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DIAL 3137
« Quand la misère chasse la pauvreté » : entretien avec Majid Rahnema
Jean Tonglet
mercredi 2 février 2011, mis en ligne par
Nous continuons avec cet entretien la série de textes présentant des perspectives critiques sur l’idée de « développement ». Dans les numéros de décembre et de janvier, nous avons commencé par publier deux textes de Gustavo Esteva [1] Une fois n’est pas coutume, nous publions ici les propos d’un Iranien, et non d’un Latino-Américain. Mais les continuités avec les textes déjà publiés et ceux à paraître nous paraissent justifier pleinement ce choix : les approches critiques du développement ne sont pas bien sûr une spécificité latino-américaine, même si notre revue est d’abord consacrée à cette région du monde. Cet entretien a été réalisé par Jean Tonglet dans le cadre des Journées du livre contre la misère, à Lille, le 14 février 2004 et publié dans le numéro 192 de la Revue Quart monde (2004). Diplomate et ancien ministre, Majid Rahnema a été représentant de l’Iran à l’ONU et à l’UNESCO ainsi que représentant résident des Nations unies au Mali. Il enseigne à l’université de Claremont (Californie). En France, il a publié Quand la misère chasse la pauvreté et, en collaboration avec Jean Robert, La Puissance des pauvres [2]. Avec Victoria Bawtree, il a aussi coordonné The Post-Development Reader [3]. Un nouvel ouvrage, intitulé Laissez les pauvres tranquilles [4], paraîtra en février.
Jean Tonglet : Dans l’introduction de votre livre [5] vous écrivez : « Depuis que le mot pauvreté est entré dans mon vocabulaire d’enfant, jamais je n’ai cessé de m’interroger sur son mystère ».
Majid Rahnema : J’ai cru longtemps que je savais quelque chose sur la pauvreté. Il m’a fallu quarante à cinquante ans de vie et d’expérience pour comprendre qu’elle est une construction sociale et mentale et pas une notion pouvant être définie sur un plan universel ; mais aussi qu’elle est essentiellement différente de la misère. Pour Thomas d’Aquin, la pauvreté représentait le manque de superflu, la misère, le manque du nécessaire. Des centaines de millions d’humains ont connu la pauvreté conviviale : loin de les conduire à la misère, ce mode de vie leur a servi de bouclier contre elle. Si les politiques menées au nom de la lutte contre la pauvreté ont en pratique servi à combattre les pauvres dans leur propre lutte contre la misère, c’est que leurs promoteurs n’ont jamais cherché à comprendre les richesses de la pauvreté…
J. T. : Vous expliquez que pendant longtemps nos sociétés ont vécu dans la pauvreté conviviale, puis qu’une véritable rupture est survenue.
M. R. : J’ai découvert dans les années 70 un livre extraordinaire Âge de pierre, âge d’abondance, de Marshall Sahlins [6], anthropologue américain. Il explique que la pauvreté est une invention de la civilisation moderne. Toutes les sociétés dites archaïques qu’il avait étudiées ne connaissaient pas la pauvreté. Les « chasseurs collecteurs » étaient, par exemple, des gens qui avaient très peu de choses et menaient une vie dure, mais ils ne se considéraient pas comme des pauvres. Ils passaient deux à trois jours à chasser, à collecter ce dont ils avaient besoin. Ensuite ils pouvaient passer plusieurs jours à s’amuser jusqu’à ce qu’ils aient besoin d’aller à nouveau à la chasse ou à la cueillette. Ils ne pensaient pas que vivre avec ce qu’on pouvait avoir en se donnant tous la main pouvait représenter une condition déplorable. Pendant des millénaires, le mot pauvreté, en tant que substantif était absent de tous les vocabulaires du monde. Par contre, l’adjectif pauvre a toujours existé pour qualifier un état de manque ou une condition qui laissait à désirer. Tel un sol ou une santé pauvre. Une personne pouvait être pauvre en quelque chose, mais riche en d’autres, comme pauvre d’esprit et riche d’argent, l’adjectif pauvre servant à faire état d’un manque dans un domaine donné, le qualificatif riche signifiant le contraire. La connotation péjorative attachée à l’adjectif a déteint sur le substantif lorsque les premières sociétés humaines ont pensé désigner une catégorie de leurs membres sous le nom spécifique de pauvres.
