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HAÏTI - Géopolitique et impérialisme. Quelques questions

Mireille Fanon-Mendés-France & Boubacar Boris Diop

jeudi 23 mars 2023, mis en ligne par Françoise Couëdel

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23 février 2023 - Avec le silence complice des grands médias de communication la communauté autoproclamée internationale débat de la possibilité d’envoyer, « comme aide humanitaire », des effectifs militaires à Haïti. Quelques questions se posent sur la proposition internationale.

Depuis de nombreuses années, Haïti vit dans l’instabilité, conséquence d’une crise politique à laquelle s’ajoutent aussi des crises humanitaires, des problèmes socio-économiques, de sécurité, au point que le premier ministre actuel, Ariel Henry nommé deux jours avant l’assassinat de Jovenel Moïse, a lancé en septembre dernier un appel à la communauté internationale pour la création d’une force armée internationale qui garantirait le déblocage du terminal de combustible de Varreux, bloqué par le gang des G9, dans le but de garantir la distribution d’eau, le transport de matériel médical et de combattre les épidémies. Ce blocage s’est opéré après la décision du gouvernement d’augmenter substantiellement les prix des combustibles.

À la demande du FMI, depuis 2018, différentes tentatives de réduire les subsides de l’État et les produits dérivés du pétrole avaient paralysé le pays et entraîné des manifestations. Pour contenir la pression populaire, le Premier Ministre décida en juillet 2022, de répondre aux exigences du FMI dans le but d’obtenir un crédit à long terme pour un montant plus élevé, contre l’engagement de réaliser des réformes économiques plus importantes.

La pauvreté extrême touche une grande partie de la population, le choléra vient de réapparaître, les systèmes sanitaires et éducatifs sont totalement déficients et les entreprises de production sont inexistantes. Mais le FMI pragmatique et cynique compte sur le flux continu des envois d’argent de la diaspora pour rembourser des crédits. Peu importe que l’application des politiques d’ajustement structurel ait déjà démontré son inefficacité dans de nombreux pays du sud.

Le pays continuera à s’enfoncer, sa souveraineté s’altérera encore davantage, les politiques publiques se réduiront encore et l’État et ses maîtres n’auront aucun scrupule à continuer à infantiliser le peuple haïtien. Les seuls gagnants seront les ONG, dont certaines profitent des fonds des contributeurs, au point que Le Monde dans un article du 9 janvier 2020, « Comment Haïti est devenu la République des ONG », souligne que dans un contexte de pauvreté, d’insécurité, de déshumanisation imposé par certains acteurs extérieurs, le nombre de gangs et le pouvoir de ces bandes criminels a augmenté dans le domaine social et politique. Leur violence semble sans limite.

Si la communauté internationale veut vraiment aider Haïti autrement qu’avec des déclarations compassionnelles elle devrait travailler à l’annulation totale et immédiate de la dette publique extérieure du pays en abandonnant les politiques économiques libérales, en exigeant en même temps le remboursement de la dette illégale payée par Haïti à la France, ainsi que la restitution des 500.000dollars (de l’époque) qui représentaient les réserves en or volées à la Banque Nationale de la République en décembre 1914 par les États-Unis, après dix ans d’occupation.

Si cette même communauté internationale défendait vraiment un des principes fondateurs de la Charte des Nations Unies, elle exigerait l’application effective de « (…) l’égalité des droits des nations grandes et petites » et cesserait de consentir la tutelle de certains pays par des organismes financiers internationaux ou de la part des anciens colonisateurs. Elle devrait également cesser de protéger le néo-esclavagisme des États, en remettant en question leur droit à l’autodétermination et à leur souveraineté, principe non négociable.

En attendant la rue s’enflamme et la crise pèse encore davantage sur la vie des haïtiens. Le Secrétaire général de l’ONU a soutenu la demande du premier ministre et a mis en demeure le Conseil de sécurité d’envoyer une force armée internationale pour rétablir l’ordre « par la force », afin que soient accessibles les services essentiels.

Cet appel a reçu l’agrément de la Représentante spéciale de l’ONU pour Haïti, Helen La Lime. L’ONU croit-elle qu’on peut désamorcer la crise en envoyant une force armée étrangère ? Est-ce là la façon d’atteindre même les deux premiers objectifs du Développement soutenable pour 2030 ?

