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COLOMBIE - Petro restructure son gouvernement pour dénouer les entraves aux réformes
Eduardo Giordano
vendredi 30 juin 2023, mis en ligne par
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11 mai 2023 - Le changement de cabinet du gouvernement de Gustavo Petro suppose une nouvelle étape de sa gestion. Parcours des circonstances qui l’ont poussé à la rupture politique avec une partie de son gouvernement.
Le 26 avril dernier a eu lieu la seconde refonte de cabinet des premiers huit mois du gouvernement de Gustavo Petro. À cette occasion le président a demandé la démission protocolaire de son équipe et a remplacé sept ministres, parmi lesquels certains importants comme celui du Budget, de l’Intérieur de la Santé et de l’Agriculture. Les nouveaux ministres qui les remplacent ont pris leur fonction le 1er mai.
Ce renouvellement de l’équipe du gouvernement, que certains medias appellent « révision », « secousse » ou « renversement » s’adapte en réalité à la nouvelle étape politique qui s’ouvre dans le pays après la rupture du pacte de gouvernement souscrit avec des partis de la droite – libéraux, conservateurs et parti de la UP – pour pouvoir obtenir une majorité à l’Assemblée qui permettrait de faire approuver les réformes sociales proposées par le gouvernement. Les contradictions au sein de ce pacte si mal défini ont surgi essentiellement au moment du débat sur la réforme de la santé, un point clé du programme du Pacte historique et une demande récurrente de la société colombienne.
L’ex ministre de la Santé, Carolina Corcho, qui a défendu brillamment sa réforme du système « public » pour éliminer les ingérences financières privées des EPS (Entidad Promotora de Salud), a subi des attaques permanentes de la presse et des représentants politiques du système actuel, très bien rodé, qui ne l’ont pas reconnue comme interlocutrice malgré les efforts qu’elle a faits pour atténuer les désaccords. Corcho a posé les bases d’une réforme qui serait inacceptable pour les partis traditionnels, alors qu’elle se limite à aligner le système de santé des colombiens sur les standards internationaux de couverture publique. Les professionnels du secteur médical et des patients exigent que la santé ne soit plus un business et devienne un droit fondamental des citoyens. En mai 2022, par exemple, (pendant la campagne électorale), plusieurs organisations sociales ont organisé un Forum national de la santé dont la revendication principale a été de supprimer les barrières d’accès à la santé pour la population, car, jusqu’à présent, « la priorité a été l’intérêt du marché et non l’intérêt social que représente la santé »
Le système de santé colombien est calamiteux si on le compare à celui d’autres pays qui ont un système public géré directement par les institutions de l’État, même s’il existe un système privé complémentaire. En Colombie les entreprises qui interviennent dans les prestations de santé, les Entités Promotrices de Santé (EPS), s’enrichissent énormément en offrant de très mauvaises prestations. Les EPS sont responsables de l’adhésion, des listes d’adhérents et du recouvrement des cotisations. De nombreuses EPS ont fait faillite sous le gouvernement d’Iván Duque, cessant d’offrir leurs services après avoir encaissé les cotisations de leurs adhérents. Dans son discours du 1er mai Petro a assuré que : « Si le Congrès ne vote pas définitivement les réformes, les EPS mourront comme au jeu de domino où les dominos tombent l’un après l’autre, et sortiront définitivement du marché. Elles étaient 110, seules 6 survivent. Actuellement nous soutenons artificiellement la majorité de celles qui restent mais, sans une loi, ces EPS feront faillite et laisseront sans prestations leurs sept millions d’affiliés.
Ce négoce multimillionnaire est parrainé par une multiplicité de partis de la droite, qui ne cèdent pas sur leurs positions, et a compté aussi sur le soutien de l’ex-Ministre de l’Éducation de Petro, le libéral Alejandro Gaviria, qui a été ministre de la Santé pendant la période présidentielle de Juan Manuel Santos et a quitté son cabinet lors du remaniement antérieur, qui a eu lieu fin février.
