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DIAL 3394

NICARAGUA - Pour une véritable autonomie de la population d’ascendance africaine

Carmen Herrera

jeudi 15 décembre 2016, mis en ligne par Dial

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Les deux premiers articles de ce numéro de décembre sont consacrés au Nicaragua. Le premier revient sur les élections du 6 novembre 2016. Le second, ci-dessous, évoque une dimension mal connue de l’histoire et la géographie du Nicaragua qu’on se représente en général avant tout comme un pays hispanophone, dont la langue est un héritage de la colonisation espagnole. Article publié par Noticias Aliadas le 11 août 2016.


Créoles, garifunas [1] et Indiens de la côte caraïbe réclament le respect de leurs territoire, langues et coutumes.

« Pour moi, le processus d’autonomie de la côte caraïbe au Nicaragua n’a jamais dépassé le stade du fantasme pour les populations de la région. En théorie, ce processus devait permettre, entre autres choses, une plus grande et meilleure planification de programmes et de projets dont les communautés ethniques seraient les conceptricess et bénéficiaires : droit et pouvoir d’administrer des ressources [financières et naturelles] ; autonomie et diligence dans l’administration du budget assigné aux régions autonomes ; pouvoir de proposer des lois et des réformes de celles-ci devant l’Assemblée nationale ; une plus grande indépendance dans l’administration publique ; la possibilité d’une vision de région. Mais rien de cela n’a été possible. Cela a été tout le contraire », a expliqué à Noticias Aliadas Shakira Simmons, activiste noire féministe.

Parler au Nicaragua de la population noire pour un pays à majorité hispanophone, métis et catholique, oblige à se souvenir que sur la côte caraïbe, sur plus de la moitié de son territoire, d’autres populations existent qui, à côté des descendants africains, furent colonisées par les Anglais et non par les Espagnols, comme c’est le cas du Pacifique, et que ce futen outre un territoire annexé par le gouvernement libéral du président José Santos Zelaya (1893-1909) en 1894 lors d’un processus appelé « réincorporation de la Mosquitia », sans prendre en compte les diversités culturelles, économiques et linguistiques de ces populations, auxquelles il imposa le castillan comme langue officielle et une structure de gouvernement basée sur le schéma occidental laissé par la colonie espagnole, et dont il s’empara de ressources pour qu’elles soient administrées par l’État national.

De même, on ne peut faire référence à la population noire ou créole, comme on l’identifie aussi, sans la distinguer des Indiens mayagnas, des Miskitos, des Garífunas, des Rama et des métis de la côte, avec lesquels ils partagent non seulement une histoire, mais aussi une identité « côtière », malgré les différences énormes qui séparent les uns des autres. Ils ne parlent pas la même langue, leurs expressions culturelles et leur organisation sociale sont différentes, mais ce qu’ils ont effectivement en commun, c’est une force en tant que populations pour affronter les impératifs systématiques de l’État métis du Pacifique et ses pratiques racistes, lourdes de préjugés, fruit de la méconnaissance et du manque d’information produits par l’éducation uniforme imposée par les différents gouvernements depuis sa « réincorporation » à la fin du XIXe siècle, situation qui les a conduits dans les années 80 à lutter pour l’approbation de la Loi 28, le Statut d’autonomie des régions de la côte atlantique du Nicaragua.

Depuis la « réincorporation de la Mosquitia » jusqu’à aujourd’hui, celle-ci s’est bien peu « réincorporée », selon l’opinion concordante des habitants de la côte caraïbe, dont l’extension territoriale est de 60 366 km<sup², soit plus de la moitié du territoire national qui avoisine les 125 000 km<sup².

Inclusion ratée

En 1987, durant la Révolution populaire sandiniste (1979-1989), la population de la côte caraïbe exigeait une véritable inclusion politique et économique dans le reste du pays, mais dans l’autonomie et respect de ses différences. Face au rejet de la manière par laquelle la Révolution tenta d’annexer cette région du pays, sur la base des débuts d’un processus et d’une lutte menés en majorité par des métis du Pacifique et du centre du pays, le gouvernement révolutionnaire, avec l’appui de la population côtière en général et la pression systématique des créoles en particulier, approuva le Statut d’autonomie des régions de la côte atlantique du Nicaragua.

À partir de l’approbation de cette loi, dans ce que l’on appelait alors le département de Zelaya – ainsi nommé après sa « réincorporation » – s’est produit une division géographique qui partagea l’ancien département en deux parties, appelées zones spéciales et connues jusqu’à aujourd’hui sous les noms de Région autonome de l’Atlantique Nord (RAAN) et Région autonome de l’Atlantique Sud (RAAS). Il est bon de rappeler qu’à cette date, la population de la côte a proposé de changer ces noms et d’utiliser Caraïbe, au lieu d’Atlantique, puisque ces régions font partie de ce bassin.

Dans son attendu VII, la Loi 28 détermine que « le nouvel ordre constitutionnel du Nicaragua établit que le peuple nicaraguayen est de nature multiethnique ; il reconnaît les droits des communautés de la Côte Atlantique à préserver leurs langues, religions, art et culture ; à jouïr , faire usage et profit des eaux, bois et terres communales ; à la création de programmes spéciaux qui participent à leur développement. Il garantit pour ces communautés le droit de s’organiser et de vivre sous les formes correspondant à leurs légitimes traditions ».

Cependant, et à bientôt trente ans de sa promulgation, on peut constater que la population caribéenne a préservé ses langues, religions, art et culture ; mais pas ses ressources, qui sont gérées jusqu’à maintenant par le gouvernement central.

