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ÉQUATEUR - Le drame dans les rues

Juan J. Paz y Miño Cepeda

jeudi 1er septembre 2022, mis en ligne par Françoise Couëdel

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29 juin 2022 – Le conflit social en Équateur persiste et il est une claire remise en question du gouvernement néolibéral de Guillermo Lasso.

L’Équateur vit une situation dramatique grave. Le 13 juin a commencé une grève nationale appelée par la CONAIE, la plus grande organisation indienne qui a présenté 10 requêtes au gouvernement. Leonidas Iza, son président, été emprisonné, même s’il a pu être libéré quelques heures plus tard.

Ce fait a aggravé les réactions et les centrales syndicales, des étudiants, des professeurs, de petits et moyens producteurs, les couches moyennes, des intellectuels, des artistes et d’autres secteurs sociaux, ont manifesté contre le gouvernement de Guillermo Lasso l’accusant de se désintéresser des domaines sensibles comme la sécurité publique, la sécurité sociale, l’éducation, la médecine et la santé.

Les manifestations ont grandi de jour en jour. Le gouvernement a décrété l’état d’exception dans diverses provinces et mobilisé l’armée. Les mobilisations ont continué, se sont étendues à toutes les régions et des milliers d’Indiens se sont dirigés vers plusieurs villes, en particulier vers Quito. La capitale équatorienne a été occupée par des manifestants et la vie quotidienne s’en est trouvée perturbée.

Dans ces conditions l’escalade entre les manifestations et la répression est montée. Le vandalisme, la destruction, les agressions et les menaces aux biens et aux personnes ont eu lieu également. Le nombre de victimes augmente. C’est une crise évidente pour le gouvernement et une mobilisation sociale étendue à tout le pays qui a été violemment réprimée et qui inquiète Amnesty international et d’autres associations de Droits humains.

L’affrontement ne cesse pas. Les opinions se polarisent. Les expressions classistes et racistes se répètent entre ceux qui sont persuadés qu’il faut « réprimer par les armes ». D’autres manifestent pour réclamer la paix et à Quito et à Guayaquil, des groupes se manifestent pour la défense de leur ville et rejettent Iza et les Indiens.

C’est un phénomène de racisme similaire à celui qu’a connu la Bolivie au cours de la crise de novembre 2019, qui s’est soldé par un coup d’État qui a placé Jeannine Áñez à la présidence. Dans les sphères officielles on parle de « grève violente », de « terroristes », on dit que les Indiens veulent en finir avec la « démocratie », que le financement vient du « narcotrafic » et il y en a même a qui soutiennent que derrière tout cela il y a Correa et le « corréisme ». Dans les rues on entend le cri de guerre « dehors Lasso, dehors ! ».

Divers secteurs, les universités les plus importantes, l’Église, réclament le dialogue et en appellent à la constitutionnalité. Plusieurs ambassades européennes et celle des États-Unis alertent sur le climat politique et appellent au dialogue. De même que la OEA. Mais au niveau international peu ou pas d’informations ont été diffusées, aussi bien dans la presse importante du pays qu’à la télévision en particulier qui sélectionne les informations et a tendance à défendre les positions du gouvernement et à délégitimer le mouvement indien.

Le rôle d’informations permanente, grâce à des vidéos, des interviews et des reportages, ce sont les médias alternatifs qui le tiennent par internet et les réseaux sociaux, contre lesquels une tentative officielle de les faire taire a eu lieu, qui a réussi à les freiner. C’est une situation plus grave que celle qu’a vécue le pays en octobre 2019, quand le mouvement indien a pris la tête d’une contestation sociale contre le gouvernement de Lenín Moreno (2017-2021).

Cette conjoncture traumatique exige une mise en perspective en partant de l’histoire immédiate. Avant tout il faut considérer la victoire de Guillermo Lasso qui a surmonté le ballottage avec 52,36% face au candidat du « correisme » Andrés Arauz qui a obtenu 47,64% de voix. En fait, dès le début, il ne comptait que sur le soutien d’à peine la moitié de l’électorat. Il a été élu président de l’Équateur le 24 mai 2021. Et, abandonnant les engagements de sa campagne, mais pas ses conceptions en matière d’économie, il a assuré la continuité du gouvernement de Lenín Moreno (2017-2021), qui avait restauré la voie de l’entreprenariat néolibéral, en plus de s’orienter vers la constitutionnalisation conservatrice de l’État, le privilège des intérêts des entreprises, la persécution du « corréisme » et la criminalisation et la judiciarisation des manifestations sociales.

Le gouvernement de Lasso est devenu le représentant des forces les plus puissantes du pays : banquiers, groupes économiques, couches sociales riches, classes moyennes aisées, grands médias, droites politiques et capital transnational. Tous s’accordent à maintenir leur idéal : le néolibéralisme comme modèle économique, mais qui, en Équateur a été appliqué avec un caractère oligarchique, conservateur, rétrograde et excluant. Le contrôle de l’État a été compris comme une opportunité de faire de bonnes affaires grâce aux ressources, aux biens et aux services publics.