Au Moyen Âge, le pauvre était encore un personnage estimé, et même vénéré pour la chrétienté. Chaque tradition religieuse prescrit de la même façon une conduite à suivre par rapport au pauvre et à la pauvreté. Lorsqu’il s’agit d’un pauvre ayant volontairement choisi de vivre cette condition, ses qualités morales lui donnent une aura sociale exceptionnelle.
Dans les sociétés antérieures à la révolution industrielle, la pauvreté représentait encore, selon Joseph Proudhon, « la condition normale de l’homme en civilisation », une condition bien différente de la misère. Les pauvres y ont trouvé force, énergie, imagination, ressources nécessaires pour lutter contre la misère. C’est un fait historique qu’il ne faut jamais oublier.
Le fait que le pauvre a souvent été confondu avec le miséreux, rend bien difficile une conversation intelligente sur le sujet.
Pour éviter cet écueil, il faut discerner au moins trois types de pauvreté : la pauvreté conviviale, la pauvreté volontaire et la pauvreté modernisée.
Je passe rapidement sur la pauvreté volontaire, bien qu’elle ait été le lot des humains les plus exceptionnels de toutes les cultures. De Socrate à Gandhi, en passant par le Christ, François d’Assise, Rabi’a al-Adawyia et bien d’autres, elle a représenté la quête des plus hautes formes de liberté et de richesse.
La pauvreté conviviale est propre aux sociétés dites vernaculaires (c’est Ivan Illich qui pour la première fois a utilisé ce terme au lieu de sociétés traditionnelles), des sociétés qui ont un caractère organique, où il n’y a pas encore des individus au sens moderne du mot, mais des sujets (subjectum ou soumis à quelque chose), dans un corps social dont ils sont les membres. Cette catégorie de pauvreté n’est pas choisie, mais vécue comme une pratique de bon sens, face à la nécessité. Il s’agit là d’une condition fondée sur les principes de simplicité, de frugalité, de partage et de considération pour ses prochains. Elle traduit ce concept que les Iraniens appellent le qana’at (le contentement de ce qu’on a et de ce qui est perçu comme la part de chacun dans l’ordre cosmique). Elle représente une éthique et une volonté de vivre ensemble, selon des critères culturellement définis de justice, de solidarité et de cohésion sociale.
Ce type de pauvreté a été le lot de toutes les populations du monde préindustriel : tirer le meilleur parti de ce qu’elles avaient ou pouvaient avoir en commun. Ainsi, sauf dans des périodes exceptionnelles de famine, ces populations ne connaissaient généralement pas la faim. Les Yakut, par exemple, nous dit Lévi-Strauss, refusaient de croire que quelqu’un dans le monde pouvait mourir de faim, parce que chaque fois qu’ils avaient faim, il était facile pour eux d’aller chez les voisins et de partager leur repas. Le principe de partage ne laissait pas de place pour l’exclusion.
Les sociétés vernaculaires représentaient des microcosmes dont la richesse relationnelle était garante d’une vie équilibrée, bien qu’empreinte de frugalité. Leur vie était loin d’être idéale ou libre des aspects négatifs propres à toute société humaine. Mais c’est paradoxalement leur « pauvreté » qui permettait aux moins démunis d’entre eux de venir toujours au secours d’un prochain en difficulté. C’était une force qui permettait souvent d’éviter l’apparition des différentes formes de misère (physique et morale) propres aux sociétés atomisées d’aujourd’hui.
C’est l’économie de marché, plus précisément le capitalisme, qui a porté un coup mortel à la pauvreté conviviale. Le nouvel ordre de production, instauré par la révolution industrielle, a représenté une rupture sociale et épistémologique aux conséquences désastreuses pour les pauvres. Il a été à l’origine de changements radicaux dans la perception de ce qui, jusque-là, avait été appréhendé comme richesse et pauvreté. En produisant systématiquement des besoins nouveaux, il a détruit les équilibres organiques qui avaient fait de la pauvreté conviviale une richesse indestructible. La définition des besoins et leurs modes de satisfaction comme les normes culturellement établies qui avaient toujours servi à distinguer le nécessaire du superflu ont également été changés par la suite.
