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ARGENTINE - Pourquoi n’y a-t-il pas de noirs dans le pays ?

Mariano Dubin

vendredi 21 avril 2023, mis en ligne par Françoise Couëdel

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5 avril 2023 - Comment envisager le sujet toujours aussi délicat de l’identité nationale ? Critique qui s’oppose à l’imaginaire des classes moyennes et à la diversité du prisme multicolore global avec lequel est abordée la question de l’identité.

Les palmiers sauvages

Il y a un certain temps, Alberto Fernández prononça la célèbre phrase : « Les Mexicains descendent des Indiens, les Brésiliens de la forêt mais nous les Argentins nous descendons des bateaux ». Jair Bolsonaro, avec plus de subtilité idéologique (et en plaisantant) a répliqué par un tweet au mot « forêt » en se montrant entouré des Indiens d’une communauté, lui-même au centre de la scène et portant une coiffe de plume. Cet échange non seulement soulignait les conceptions nationales différentes (une plus grande facilité des classes élevées brésiliennes à s’identifier aux gens de couleur mais aussi la facilité avec laquelle un gouvernement réactionnaire, comme celui de Bolsonaro, se moquait d’Alberto Fernández et soulignait les erreurs multiples d’un péronisme qui, depuis des décennies, a progressivement perdu son identité populaire.

Il est vrai que plus tard Fernández a tenté d’une certaine manière de s’excuser en parlant de « peuples originels » ; chose plus pathétique encore car la « méconnaissance » de Fernández non seulement renvoie à 2,5% de la population nationale dans sa référence aux peuples et nations indiennes mais concerne essentiellement les classes populaires. En tout cas, Alberto Fernández – en répétant une idée qu’avait formulée déjà plusieurs fois Cristina Fernández de Kirchner – « nous les argentins, les européens de l’Amérique latine » – révèle une longue série de confusions et d’erreurs graves.

Au delà du nombre d’Indiens ou de noirs présents en Argentine, l’ignorance d’Alberto Fernández suppose d’autres implications idéologiques. La majorité absolue des argentins ne se réfère pas au mythe de l’immigration européenne – quant à son identité – surtout dans la zone littorale et au sein de la classe moyenne. Il y a une majorité – populaire, créole, métisse – qui ne se réfère pas, dans le temps comme dans l’espace, au « grand-père italien », à la « grand-mère galicienne », en disant « mi zeide » , « mi nona » [1], etc. Cela révèle la première grande méconnaissance de Fernández de la composition ethnique, identitaire et culturelle du peuple argentin.

Mais il y a d’autres dérives à prendre en compte : l’émergence du « mythe migratoire » en Argentine est relativement récent et remonte à une date précise : le 17 octobre 1945 [2]. Face à l’irruption sociale et politique des « cabecitas negras [3] », les classes moyennes ont élaboré une nouvelle identité pré-argentine, celle d’être fils d’immigrés.

Il est vrai que depuis le début du XXe siècle le Parti socialiste et d’autres associations sociales et politiques, en lien avec « les immigrés », se référaient à l’immigration mais sans la dissocier, certes, de « la classe ouvrière ». Aujourd’hui encore une grande part de la gauche répète que l’Argentine est née grâce aux ouvriers venant de l’autre rivage de l’Atlantique.

Mais le surgissement du mythe de l’immigration européenne qui se répand à partir du 17 octobre a un sens idéologique très précis. D’abord il spécifie que « les gens bien » ne sont ni noirs ni péronistes. Ensuite que la civilisation est prioritairement européenne et que ce qu’il y a ou il y avait chez ces êtres là étaient des relents de barbarie. Et enfin, et surtout pour les péronistes, cela devrait avoir une certaine importance : c’est une tradition qui n’est pas péroniste, plus encore qui est anti-péroniste.

Le péronisme n’a jamais fait référence à l’immigration européenne en tant qu’origine de l’« identité nationale ». En revanche l’hispanisme – chez Perón lui-même, par exemple, – la créolité, et de façon marginale, l’indigénisme – chez Kusch surtout [4] – et chez Juan José Hernández Arregui [5] ont contribué à définir l’identité argentine.

En s’y référant, Alberto Fernández a fait usage, surtout, d’une rhétorique anti-péroniste et même antinationale : celle du mythe libéral et unitaire du XIXe siècle, de la lutte contre la barbarie des gauchos, des noirs et des Indiens.