« Depuis qu’en 1894 la côte caraïbe a été annexée à la République du Nicaragua, elle est devenue une véritable “colonie” du Pacifique. On a extrait ses ressources naturelles (or, pêche, bois, entre autres), sans avoir destiné des ressources suffisantes au territoire atlantique », a déclaré la Conférence épiscopale dans un communiqué publié en mai 2014 pour réagir à la problématique actuelle en territoire caraïbe que constitue l’invasion de colons du Pacifique sur des terres indiennes.

La population noire de la côte caraïbe du Nicaragua est connue comme créole, un terme forgé par les historiens pour se référer aux descendants d’Africains non esclaves et qui se sont mélangés à d’autres groupes ethniques, principalement à leurs conquérants anglais. Ils habitent majoritairement dans la RAAS, dans les villes de Bluefields, Rama Cay et Corn Island. Leur langue principale est l’anglais standard, connu comme kriol, et comme seconde langue ils parlent espagnol. Ils sont perçus comme fiers de leurs identité, culture et langue.

Divisions et mises en avant

Bien que ce soit l’une des populations les plus faibles numériquement, les créoles dirigent politiquement et culturellement la RAAS et représentent le groupe le plus éduqué des six qui habitent la région, atteignant des niveaux de scolarité semblables à ceux de la majorité métisse. Ils furent aussi à l’époque les plus engagés dans le processus qui conduisit à l’approbation de la Loi 28 durant les années 80.

« La population d’ascendance africaine, à partir de ce moment, crut en cette illusion de la loi d’autonomie et dans les bienfaits qu’elle apporterait. Mais l’État dispose de tout, et je me réfère à un État qui historiquement a exclu les populations des deux régions et qui utilise des membres d’autres populations ethniques qui leur sont favorables » explique Simmons. « Il est possible que la population d’ascendance africaine soit la plus visible en ce moment dans les espaces de prise de décisions, mais il y a, et cela depuis toujours, des populations indiennes et “des métis de la côte” qui se sont prêtés aux jeux et intérêts du gouvernement pour donner l’impression que l’autonomie est une réalité ».

Quelques descendants africains consultés s’accordent pour affirmer qu’un autre élément fait difficulté pour atteindre l’autonomie : c’est la hiérarchie ethnique qui a toujours existé et selon laquelle il y a des groupes qui se sentent supérieurs à d’autres. Ils affirment que le racisme, la discrimination et les inégalités intériorisées – et parfois même inconscientes – des populations permettent les divisions et les mises en avant qui causent tant de dommages dans la région.

Un descendant africain, qui a demandé l’anonymat, a affirmé à Noticias Aliadas que beaucoup de créoles qui ont promu l’application de la loi d’autonomie durant les gouvernements néolibéraux (1990-2006), sont les mêmes qui occupent actuellement des positions de pouvoir avec l’actuel gouvernement sandiniste que préside Daniel Ortega depuis 2007.

« Ils ont cessé de défendre, ils ont changé de discours, ils ont cessé de questionner et même de proposer des changements, maintenant on les remarque plus par leur silence ou simplement par la répétition de la rhétorique gouvernementale » a-t-il déclaré.

Bien que l’État nicaraguayen ait de très bonnes lois et qu’il ait signé et ratifié des déclarations et des instruments internationaux de reconnaissance et respect des populations « minoritaires » – parmi lesquelles les descendants d’Africains –, Simmons considère que l’État a fait très peu ou presque rien pour les appliquer et les faire appliquer.

« Les intérêts économiques ont prévalu sur les droits ancestraux et les droits humains de la population indienne, créole et garifuna. Le droit à la terre, la jouissance et l’administration des ressources naturelles de leurs territoires, la préservation de la langue et des coutumes, l’accès à des services de santé et à une éducation de qualité, le droit à une vie exempte de violence, le droit à l’emploi et à une vie digne sont seulement quelques exemples des droits qui continuent à être bafoués jour après jour dans la région – sans mentionner ceux associés à la participation politique. Dans mon cas personnel, je ressens qu’au lieu de vivre le processus d’autonomie tel qu’il fut conçu pour les descendants d’Africains, nous vivons sous le contrôle d’un appareil d’État raciste, adultiste, misogyne, expulseur et capitaliste », déclare-t-elle.

Selon ce qui se ressort des documents fournis à Noticias Aliadas par Margarita Antonio, anthropologue et médiatrice sociale de la côte caraïbe, certaines réussites du processus d’autonomisation des populations de la côte caraïbe peuvent cependant être soulignées : l’éducation interculturelle bilingue au niveau du primaire et du secondaire ; l’établissement et le fonctionnement d’universités caribéennes ; la reconnaissance des droits territoriaux des peuples indiens et des descendants d’Africains sur la côte caraïbe avec la définition de 22 territoires ; et la croissance significative de la présence de femmes et d’hommes de la côte dans le gouvernement national.

Restent en suspens, d’après l’article « Côte caraïbe, peuples et territoires » de Margarita Antonio, l’assainissement des territoires, le renforcement des gouvernements territoriaux indiens, le contrôle de la déforestation, une plus grande autonomie réelle dans la prise de décisions sur les sujets concernant la côte caraïbe, la promotion d’un dialogue interculturel véritable et la reconnaissance du territoire de Bluefields comme Creole Black Government, ainsi que trois aires complémentaires.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3394.
 Traduction de Sylvette Liens pour Dial.
 Source (espagnol) : Noticias Aliadas, 11 août 2016.

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