J. T. : Que s’est-il passé pour qu’on bascule dans la pauvreté modernisée ?
M. R. : Plusieurs facteurs ont contribué à ce que j’appelle la grande rupture. Dans les sociétés vernaculaires, le travail, par exemple, était un concept différent du travail salarié actuel. Chacun pratiquait une activité qui était aussi un service à sa communauté. Celui qui travaillait était respecté et jamais désœuvré. Aujourd’hui, la plupart des gens sans travail et ceux tombés dans la misère peuvent être des personnes qualifiées mais le système est devenu tel que leurs dons et leurs qualifications non reconnues ne leur servent plus à rien.
Une telle évolution met l’homme en danger. Pendant des millénaires, parce qu’il était enraciné dans une culture historiquement constituée, l’homme a toujours cherché à sauvegarder un ensemble d’équilibres et de proportions dont toute vie sociale et humaine dépend. Aujourd’hui tout ce qui va dans le sens du « plus » nous impressionne. L’économie a trahi le sens même du mot grec oikonomia (l’économie de la maisonnée). Avant on produisait pour soi-même, pour sa famille. Aujourd’hui plus personne ne produit pour sa famille ni même pour sa communauté. On produit pour exporter parce que cela rapporte des devises. C’est ainsi qu’on en est arrivé à cet incroyable scandale : pendant la grande famine des années 1980 en Afrique, alors que les gens mouraient de faim, la Somalie et l’Égypte exportaient de la nourriture pour chiens et chats. Voilà ce qu’est l’oikonomia de nos jours !
Cette rupture a donc été le facteur majeur qui a transformé la pauvreté conviviale, d’abord en pauvreté modernisée et ensuite en misères, misères matérielle et morale dont la propagation risque aujourd’hui de chasser la pauvreté conviviale.
J. T. : L’économie de marché ne prétend-elle pas créer richesse et abondance alors même qu’elle ne cesse de fabriquer de la rareté ?
M. R. : Le discours dominant prétend que tout pays dont l’économie n’est pas avancée est pauvre. En conséquence, produire plus et avoir une économie en croissance serait la condition sine qua non de tout combat contre la pauvreté.
Si cela était vrai, comment expliquer que les États-Unis abritent en leur sein plus de trente-cinq millions de pauvres ? Le plus triste est que le discours manipulateur de l’économie a fini par faire partager à cette nouvelle masse d’individus paupérisés sa propre vision des choses. Les mirages de cette économie sont si puissamment médiatisés que ni les « gagnants » ni les « perdants » ne se rendent compte que la course généralisée à la richesse est elle-même devenue une des causes de la destruction des vraies richesses physiques et culturelles du monde, en particulier dans les pays dits pauvres.
Les contradictions qui accompagnent ce qu’on appelle la croissance ou le développement économique sont telles que ce sont paradoxalement les échecs de la mondialisation et du développement qui pourraient représenter à long terme une aubaine pour ces populations. Imaginez un instant ce qui arriverait à la planète si tous ses habitants étaient aussi « développés » dans leurs besoins que les populations du Nord ! Qu’ils aient chacun, par exemple, une ou deux voitures, des lave-vaisselle et des lave-linge, des journaux du dimanche aussi volumineux que ceux des États-Unis, qu’ils consomment autant que les Américains, qu’ils polluent le monde et épuisent ses richesses naturelles autant qu’eux ! Six ou sept planètes ne seraient pas suffisantes pour répondre à ces « besoins » !
Tout observateur impartial peut voir que la croissance à tout prix n’est pas la réponse aux problèmes de la précarisation et de la misère. Les économistes ont du mal à comprendre que l’économie moderne n’est pas seulement la productrice d’une « abondance » de produits et de marchandises, mais aussi et surtout, en ce qui concerne les pauvres, la plus grande productrice des raretés dont souffrent ces derniers, des raretés socialement fabriquées qui les acculent systématiquement à la misère.
Si nous sommes sérieux dans notre intention d’apporter une réponse adéquate à la question de la pauvreté, il nous faut changer à la fois nos modes de penser, d’agir et de vivre en commun.
J. T. : Mais le retour aux sociétés conviviales n’est pas possible. Comment alors se libérer de la dépendance d’un tel système ?
M. R. : Il ne s’agit nullement d’un quelconque retour au passé. Je constate que toutes les solutions proposées jusqu’ici aux injustices nées des processus de précarisation n’ont été que des sparadraps ou des bouées de sauvetage. J’essaie de proposer quelques pistes de réflexion.