Mais poursuivons : que signifie que « effectivement » nous tous, argentins nous faisons référence aux « bateaux ». Cette affirmation indique que le péronisme représente la classe moyenne du Río de la Plata, possiblement plus progressiste, des blancs mais de braves gens, mais pas les classes ouvrières ou les classes populaires de tout le pays.

Pourquoi Michael Jordan ne joue-t-il pas dans la sélection argentine ?

Les progressistes sont généralement très gênés par la liesse populaire. Il ne fallait pas s’étonner alors qu’ils n’entendent, lors de la sélection de football du championnat du monde, que des relents patriarcaux, racistes, capitalistes et de tout ce qu’il y a de pourri dans le monde contemporain. C’est pour cela qu’a circulé amplement un article du Washington Post qui, depuis les États-Unis, pays de la liberté, nous demandait « Pourquoi n’y a-t-il pas de joueurs noirs dans la sélection argentine de football ? ». Formatée par les plateformes all inclusive et, dans le cadre actuel d’un marché globalisé des identités, cette question est inévitable.

Cependant cela ne correspond pas à l’histoire de l’Argentine qui a vécu un processus d’accumulation capitaliste et une formation très spécifique quant à l’ethnie/ la classe, qui ne sont pas comparables à ceux des États-Unis où n’existe pas une figure comme celle du créole, du métis ou du gaucho. L’œuvre qui résume le mieux cette différence est le film Le vent de la plaine (1960) du monumental John Houston – bien que ce ne soit pas un de ses meilleurs films. L’histoire se déroule au milieu du XIXe siècle, dans le farwest. Une famille d’éleveurs du Texas adopte une petite fille – interprétée par Audrey Hepburn –qui, en grandissant, se révèle être Indienne. On se demande pourquoi quelqu’un d’aussi génial que Houston a engagé Hepburn qui n’a pas – même « sous le vent de la plaine » – de traits indiens. Mais ne perdons pas de vue le sujet et revenons au thème central de ce film car il met en évidence le processus d’élaboration du sentiment d’être américain.

Après la découverte du secret de la famille qui a adopté une enfant de sang impur deux force se déchainent qui rendent impossible le métissage : d’un côté, les Indiens kiowas qui veulent la sauver de son enfermement civilisateur mais, d’un autre côté, et plus important encore, le peuple des éleveurs qui veut maintenant supprimer la jeune Indienne, jusqu’à alors membre chéri par la communauté. Peu importe à quel point ils ont pu la considérer comme une des leurs, dès le moment où sont révélées ses origines sauvages. Il ne reste qu’à verser le sang pour sauver la race.

Imaginez cette même scène dans un environnement rural créole dans l’Argentine du XIXe siècle (dans un zone de fortins dans la pampa ou un village du Tucumán, peu importe dans ce cas) : une famille de gauchos a un fils qu’elle a adopté. Elle a recueilli, un guacho – nous utilisons dans notre espagnol le mot quechua huacho qui signifie « pauvre » ou « orphelin » – . Après un certain temps il s’avère au village que cet enfant adopté est, en réalité, Indien. Mettez maintenant, à plein volume, musique de suspens, révélation énorme, assaut furieux ! Eh bien non ! Il ne se passera rien. Rien de rien. Les traits et même les coutumes indiennes, déjà au milieu du XIXème siècle, ne sont pas si éloignés de la culture créole. Il n’y a rien à raconter. Aucune péripétie. Fin de l’histoire.

La frontière, outre qu’elle crée, comme aux États-Unis, des communautés de puritains sacrifiés fait naître une série de sociétés métisses. Ce qui angoisse, certes, nos classes dominantes. Sarmiento, avec dégout, l’a affirmé haut et fort : « Nous sommes des Européens ? Tous ces visages cuivrés le démentent ! ». Jorge Luis Borges avec son ironie amère, imagine dans « L’évangile selon Saint Marc », une famille du nom de Guthrie qui est arrivée sur nos terres, au début du XIXe siècle, depuis la lointaine Inverness. La malédiction tellurique détruit tout leur bien. Les membres de la famille deviennent peones [6] se mélangent aux Indiens, oublient totalement l’anglais. Mieux encore, parler l’espagnol leur est difficile.

