarité, l’ostentation, la violence et la mort. Les feuilletons, les narconovelas, responsables de la glorification des criminels de l’envergure de Pablo Escobar, sont un des produits les plus connus et les plus stigmatisants.

Nous avons eu, il y a quelques jours, l’occasion de parcourir des zones rurales du département du Cauca, dans le sud-ouest de la Colombie. En passant par la localité de Yolombó, celle dont est originaire Francia Márquez, dans la municipalité de Suárez. Là-bas, la coca aussi visible qu’illicite, étend son manteau vert sur les flancs de vallées et des montagnes à perte de vue. Ceci n’est pas lié à une volonté criminelle de la part des paysans et des cultivateurs, mais à la logique de la guerre perpétuelle – la localité a été bombardée le lendemain de notre visite –, au contrôle du territoire par des acteurs armés et l’absence totale de l’État, qui a rendu impossible, depuis des décennies, que la subsistance des sujets ruraux se reconstitue sur la base des cultures traditionnelles, comme l’a observé dans ses nombreuses chroniques Alfredo Molano.

Le prix très élevé de la feuille de coca – plus elle est traquée et criminalisée plus son prix monte – mais surtout ses facilités de conservation et de transport, ont fait de ce petit arbuste l’image dominante de régions entières du pays, dans cette géographie si singulière qu’est celle de la Colombie, encadrée par deux océans et parcourue par trois cordillères.

La rébellion des enragés

Le cynisme est la superstructure psychologique de la guerre. Une sorte de cuirasse qui blinde les subjectivités agressées par les déchirures, la douleur et la mort quotidienne. C’est pour cette raison que l’humour cynique des Colombiens peut sembler abrupt et même insupportable à des visiteurs peu avertis .

Un des intellectuels les plus remarquables de l’histoire de la Colombie, le sociologue Orlando Fals Borda, a écrit dans la dernière édition d’un de ses livres les plus célèbres, La subversión en Colombia, que le pays était arrivé à un tel point historique de saturation qu’il ne tolérait plus l’accumulation des violences les plus extrêmes. La violence a été un problème si important pour la compréhension de la réalité nationale qu’une nouvelle branche d’étude est née précisément pour tenter d’en comprendre les cause et les conséquences : la « violentologie ».

Mais si, d’une part, nous avons des violents, des « violentistes » et des « violentologues », nous trouvons en face les berracas et les berracos (les enragées et les enragés). Expression, d’origine classique que nous pourrions traduire par mélange de courage, de force et de résistance. Berraca représente la colère mais aussi son dépassement. Berraca est la guerre et ceux qui y survivent sont berracos. Ce n’est pas par hasard que c’est ce mot qui a le plus circulé lors de l’explosion sociale qui a secoué le pays en avril 2021.

« L’explosion sociale […] a eu un effet pédagogique indéniable sur la population colombienne, entraînant le déplacement de la guerre des zones rurales vers le centre des grandes villes ». Des centaines de milliers de personnes se sont mobilisées au cours de ces journées, marquées par un décret de réforme tributaire impopulaire, signé par le président Iván Duque, qui prétendait faire peser sur le dos des classes travailleuses les coûts élevés de la crise économique. Beaucoup de choses ont changé en avril, comme point de couronnement d’un processus qui s’affirmait depuis la constitution d’importants mouvements sociaux nouveaux en 2010, jusqu’à une série de grèves dans le secteur agraire et celui des mingas indiennes qui n’ont presque jamais cessé ces dernières années.

L’explosion sociale, mais surtout les représailles par les forces du pouvoir ont eu un effet significatif indéniable sur la population colombienne, entraînant le déplacement de la guerre des zones rurales vers les centres urbains. Des policiers, des militaires mais surtout des paramilitaires ont tenté de reprendre par la violence les localités qui avaient été occupées par les manifestants.

Certains modes opératoires ont été calqués sur ceux des explosions sociales d’autres pays comme le Chili et l’Équateur : les détentions arbitraires, des tirs au visage entraînant la perte de globe oculaire, la violence sexuelle contre les manifestants. Mais ils incluent aussi l’usage d’artefacts militaires sophistiqués comme la tanqueta Venom, et même, suppose-t-on, des inhibiteurs de signaux qui ont provoqué des interruptions du signal digital dans des quartiers périphériques de Cali et d’autres villes pour dissimuler l’action répressive de l’État et des paramilitaires qui a fait de nombreux disparus.

Les personnes clairement visées ont été les jeunes, les paysans, les noirs et les populations indiennes. Et ses principaux épicentres la capitale Bogotá et les départements de Córdoba, Cauca et Valle del Cauca. Pour cette raison celui qui tentera d’expliquer ce qui s’est passé en termes électoraux sans ces références échouera lamentablement, comme le révèle la superposition presque parfaite de la géographie des manifestations et de la carte électorale de ces comices.