Le projet de loi du gouvernement démonte le noyau de ce système, en éliminant les démarches intermédiaires des assureurs privés entre patients et hôpitaux ou cliniques, en renforçant ainsi le poids du système public défaillant. Le nouveau ministre de la Santé est Guillermo Jaramillo, un cardiologue qui a une grande expérience politique – deux fois gouverneur du Tolima – entre autres charges –, a été secrétaire à la Santé dans la période où Gustavo Petro était le maire de Bogotá. Sa principale mission est d’achever la tache de celle qui l’a précédé à cette fonction, en gagnant les appuis nécessaires pour faire approuver la réforme et, en même temps, en conservant l’esprit essentiel du projet de changement.
La réforme agraire intégrale
Au Ministère de l’Agriculture, Cecilia López, une autre figure traditionnelle du parti Libéral, est remplacée maintenant par la défenseure des droits, Jhenifer Mojica, elle est chargée d’un autre sujet fondamental pour ce gouvernement : la réforme agraire intégrale. La nouvelle ministre a un profil mieux approprié pour avancer sur ce sujet épineux : elle a été directrice de Asuntos Étnicos de la Unidad de Restitución de Tierras (URT) (Sujets en relation avec le les ethnies de l’Unité de restitution de la terre) et a pris part à l’élaboration de la loi des Victimes de 2011, qui a donné lieu à la création de cette entité.
Ce ministère est un Ministère clé pour mener à bien la politique concernant les terres, cette réforme agraire particulière pour laquelle le gouvernement de Petro a proposé d’acheter trois millions d’hectares de terre à la Fedegan (Fédération d’éleveurs) pour les remettre aux paysans sans terre déplacés et ex combattants des FARC, selon l’engagement de l’Accord de paix signé en 2016 à La Havane. Une partie des ressources pour cette transformation du secteur agricole colombien serait obtenue par la réforme du système fiscal, déjà approuvée au Congrès, bien que les coupes budgétaires appliquées par la droite ait diminué le volume des revenus fiscaux à moins de la moitié de la proposition initiale du gouvernement.
Les partis traditionnels – à quelques exceptions près – ont manifesté leur opposition à l’achat massif de terre par l’État. Ils bloquent ainsi les tentatives de conciliation du nouveau gouvernement, radicalisent leur opposition et l’obligent à chercher des mécanismes plus agressifs pour mettre en œuvre la réforme agraire, comme pourrait l’être l’augmentation des impôts sur les propriétés improductives ou les expropriations directes. Dans un discours enflammé, prononcé le 25 avril à Zarzal , Valle del Cauca, le président a dit : « Le Parlement de la République aujourd’hui, lors des Commissions économiques, a retiré l’article qui permettait d’acheter la terre sans qu’il y ait l’expropriation afin de la remettre aux paysans colombiens. Aujourd’hui il ne nous reste qu’à faire usage d’un article de loi qui nous oblige à exproprier. Le Parlement de Colombie lui même a retiré l’article qui permettait une négociation douce, pacifique, et oblige – si on veut appliquer l’Accord de Paix – à exproprier ceux qui détiennent la terre. « Je me demande si ce que veut le Parlement c’est la guerre ».
Dans son discours du 1er mai sur la place Bolívar de Bogotá, il a cité comme prioritaire sur celles qu’il considère fondamentales, la « réforme agraire pour remettre des terres aux paysans ». Il a rappelé que « la terre est pour celui qui la travaille » et affirmé « Nous n’avons pu en acheter que 17.000 hectares et il faut en acheter au moins trois millions d’hectares ». Compte tenu de l’opposition du Parlement à ses projets, l’exécutif doit faire preuve de plus d’intransigeance pour mener à bien ce changement. L’ex ministre se serait opposée à la possibilité d’envisager l’expropriation des terres improductives à la valeur du marché compte tenu de l’opposition des propriétaires, une option envisagée initialement dans le Plan national de développement. Une partie des terres remises jusqu’à ce jour aux paysans par le nouveau Gouvernement proviennent de la Sociedad de Activos Especiales (SAE), organisme qui dépend du ministère des Finances qui a la mission de redistribuer, à des fins sociales, les biens réquisitionnés des groupes criminels provenant d’activités illégales comme le narcotrafic.