Cela, depuis longtemps, a des explications historiques extrêmement complexes : la différence entre catholicisme et protestantisme, le mode de colonisation d’un Empire en décadence, l’Empire hispanique , la présence de grandes civilisations originelles au Mexique, au Pérou, le rôle des missions jésuites, les conceptions politiques de San Martin et Artigas sur la « question indienne », etc…Il n’est pas dans notre intention de vous ennuyer avec une prolifération de données sans souligner une évidence : la question du facies, en Argentine n’est pas la même qu’aux États-Unis. Mais cela, une classe moyenne de plus en plus colonisée par les préoccupations de l’Autre Amérique, et non de Notre Amérique l’ignore ; c’est un hiatus profond entre une petite bourgeoisie globalisée et les secteurs populaires qui existent vraiment dans notre pays.

Disons que : Qui serait surpris qu’un gaucho ait une gueule d’Indien ? Qui penserait qu’un gaucho est moins gaucho en raison de ses ascendances indiennes ? Ricardo Güiraldes, lui-même, avec son illustre Don Segundo Sombra, n’a pas hésité à décrire son héros comme « métis d’Indien, aux yeux bridés, portant un poncho de pauvre ». Plus encore, le payador [7] Burgos le reprend en disant « San Pedrino… celui qui n’est pas mulâtre est Indien ». Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de différences ethniques en Argentine, qu’il n’y ait pas de stratification sociale et que la gueule ne soit pas déterminante, qu’il n’y ait pas de « racisme ». Cela ne veut pas dire non plus qu’il n’y ait pas de peuples, de nations indiennes qui se revendiquent comme telles. Mais il y a une histoire nationale qui ne se réduit pas à un modèle d’identité du type « Billiken [8] » pour les jeunes de Palermo [9] qui ont des préoccupations sociales et qui découvrent soudain qu’il y a d’autres « couleurs de peau ».

Il est donc logique qu’une journaliste du Washington Post, elle qui prétend même être une spécialiste de la culture argentine, ne puisse pas comprendre la spécificité nationale. Elle affirme, par exemple, que Sarmiento était blanc. Non, Sarmiento n’était pas blanc. Lui-même le dit – nous n’avons pas besoin que Netflix corrige les couleurs – dans Souvenirs de provinces, alors qu’il évoque son ascendance plébéienne, cette plèbe qui s’est toujours métissée ou qui se métissera avec les « races inférieures » sur tous les continents. Cela n’empêchait pas Sarmiento de dénoncer les spoliations brutales des sauvages. Pour Bernardino Rivadavia, le fait d’être mulâtre – les rosistes [10] le surnommaient Docteur Chocolat – ne l’a pas arrêté dans sa conception de l’unité de la nation.

Revenons donc, pour cette même raison, à la sélection argentine. Qui dirait en Argentine que le Huevo Acuña ou Di María sont « blancs » ? Nous pourrions le prouver, très rapidement, en voyant comment plus d’un piéton bien-pensant traverse la rue s’il croise sur son chemin un jeune fringant qui a le visage de Huevo Acuña ou celui de Di María.

La mère de Leandro Parades a déclaré que son fils comprend le guarani et l’appelle toujours ndeporaiterei che mama. Et si le Washington Post veut des noirs, noirs – car ce tableau plébéien est mieux adapté au living room de nos maisons spacieuses – nous pourrions rappeler l’histoire de Diego Armando Maradona. Son arbre généalogique commence avec un Maradona africain, esclave dans une propriété de San Juan, qui obtient sa liberté en se battant au côté de San Martin durant les guerres d’indépendance. Par la suite il s’installe à Corrientes où les Maradona fréquentent le monde des guaranis. Ce n’est pas sans raison que, cent ans plus tard, le surnom de don Diego, le père de Diego Armando Maradona, dans la localité de Esquina, est celui de Yacaré [11].

Il y a là quelque chose que le discours impérialiste (et sa variante progressiste aussi) méconnait. En valeur absolue les couleurs n’existent pas. Non seulement en raison des variantes bien connues d’une même couleur dans une même langue mais parce qu’il y a certaines couleurs que certaines langues ne distinguent pas, par exemple le bleu et le vert. En guarani il n’y a qu’un seul mot pour ces deux couleurs hovy. Nous pourrions le dire à la journaliste états-unienne. C’est la même chose avec le noir : cette couleur du visage renvoie à un sédiment historique, fait de terre et de poussière de la lutte de classes, aux peuples en souffrance. All the colors of the world n’existe pas. Nous parlons de faim, de misère, de spoliation. Comme l’a écrit Roque Dalton dans « Poema de amor » : « Ceux qui ont agrandi le canal de Panama / furent catalogués de « silver roll » et non de « golden roll ». Ou bien Elvio Romero qui dit dans « Nosotros los inombrables » : « Vie obscure, que la nôtre / qui connaît toutes les faims ».