D’abord il y a la façon dont on problématise la pauvreté. Le problème des pauvres, ce n’est pas leur pauvreté mais la configuration des savoirs, des pouvoirs et des modes d’intervention qui les ont systématiquement dépossédés de leurs propres instruments de lutte contre la misère. Les mêmes causes continuent, de notre temps, à produire la rareté socialement fabriquée et les misères nouvelles qui s’ensuivent.
Un de mes amis sri lankais, Lakshman Yapa, professeur à l’université de Pennsylvanie, s’est rendu avec ses étudiants dans les quartiers pauvres de Philadelphie et a demandé aux chefs de chacune des familles pauvres de cette ville : « Que faites-vous avec votre revenu de seize mille dollars par an (celui d’une famille de quatre personnes classée en dessous du seuil de la pauvreté) » ? Ceux-ci ont répondu qu’ils dépensaient d’abord environ deux à quatre mille dollars pour leur voiture. Il comprit en les interrogeant que sans voiture, ils ne pouvaient pas se rendre à leur travail, très éloigné de leur habitation, sans compter les frais d’entretien. Quand Yapa leur a proposé de faire pression sur la municipalité pour développer un système de transport public, ils ont dit n’y avoir jamais pensé, étant des Noirs, des malheureux que personne ne voulait écouter... C’est en se posant ce type de questions précises et concrètes, liées à leurs préoccupations de tous les jours, que les gens interviewés ont commencé à s’ouvrir de nouveaux chemins de réflexion et d’action inédites.
Les bonnes questions qu’ils se sont posées portaient souvent sur des sujets ponctuels : Quelles sont les choses qui comptent le plus pour nous et les gens qui nous sont chers ? Les richesses morales, sentimentales et relationnelles ? Ou les besoins de paraître ou de confort dictés par les autres ? L’essentiel serait-il de se donner tous la main pour se procurer les moyens de vivre mieux, ou de gagner toujours davantage dans n’importe quelle condition ? N’y aurait-il pas moyen d’organiser autrement notre vie et celle de nos proches de façon à exercer nos activités productives de façon autonome ? Posséder une voiture est-il une nécessité absolue ? Ou n’est-ce pas un prétexte pour améliorer une image et un statut auprès d’autres qui restent toujours des étrangers ? Et s’il est vrai, comme le montre Ivan Illich, que dans une ville comme New York on se déplace plus vite et bien moins cher à pied et à bicyclette qu’en voiture, pourquoi ne pas m’organiser en conséquence ?
C’est en poursuivant ce genre de réflexion que des centaines de milliers d’autres Américains, ailleurs qu’à Philadelphie, ont déjà réussi à changer leur mode de vie pour vivre dignement et avec moins de huit ou neuf mille dollars par an. Et ils y arrivent parfois en nombre, parce qu’ils ont décidé de résister de façon créatrice à l’emprise de la société de consommation et qu’ils y ont mis toute leur imagination.
Bien d’autres individus dans le monde sont également sur le point de découvrir des modes de vie et des comportements alternatifs. Si, aussitôt après la Deuxième Guerre mondiale, plus de gens dans les pays du Tiers monde avaient adopté des attitudes similaires, s’ils avaient dit : nous ne voulons pas suivre le mode de croissance et de production de l’Europe et de l’Amérique, nous voulons vivre décemment en comptant sur nos propres richesses – celles aussi que nous sommes à même de maîtriser – je suis persuadé que ces pays n’en seraient pas là où ils en sont aujourd’hui.
Il faut rendre à l’économie ce qu’elle doit être : un instrument au service de la société.
Pourquoi disons-nous sans cesse que la pauvreté est un ensemble de manques, définis par les gens du Nord et qu’ils sont seuls à même de satisfaire ? Il n’existe pas de manque en soi. Tout « manque » pose la question de son rapport avec le sujet du manque, la perception que ce dernier a de ce manque et les moyens dont il dispose effectivement pour lui apporter une réponse pratique.