En outre, on comptait sur les accords de Facilité élargie de crédit (FEC) avec le FMI, hérité du gouvernement de Moreno qui favorisait considérablement ses conceptions économiques : réduction d’impôts, affaiblissement de l’État, privatisations, flexibilité du travail, extractivisme, libre concurrence. Lasso est directement issu des rangs de cette élite économique. En outre, il incarne l’identité idéologique des gouvernements conservateurs de la région et pour les États-Unis il est un allié indispensable, plus encore après le triomphe de Gustavo Petro en Colombie. Tout cela constitue l’essence de ce que sociologiquement on appelle en Équateur le bloc de pouvoir dominant et hégémonique.

Sous le parapluie de l’accord avec le FMI, Lasso a poursuivi les idéaux néolibéraux des élites qui le soutiennent. C’est l’incapacité de comprendre les demandes sociales, ainsi que le monde indien dont il ignore la culture et l’histoire. Les conséquences de la polarisation sociale créée par la domination ploutocratique s’expriment aujourd’hui dans la réaction populaire impressionnante.

Dans sa stratégie officielle le gouvernement veut apparaître comme celui qui encourage le dialogue et la paix, alors que la CONAIE affirme avoir dialogué à différentes occasions sans jamais rien obtenir. Et cette différence a conduit à des positions de force au point que, le vendredi 24, le président sur une chaîne de télévision a dénoncé la « violence », les « criminels infiltrés », « les bandes de vandales » ; s’en est pris également à Iza et a prétendu qu’on veut « déstabiliser la démocratie », laissant prévoir ainsi que la police et les forces armées feraient « un usage progressif de la force », demandant aux Indiens et aux paysans de « retourner dans leurs communautés ». Presque immédiatement a commencé l’assaut des lieux où sont logées les populations venues à Quito et il a lancé l’offensive de la répression qui a été intense et qui promet d’être pire. Les images qui circulent sur les réseaux sont scandaleuses et douloureuses.

Méprisant les expériences latino-américaines et particulièrement équatoriennes des décennies de la fin du XXᵉ siècle, ainsi que les études qui en ont été faites, comme celles de la CEPAL, il était évident et inévitable que le modèle de l’entreprise néolibéral, prolongé et renforcé par Guillermo Lasso en sa première année de gouvernement, accentue la dualité sociale, selon laquelle l’élite du bloc de pouvoir est privilégiée, tandis que le reste de la société, en particulier les plus pauvres parmi lesquels se trouvent les Indiens n’entrevoient aucune possibilité de progrès et de bien-être.

Les conditions de vie et de travail en Équateur se détériorent dramatiquement depuis 2017, accompagnées de la ruine des services publics de base dans l’éducation, la santé et la sécurité sociale qui avaient réussi à fonctionner de façon acceptable durant le gouvernement de Rafael Correa (2007-2017). Moreno ne s’est même pas soucié de la vaccination au milieu de la pandémie de Covid de 2020 qui en revanche avait assumé le gouvernement de Guillermo Lasso. Mais en une seule année s’est ajoutée une insécurité publique inédite liée à l’augmentation incontrôlable de la délinquance. Le cadre social précaire s’accompagne de frustrations et de désespoir général.

S’en prendre aux partis institutionnels, avec leurs dynamiques, leurs intérêts et leurs calculs a aussi ses propres partisans. Dans la société civile ont été envisagées des issues constitutionnelles : la renonciation du président, destitution légale, application de la « mort croisée » (l’Exécutif démissionne ainsi que le Législatif et on convoque de nouvelles élections) ou la révocation du mandat pour les causes légales correspondantes.

Le parti UNES (« corréisme ») a encouragé la destitution constitutionnelle du président et a obtenu que le samedi 25 l’Assemblée nationale entame l’examen de la question, bien qu’il semble certain qu’il n’obtiendra pas la majorité des voix nécessaire. Évidemment, contre cette proposition et finalement en soutien à Lasso, se sont rangées les forces de droite : PSC, ID, BAN, un secteur de Pachakutik et divers indépendants. Le gouvernement dénonce un coup d’État et pour améliorer son image face à ce qui serait débattu à l’Assemblée, a levé l’état d’exception. Dans ce jeu entre les acteurs politiques il est difficile de prévoir ce qui adviendra.

Dans cette sphère de la vie politique, le conflit social continue entre le gouvernement et la CONAIE, les secteurs populaires qui, en dépit de la répression brutale quotidienne maintiennent leur demande en 10 points. Il devrait être clair que les axes de cet agenda remettent en question le modèle économique du gouvernement et supposent un changement d’orientation. Au milieu de ces différends, les chambres de commerce demandent que le gouvernement « écoute les demandes de changement », mais que soit maintenu l’usage progressif de la force « de façon légitime ». L’issue de la situation que vit en ce moment l’Équateur est difficile à prévoir.


Traduction française de Françoise Couëdel.

Juan J. Paz y Miño Cepeda est Equatorien, il est docteur en Histoire contemporaine. Il est professeur émérite de la Pontificia Universidad Católica del Ecuador. Ses études s’orientent sur l’histoire économique et sociale de l’Equateur et de l’Amérique latine. Il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles et collabore avec des médias nationaux et internationaux.

Source (espagnol) : https://www.alai.info/ecuador-el-drama-en-las-calles.

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