Dans certaines de ces régions, en particulier le sud-ouest, le Pacte historique a atteint un nombre de voix de 60, 70 et jusqu’à 80 % qui, ajoutées à celles de la capitale, ont été déterminantes pour expliquer le triomphe, pour la première fois de toute l’histoire nationale, d’une force sociale et politique alternative, progressiste et d’orientation populaire. Peut-être le plus grand symbole de cette relation vertueuse entre manifestations et élections ce sont ces chants, qui ont résonné hier dans tout le pays de « El baile de los que sobran », chanson du groupe Los Prisioneros, qui a parcouru toute la région, entonnée par la jeunesse révoltée lors des diverses explosions sociales qui ont traversé l’Amérique latine et la Caraïbe depuis 2019. L’équation moins de peur et plus de participation électorale a été alors la grande responsable de l’arrivée à la Casa de Nariño de Gustavo Petro Urrego y Francia Márquez Mina.

Une puissance mondiale de vie

Dans les dernières semaines a circulé de nouveau sur les réseaux sociaux un message anonyme très significatif : « Mes grands-parents l’ont tenté avec Gaitán, mes parents l’ont tenté avec Galán et moi je le tenterai avec Petro », faisant allusion aux « magnicides » respectifs de Jorge Eliécer Gaitán, en 1948, et de Luis Carlos Galán, en 1989, (auxquels il faut ajouter les assassinats des candidats de gauche Jaime Pardo Leal, Bernardo Jaramillo y Carlos Pizarro Leongómez). On ne peut donc pas exagérer l’importance historique de la victoire électorale de Gustavo Petro, après 70 ans de frustrations démocratiques, face à une élite méprisante et « magnicide », car pour la première fois les aspirations populaires entrevoient – pour le moment – une ouverture féconde qui ne soit pas celle des armes.

La consigne principale du Pacte historique révèle les aspirations minimales, et pourtant si timides de cette mosaïque hétéroclite de partis politiques, de mouvements sociaux, et de personnalités qui veulent faire de la Colombie une « puissance mondiale de la vie », dans un pays qui est devenu un exportateur de paramilitarisme (les tueurs à gages colombiens, si appréciés au niveau international, ont opéré de toute évidence du Venezuela à Haïti, de l’Europe au Moyen orient.

De là découlent quelques-unes des principales priorités politiques mises en évidence par Petro lors de sa première allocution en tant que président élu, au Movistar Arena de Bogotá : une intégration régionale « sans exclusions » (faisant clairement allusion à l’échec du Sommet des Amériques convoqué par Joe Biden à Los Angeles) ; le respect des Accords de Paix et la convocation à une table de dialogue avec les insurgés encore en arme (en fait l’Armée de libération nationale a déjà manifesté son intention de s’asseoir à la table des négociations) ; une politique de développement non extractiviste qui place la Colombie à l’avant-garde de la lutte contre le changement climatique ; une plus grande liberté et des garanties pour l’exercice politique, raison pour laquelle elle a exigé des autorités judiciaires de la nation la libération des prisonniers politiques des émeutes, et des jeunes incarcérés ces derniers jours dans le cadre du Plan Démocratie 2022.

« Nous passons de la résistance au pouvoir » a coutume de dire Francia Márquez face à des foules enhardies des « moins que rien », ceux qui n’ont pas encore de visage, une voix, une présence pour l’État colombien. Ou plutôt, des enragés au pouvoir car c’est cet instinct atavique, cette réelle pulsion de vie qui ont maintenu debout un peuple qui a continué à marcher quand beaucoup d’autres auraient renoncé. Dans le fameux roman La Vorágine, José Eustasio Rivera a mis dans la bouche de son héros les mots suivants : « plutôt que de me passionner pour une femme, j’ai joué mon cœur au hasard et c’est la Violence qui a gagné ». Le chemin est long encore mais la Colombie a aujourd’hui l’occasion d’avoir de nouveaux atouts à jouer et de tirer les bonnes cartes.


Lautaro Rivara est un sociologue argentin, docteur en Histoire (CONICET) et enseignant universitaire. Il est journaliste et analyste spécialiste des sujets latino-caribéens, correspondant de Globetrotter (Independant Media Institute) et éditeur général d’ALAI. Il a coordonné les ouvrages El nuevo plan Condor et Internacionalistas.

Traduction française de Françoise Couëdel.

Source (espagnol) : https://www.alai.info/colombia-de-la-berraquera-al-poder.

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