Configuration politique de la nouvelle équipe gouvernementale
Le remplacement au Ministère des transports de Guillermo Reyes par William Camargo serait la conséquence directe du signalement du premier qui aurait bénéficié des faveurs d’un chef d’entreprise engagé par l’État par le biais de Invías (Instituto Nacional de Vías – Institut national des routes). Le quotidien El Espectador dans un éditorial dénonce les conflits d’intérêts entre Reyes et un bénéficiaire de contrats multimillionnaires concédés par cette entreprise d’État. Son remplacement réaffirme l’intention du Président d’éradiquer tout signe de corruption qui serait le fait de membre de son gouvernement.
Le nouveau ministre de l’Intérieur, Luis Fernando, nommé en remplacement de Alfonso Prada, était jusqu’alors conseiller du président pour les régions, après avoir été représentant à la Chambre pour le Cauca entre 1998 et 2006 et sénateur entre 2006 et 2022. Il a également exercé la fonction de Président du Congrès et connait les coulisses des alliances et les négociations avec des représentants d’autres forces politiques. Il est issu du Parti Libéral, mais est un soutien fidèle de Pacte historique : un jour avant sa nomination il a demandé à une partie des 18 parlementaires libéraux, en soutien à la réforme de la Santé du gouvernement, de signer une lettre, ce qui ne respectait pas les directives du président du parti César Gaviria. La stratégie du nouveau ministre de l’Intérieur sera de « parler à chacun des congressistes » pour qu’ils approuvent les réformes du gouvernement, au lieu de chercher des accords partisans.
Au Ministère des finances, José Antonio Ocampo a été remplacé par Ricardo Bonilla, secrétaire des Finances de la Mairie de Bogotá quand Petro était maire. Il a aussi collaboré avec le président lors de sa campagne électorale de 2022, en tant qu’assesseur sur les questions économiques. Ocampo a été essentiel lors de la première étape du gouvernement en raison de sa trajectoire académique et de la confiance qu’inspirait aux marchés sa vision modérée, et sa participation a été essentielle à la réforme des impôts, bien que le volume des recouvrements aient été très diminués. Néanmoins son orthodoxie a rendu difficiles certains des projets de l’exécutif en raison de son obstination à ne pas remettre en question la stabilité des variables macroéconomiques. Les milieux financiers états-uniens ont déploré le départ d’Ocampo qu’ils considéraient comme proche du Trésor des États-Unis : une note, entre autres, celle de l’agence Bloomberg indiquait : « Le responsable des Finances de Colombie, favorable au marché extérieur (sic), quitte le cabinet de Petro ». Bien que la nomination de Bonilla puisse signifier plus de souplesse de la part du gouvernement pour adopter des politiques de gauche, cela ne présuppose pas du tout un abandon de la rigueur pour maintenir les variables macroéconomiques essentielles qui assurent au pays sa stabilité.
La plupart des nouveaux ministres sont en accord avec le président quant aux réformes et à la paix, certains d’entre eux sont même d’anciens compagnons de militance du M19, comme c’est le cas de Carlos Ramón González, ancien co-président de la Alianza Verde, dont est maintenant en charge le Département administratif de la présidence de la République (DAPRE), une instance stratégique qui définit les grandes lignes de tout ce qui dépend du gouvernement, y compris les ministères. Le ministre des Sciences, Arturo Luna, a aussi été relevé de ses fonctions, remplacé par Ysenia Olaya, ainsi que la ministre des TIC, (Ministerio de tecnologías de la información y comunicación) Sandra Urrutia, dont le poste est maintenant occupé par Mauricio Lizcano, ancien directeur du DAPRE. Après les deux refontes de cette année, la nouvelle équipe semble avoir une plus grande cohérence, débarrassée des liens politiques qui rendaient hétérogène le pacte de gouvernement déjà constitué au Parlement sans la convergence avec d’autres partis.