Quant à l’aide aux pauvres, elle est loin d’être celle dont parlait Jésus dans l’exemple du bon Samaritain. Aujourd’hui, le mot aide est corrompu. On s’en sert dans l’intention de s’immuniser contre les menaces potentielles que représentent les pauvres, beaucoup plus que pour leur venir en aide. Il en a d’ailleurs souvent été ainsi. Au Moyen Âge déjà, les usuriers donnaient, à la fin de leur vie, de l’argent à l’Église, pour sa distribution aux pauvres, parce qu’ils avaient peur d’aller en enfer – ainsi croyaient-ils être à l’abri des pires tourments à venir. À cette époque, l’Église a inventé le purgatoire pour permettre à ceux qui voulaient ainsi « aider » les pauvres de trouver un moyen de se racheter avant de mourir une sorte de police d’assurance leur permettant d’échapper à l’enfer. Ce genre d’aide n’a bien sûr rien à voir avec celle qu’incarnait le geste du Samaritain. C’est la même chose aujourd’hui : on a peur que les pauvres deviennent des terroristes, qu’ils réclament justice ou qu’ils détruisent les parades de la société de consommation. Très peu de gens s’intéressent vraiment aux personnes en détresse et à la lutte des pauvres contre la misère.
Une dernière chose qu’il me semble important d’avoir à l’esprit : aucune forme d’aide, aucune action en faveur du prochain n’a de sens ni d’effet si elle n’est pas le fruit d’un changement intérieur, d’un changement que chacun de nous doit opérer en lui-même.
D’une façon générale, l’approche apophatique [7] de la théologie de Thomas d’Aquin m’a personnellement beaucoup aidé pour aller au cœur des sujets : je ne sais pas ce qu’est Dieu, disait-il, mais je sais ce qu’il n’est pas. De la même façon, j’ai finalement appris ce que la pauvreté dont parle telle ou telle personne n’est pas. Il en va de même de la croissance que je me suis donné pour tâche d’analyser pour comprendre ce qu’elle n’est pas. C’est comme cela qu’il m’a paru de plus en plus évident et nécessaire de partager mes découvertes personnelles avec les personnes sérieusement intéressées au sort des pauvres dans une société obnubilée par le mythe de la croissance. Il serait absurde de ma part d’en tirer une conclusion générale et précipitée et de penser qu’un arrêt immédiat de toute croissance apporterait une solution magique aux problèmes qu’elle a causés. Ce ne serait ni possible ni même souhaitable, si cela était le fruit d’une décision arbitraire et réactive, c’est-à-dire, d’une simple réaction au danger repéré. Comprendre tous les effets néfastes d’une politique de croissance incontrôlée est une chose, la substituer par une autre susceptible de redonner à l’économie son sens originel et de la réenchâsser dans le social, est tout à fait autre. À ce stade, il nous convient de poser des questions concrètes et précises qui tenteraient d’élucider les faits et les comportements des acteurs sociaux, tels qu’ils sont et non tels qu’on voudrait les imaginer, mais qui toucheraient aussi à leurs dimensions d’ordre philosophique, existentiel, social, historique, culturel et autre. Ce que j’essaye de montrer, c’est que ni « la pauvreté » ni les « solutions » proposées par les gouvernants ou les « experts » attitrés ne tiennent vraiment compte des aspirations des pauvres. Ce qui est essentiel aujourd’hui c’est de suivre les centaines de millions de pauvres et de leurs amis dans leur propre façon de se frayer de nouveaux chemins. C’est en fin de compte de leurs expériences et de leur propre perception de la réalité que pourront s’ouvrir ces chemins.
L’argent donné aux pays du Tiers monde par la Banque mondiale et d’autres institutions, soi-disant pour accélérer leur croissance, les rend à mon avis encore plus dépendants des institutions qu’ils ne peuvent plus contrôler. La violence des solutions de développement imposées à ces pays les conduit non pas vers un avenir meilleur mais vers des crises toujours plus graves et de nouvelles formes de violence et de pathologie identitaire.
Les réponses à ces questions sont très différentes dans chaque cas et dépendent du sérieux et de l’intelligence manifestés par tous les acteurs sociaux concernés. Elles nécessitent une refonte radicale des paradigmes qui ont jusqu’à présent présidé à la recherche de la vérité. La découverte de ces nouveaux paradigmes doit certes tenir compte des changements provoqués par l’économie capitaliste mondialisée. Mais elle nécessite une attention encore plus grande à ce que les uns et les autres auront pu apprendre de toutes les sagesses aujourd’hui subjuguées ou violées qui continuent de représenter le trésor commun des humains menacés par les nouvelles lois du marché et du profit.