En appuyant l’intervention d’une force armée, comment cette institution et la communauté internationale vont-elles « promouvoir des sociétés pacifiques et inclusives, les orienter vers un développement soutenable, faciliter l’accès à la justice pour tous et créer des institutions efficaces, responsables, inclusives à tous les niveaux » (Objectif 16) ? La situation en Haïti révèle encore davantage les contradictions mortelles qui sont autant celles de cette institution et de ses agences que celles de la communauté internationale, de certaines ONG et de la société civile.

Cette intervention résoudra-t-elle les problèmes structurels qu’affrontent les haïtiens qui s’opposent dans leur majorité à l’ingérence étrangère ? Ils ont encore le souvenir de l’expérience désastreuse des armées nord-américaine, française et canadienne qui sont venues les « aider » après le tremblement de terre.

En janvier 2010, les forces états-uniennes ont déployé plus de 550 hommes, renforçant ainsi les force militaires déjà présentes – quelques 2.200 marines – pour sécuriser l’espace public, y compris l’aéroport, mais aussi pour que les ONG, entre autres la USAID, permettent à la MINUSTAH de poursuivre sa mission de stabilisation. Nous savons le rôle délétère de cette dernière et sa responsabilité dans la propagation du choléra qui fit plus de 10.000 victimes.

Ces forces avaient été déployées sous le commandement du Commando sud, dont dépend Haïti ; son homologue en Afrique est l’AFRICOM. La France n’a pas été en reste, envoyant des éléments de la force aérienne et de la marine et faisant en sorte que l’Union européenne déploie la force de Gendarmerie européenne (FGE) pour qu’elle participe aux opérations de sécurité.

Il convient de s’interroger sur la pertinence de l’intervention de forces armées étrangères pour qu’elles soient chargées de la sécurité d’un pays dans un contexte de crise humanitaire. De même que l’intervention armée d’un pays dans un autre au nom de la « démocratie » est très problématique. Il est temps que l’aide humanitaire ne soit plus militarisée ni ne s’utilise comme prétexte à une longue occupation des territoires.

Depuis 2001, à force d’avoir conceptualisé la sécurité globale, la seule réponse a été d’envoyer des forces armées étrangères sur le terrain, en violant ainsi, dans la majorité des cas, les principes fondamentaux de la Charte des Nations Unies. Nous l’avons vu en Afghanistan, en Irak, au Mali, au Burkina Faso et d’autres pays…

Une telle décision serait catastrophique pour le peuple de Haïti et pourrait conduire à des assassinats en masse lors des affrontements entre cette force armée internationale et les gangs qui, sans aucun doute, ne permettront pas qu’on les prive de leurs armes, de leurs territoires et de leur pouvoir.

Depuis le 17 octobre de l’an dernier, le Conseil de sécurité a instauré, avec la résolution 2653, un régime de sanctions contre les chefs des gangs y compris contre le plus puissant, le G9+ et ses alliés, comme cela fut fait au Mali et récemment contre les oligarques russes [1].
N’est-ce pas incohérent de proposer des solutions identiques à des situations totalement différentes ?

D’un côté, les militaires dans le contexte d’un coup d’État, les oligarques dans le contexte d’une guerre illégale – selon le droit international, y compris l’article 2§4 de la Charte de l’ONU – et, de l’autre, les membres des gangs dans un contexte de crise interne, bien que dramatique ! Pourquoi ne pas envoyer une force armée internationale à tous les pays où des gangs opèrent ?

Pour revenir à cet appel à l’intervention armée : elle ne réduira certainement pas l’impact des gangs sur la vie des haïtiens, elle ne résoudra pas non plus le problème de l’illégitimité du premier ministre ou de l’inefficacité des services publics.

En vérité, le pays fait face à la toute puissance des gangs, cela n’est pas nouveau. C’est ainsi qu’au moment de la chute de Duvalier en 1986, les bandes armées se transformèrent en structures paramilitaires et devinrent un acteur majeur de la vie sociale et un interlocuteur privilégié des autorités.

Certains gangs sont protégés et financés par des membres de la police et les gouvernements successifs, ce qui leur permet de contrôler actuellement plus d’un tiers du pays et parfois des quartiers entiers de Port au Prince.