Appel à la mobilisation populaire
Le président Gustavo Petro a appelé les citoyens à soutenir les réformes en se mobilisant le 1er mai, jour où il est apparu au balcon de la maison du gouvernement pour la deuxième fois (la première le 14 février) pour s’adresser directement au pays. L’affluence populaire a été très importante dans de nombreuses villes, par exemple à Cali, mais la place Bolivar de Bogotá n’était pas comble. La stratégie politique qui consiste à appeler le peuple à se rassembler, qui a caractérisé d’autres leaders latino-américains comme Juan Perón en Argentine, Fidel Castro à Cuba ou Hugo Chávez au Venezuela, n’est pas une tradition populaire Colombienne qui aurait pu assurer un immense succès à cet appel. Petro, par la subtilité de ses discours, riches d’idéaux et de propositions concrètes, tisse de nouveaux liens d’identification des secteurs populaires avec ce leader de la gauche.
Gustavo Petro sans aucun doute a les dons d’un orateur consommé. Ses discours se distinguent de ceux de ses pairs par leur clarté et la puissance de ses arguments, ils sont à la hauteur de ceux d’autres leaders latino-américains qui ont suscité l’admiration du monde, comme ce fut le cas d’Ernesto Che Guevara. Même si son enthousiasme dépasse ce qu’il impose à sa voix : par moment des quintes de toux révèlent les problèmes qu’il a eu à l’œsophage et qui l’obligent à faire des pauses pour boire de l’eau. Cela traduit aussi son tempérament de leader, son désir immense de communication avec le peuple, en dépit de ses propres limites. Et maintenant plus que jamais car il ne reste que quelques semaines pour définir l’avenir des réformes :
« Notre fonction dans l’Histoire de la Colombie est de faire triompher les réformes. Avant beaucoup d’analyses pertinentes d’intellectuels, posaient la question de savoir si c’était une réforme ou une révolution. La tentative de bloquer les réformes peut conduire à une révolution ».
En dépit de l’ évolution graduelle de la révolution importante qui va de réforme en réforme, le président Gustavo Petro pense que, faute de majorités garanties au Parlement ce qui est important maintenant plus que jamais, c’est la pression de la mobilisation populaire pour obtenir les changements essentiels qu’il a proposés au pays : « Ce qui est essentiel de toute façon est que le peuple soit mobilisé (…). Le peuple ne peut pas s’endormir. Il ne suffit pas de gagner dans les urnes, le changement social suppose une lutte permanente avec un peuple mobilisé. Et en tête de ce peuple mobilisé il doit y avoir la jeunesse, les travailleurs, la classe ouvrière.
En dépit de son discours enthousiaste, propre à un leader qui exige une relation fluide avec le peuple pour affronter des temps difficiles, Petro a admis, dans des déclarations à la presse espagnole, que son gouvernement, pour les réformes auxquelles il aspire, doit faire face à plus d’obstacles qu’il ne l’avait imaginé en accédant à la présidence. Dans tous les cas, le président de la Colombie est un homme endurci par la lutte politique et il ne semble pas qu’il reculera devant ces difficultés. Pour commencer il vient d’obtenir l’approbation du Parlement pour le Plan national de développement, un instrument clé pour les projets de politiques économiques en accord avec les plans du gouvernement
Eduardo Giordano est un journaliste argentin résidant à Barcelone. Il a été le directeur de la revue de communication Voces y Culturas, entre 1990 et 2003. Ses écrits portent sur la géopolitique, la politique internationale, les moyens de communication et les conflits. Son dernier ouvrage s’intitule Violencia política en Colombia tras el acuerdo de paz (Icaria , 2022).
Traduction française de Françoise Couëdel.
Source (espagnol) : https://www.alai.info/petro-reestructura-el-gobierno-para-destrabar-las-principales-reformas/.