Pour conclure, il n’appartient certes pas à moi d’apporter une réponse aux questions bien difficiles que tout acteur social doit se poser en tant que « prochain ». Il serait insensé de ma part de terminer cette conversation en proposant aux Français, par exemple, de créer un nouveau parti contre la croissance ou de mettre fin au système de sécurité sociale sous prétexte que celui-ci renforcerait en fin de compte leur dépendance à un pouvoir qui est déjà lui-même dépendant des nouvelles forces du marché. Même s’ils étaient d’accord avec les arguments avancés par des philosophes comme Ivan Illich sur ce point particulier et les thèses avancées dans son livre sur Les limites de la médecine, une telle suggestion paraîtrait absurde et déplacée à la majorité des Français, surtout à celles et à ceux pour qui la sécurité sociale est déjà devenue un besoin, voire une nécessité, dans une société qui ne fonctionne plus comme avant, où les soins de santé sont devenus de plus en plus chers et où il n’y a plus de chaman, de guérisseur ou de médecin « gratuit » comme il y en a encore en Inde. Par contre, ce qu’un outsider comme moi peut faire dans un cas pareil c’est de montrer que ce système pourrait éventuellement être remis en question ou remodelé, pour permettre à ses usagers de définir leurs « besoins » de santé dans des conditions de moindre dépendance par rapport à la perception qu’en ont les « autorités » médicales. Ou pour que ces besoins, une fois redéfinis, ne soient pas toujours phagocytés par ceux qui sont systématiquement créés par un marché agressif, notamment une industrie d’armements et de production militaire qui ne sert, en fin de compte, que des marchands, des tyrans et des terroristes de tout bord.
L’important est que tout un chacun mette tout son cœur et son intelligence pour s’attaquer aux problèmes qui le tracassent, et réalise bien que la solution de ces problèmes dépend finalement des moyens dont il, ou elle, se sert pour changer les mondes autour de soi et en soi.
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3137.
– Source (français) : Revue Quart monde n° 192, 2004. La reproduction a été autorisée par le comité de rédaction de la revue le 12 octobre 2010.
En cas de reproduction, mentionner au moins les auteurs et la source originale (Revue Quart monde n° 192, 2004) et l’une des adresses internet de l’article.
[1] Voir DIAL 3129 - « Au-delà du développement » et 3133 - « MEXIQUE - Tepito : histoires d’un barrio du centre ville de Mexico ».
[2] Rahnema, Majid, Quand la misère chasse la pauvreté : essai, Arles, Actes Sud, « Babel », [2003] 2004, 458 p. ; Rahnema, Majid et Jean Robert, La Puissance des pauvres : essai, Arles, Actes Sud, 2008, 289 p.
[3] Rahnema, Majid et Victoria Bawtree, éd., The Post-Development Reader, Londres, Zed Books, 1997, 440 p.
[4] Rahnema, Majid, Laissez les pauvres tranquilles, Les liens qui libèrent, 2011, 50 p.
[5] Quand la misère chasse la pauvreté : essai – note DIAL.
[6] Sahlins, Marshall, Âge de pierre, âge d’abondance : l’économie des sociétés primitives, traduit par Tina Jolas, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1976, 409 p.
[7] Du grec apophatikos, négatif.
Messages
1. « Quand la misère chasse la pauvreté » : entretien avec Majid Rahnema, 13 décembre 2014, 12:34, mis en ligne par paul martel
Merci à Majid pour ce livre essentiel à ceux qui veulent comprendre pourquoi la pauvreté existe et la différence entre misère et pauvreté !
Ce livre m’a ouvert de nouvelles portes et a été à l’origine de ma prise de conscience envers les plus démunis, en particulier de mon engagement avec ATD Quart Monde.
Cordialement
Paul
2. « Quand la misère chasse la pauvreté » : entretien avec Majid Rahnema, 19 décembre 2022, 10:27, mis en ligne par Marie Paul
Merci pour l’auteur de l’article et l’auteur du livre. Personnellement je n’ai pas eu l’opportunite de lire le livre physiquement. Mais les idees il contient sont d’une grande valeur et constitue une inspiration pour moi.