Pour le moment, les forces armées disposées à aller « sauver » Haïti, la première république noire qui se soit libérée de l’esclavage et de la colonisation, ne semblent pas être encore sur le terrain, mais elles y seront prochainement. Des fonctionnaires états-uniens et canadiens affirment que « des avions militaires états-uniens et canadiens sont arrivés à Port au Prince, Haïti, pour transporter des équipements de sécurité critiques achetés par le gouvernement haïtien. L’équipement comprend des véhicules tactiques et des blindés, ainsi que des munitions. La livraison des équipements a fait partie d’une opération conjointe à laquelle ont participé des avions de la Royal Air Force canadienne et de la Force Aérienne états-unienne ». Avec, sans aucun doute, des instructeurs militaires et des forces d’intervention dans leurs soutes.

S’il est nécessaire, la République dominicaine pourra prêter assistance à ce dispositif d’intervention, car elle vient d’acquérir des véhicules et des avions militaires, comme l’a indiqué son président, Luis Abinader, le 9 octobre : « Nous faisons un achat très important dans différents domaines, aussi bien de la force aérienne que pour l’armée, pour renforcer les capacités de défense de notre pays ».

Compte tenu du mauvais traitement que subissent les migrants haïtiens en République dominicaine, il est aisé de deviner le véritable but de ces achats militaires ; depuis le début de l’année un mur de plus de 200 kilomètres de long est en construction et, selon les mots du président dominicain, « cette installation de contrôle et de surveillance servira à protéger notre territoire et à faire savoir au monde que la solution au problème de Haïti n’est pas uniquement celui de la République dominicaine mais une entreprise collective de la communauté internationale ».

Pour l’instant, l’État dominicain se limite à chasser, maltraiter et poursuivre sans relâche les migrants haïtiens pour respecter la volonté des États-Unis de freiner le flux migratoire. Cette crise peut aussi lui donner un moyen potentiel de pression sur d’autres États caribéens tentés de suivre les exemples du Brésil, du Chili et de la Colombie. Le droit aussi de rêver, après Porto Rico, d’ajouter une nouvelle étoile à son drapeau.

Tout cela coïncide avec le désir d’ajouter une composante humanitaire à sa doctrine militaire, bien que cela signifie défier le droit national et international humanitaire. Malgré ces dangers, les Nations Unies, en dépit de leurs objectifs totalement opposés, ne semblent pas en mesure de s’opposer à ce projet criminel. Preuve s’il en était qu’il est urgent de réformer cette institution internationale qui ne sert que les intérêts dominants.

En attendant, le peuple haïtien courageux, qui lutte pour sa souveraineté étouffe sous des crises structurelles. La dimension coloniale du pouvoir et celle de l’État continuent à s’exprimer dans un pays qui a été le premier à fonder une république noire. Serait-ce qu’on châtie inconsciemment Haïti pour cet affront à la suprématie blanche ? On a le droit de se demander pourquoi les principes fondateurs de la Charte de l’ONU sont là pratiquement inapplicables. Il est important de rappeler que tout cela se produit au cours de la Décennie internationale pour les Afro-descendants, lancée en 2015 par la communauté internationale pour combattre le racisme structurel.

C’est pour cette raison qu’est si déconcertant le quasi silence des afro-descendants et des africains quant à la situation en Haïti. Serait-ce que le pays a franchi les frontières de la réalité et est devenu invisible à nos yeux ? Néanmoins il est clair que ce qui se passe pour les haïtiens est révélateur de ce qui concerne les africains et les afro-descendants. De la même manière que pour ce qui est de l’indépendance africaine, conquise dans le sang et les larmes, cette nation est piétinée par le système libéral et les entreprises transnationales. Cela souligne aussi le fait que le racisme structurel est toujours présent dans tous les interstices d’un système qui bafoue constamment la dignité des africains et des afro-descendants.

Une telle constatation nous oblige, si nous voulons abolir le modèle de la domination blanche, à affronter ensemble ce racisme structurel. Dans le cas de Haïti, cela signifie d’exiger des réparations et la restitution de l’argent de la dette coloniale et de l’or volé par les états-uniens en 1914. C’est la lutte commune contre le colonialisme du droit international et national. C’est la dignité de millions de personne qui est en jeu et la souveraineté de nombreux États.


Mireille Fanon-Mendés-France est co-présidente de la Fondation Franz Fanon (Martinique/France). Boubacar Boris Diop est un journaliste et écrivain sénégalais connu.

Traduction française de Françoise Couëdel.

Source (espagnol) : https://www.alai.info/haiti-cuales-preguntas/.

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[1La résolution 2653 impose un régime de sanctions sur Haïti, notamment un gel ciblé des avoirs, une interdiction de voyager et un embargo sur les armes – Ndlt.

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