Mais qu’il est laid de parler de faim et de misère. Nous préférions les identités qu’on nous servait comme des empanadas bien enveloppées dans le nouveau bar cool de Buenos Aires ou de Madrid. Vivons plutôt dans le monde en couleurs du Washington Post. Car en outre, comme l’a dit Alberto Fernández , ici nous sommes tous européens , pourquoi nous préoccuper de ces sujets.

Respectons les noirs

Le discours progressiste fait de l’Indien, du noir, du créole, une minorité. Dans un entretien récent un journaliste a demandé à l’acteur nord-américain Morgan Freeman son opinion sur la célébration aux États-Unis du mois de l’histoire noire –qu’on tente d’importer en Argentine et en Amérique latine pour que nous ne soyons pas déphasés par rapport au calendrier global. Freeman a répondu sèchement que c’est une absurdité. Le journaliste surpris lui a demandé pourquoi. (Freeman est noir et devrait donc être reconnaissant de cette générosité à l’égard de sa race). L’acteur questionne alors son interlocuteur « Êtes vous blanc ? ». « Non, juif » répond le journaliste. « Très bien, poursuit Freeman, vous aimeriez avoir un mois de l’histoire juive ? Le journaliste dit en souriant que non.

La philanthropie identitaire du progressisme réduit l’extension des autres à ses propres cercles les plus étroits. L’exotisme de l’altérité radicale qui est d’actualité aussi, se réduit aux cercles fermés académiques.
Freeman dit aussi une chose beaucoup plus importante encore. Il affirme qu’il n’y a pas d’histoire des États-Unis sans l’histoire des noirs. Nous ne sommes pas une minorité semble-t-il dire. Il s’attaque, de façon intelligente, au discours libéral qui veut faire des classes populaires une minorité ethnique.

Voyons pour l’Argentine : qui sont Atahualpa Yupanqui, Diego Armando Maradona, la Sosa la noire (Mercedes Sosa), Andresito, Juana Azurduy, le cholo San Martín [12]. Avons nous besoin d’un mois de célébration de la conscience noire pour que les noirs fassent partie de notre histoire.

Il y a un certain nombre d’années l’ancien Jour de la race a été rebaptisé Jour du Respect à la diversité culturelle. Cette reconnaissance a suscité des articles élogieux, des manifestations de joie.

Je m’abstiendrai de parler des conceptions déplorables des organismes internationaux concernant la diversité. J’aimerais simplement demander qui est celui qui prononce le mot respecter ? L’Indien, le noir, le créole ? Non, c’est le blanc. C’est l’homme blanc respectueux qui se demande pourquoi il n’y a pas de noirs en Argentine ?


Mariano Dubin est un écrivain, enseignant et chercheur universitaire argentin. Il a publié le recueil d’essais Parte de guerra. Indios, gauchos y villeros : ficciones del origen (2016) [Rapport de guerre. Indiens, gauchos, et habitants des banlieues : fictions de l’origine].

Traduction française de Françoise Couëdel.

Source (espagnol) : https://www.alai.info/por-que-no-hay-negros-en-argentina/.

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[1zeide : en yidish, grand père. Nona en italien : grand mère – NdlT.

[2Date de la grande manifestation populaire qui a ouvert un débat entre les péronistes et les anti-péronistes sur leur identification en termes de classe et de race – NdlT.

[3Cabecitas negras : petites têtes noires. Terme utilisé dans la région métropolitaine de Buenos Aires pour désigner avec mépris des personnes à la peau foncée et avec des traits indiens, appartenant à la clase ouvrière – NdlT.

[4Günter Rodolfo Kusch (Buenos Aires, 1922 - 1979) anthropologue et philosophe. Fit de nombreuses recherches sur la pensée indienne – NdlT.

[5Juan José Hernández Arregui (1913-1974) : écrivain, homme politique et journaliste, un des intellectuels les plus importants du courant péroniste – NdlT.

[6Ouvriers agricoles – NdlT.

[7Payador : chanteur populaire qui s’accompagne à la guitare et improvise des vers sur la vie de la pampa, des gauchos – NdlT.

[8Billiken : la plus ancienne revue argentine pour enfants créée en 1919 – NdlT.

[9Quartier résidentiel de Buenos Aires – NdlT.

[10Partisans de Juan Manuel de Rosas (1793-1877), gouverneur de la province de Buenos Aires – NdlT.

[11Caïman en guarani – NdlT.

[12Cholo : métis d’Indien et de noir – NdlT

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