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DIAL 2888
PÉROU - Témoignage et réflexions d’un militant du Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru
jeudi 1er juin 2006, mis en ligne par
Alberto Gálvez Olaechea, ancien dirigeant du groupe de guérilla MRTA (Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru), vient d’être condamné à 23 ans de prison en mars 2006, suite à l’annulation d’une première condamnation à perpétuité faite par un tribunal de juges « sans visage » qui avait été déclarée nulle après la chute de Fujimori en 2000.
Alberto Gálvez a été d’abord dirigeant du MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire). Ce groupe né en 1962 avait initié une lutte armée en 1965. Il a été vaincu par l’armée en six mois et ses principaux dirigeants de l’époque (dont Luis De la Puente Uceda) ont été éliminés. Le Front du département de Junín de ce mouvement armé s’est appelé Tupac Amaru, en hommage à un chef indien qui avait mené une révolte contre les Espagnols en 1780. A son tour, et pour marquer une continuité avec le Front de Junín de 1965, le MRTA adopte le nom de Tupac Amaru lors de sa constitution en 1982, date à la quelle commence la lutte armée. Le mouvement a toujours voulu se démarquer de l’autre groupe armé du Pérou, le Sentier lumineux (SL).
Bien qu’à l’origine de la formation du MRTA, le MIR ne rejoint ses actions armées qu’en 1985. Alberto Gálvez Olaechea est arrêté une première fois en 1987. Il s’échappe de la prison Miguel Castro Castro en 1990 avec 47 autres dirigeants et militants du MRTA. Arrêté à nouveau en 1991, il renonce au mouvement en 1992.
Nous publions ci-dessous deux textes d’Alberto Gálvez Olaechea, qui sont d’une grande qualité humaine. L’un des deux textes est la transcription de sa déclaration contenue dans une vidéo des témoignages recueillis par la CVR (Commission Vérité et réconciliation) du Pérou. L’entretien avec la CVR a eu lieu le 19 juillet 2002 dans la prison de Huacariz en Cajamarca et a été présenté en séance publique le 10 juin 2003. Le second texte est tout récent puisqu’il a été lu par Alberto Gálvez Olaechea devant les juges lors de son procès en mars 2006.
Déclaration devant la Commission Vérité et justice
Je m’appelle Alberto Gálvez Olaechea, j’ai 48 ans, j’ai été l’un des dirigeants du MRTA jusqu’en janvier 1992, date à laquelle j’ai présenté ma démission. J’ai passé quatorze ans de ma vie sur quarante huit en prison, ce qui est, me semble-t-il, un temps plus que suffisant pour la réflexion, l’introspection et l’autocritique au regard de notre expérience, plus particulièrement en ce qui concerne la violence politique dans les deux dernières décennies du siècle passé.
Ce projet, qui fut le nôtre, a été élaboré à partir de l’esprit d’une époque. Je ne prétends pas éluder ma responsabilité, mais je ne pense pas non plus que l’on puisse réduire l’expérience du MRTA à l’activité isolée de quelques fanatiques qui auraient chamboulé un pays qui vivait en paix dans le calme et l’ordre. Je ne prétends pas défendre quoi que ce soit et je n’essaye pas de justifier quoi que ce soit. Ce qui me semble fondamental c’est d’essayer d’expliquer et de comprendre, et surtout de garder les yeux ouverts sur la réalité des événements et d’admettre, sans restriction, un échec total.
Il faut aussi reconnaître les erreurs et en particulier se montrer ouvert au pardon, celui que l’on demande et celui que l’on accorde, si nous voulons réellement avancer dans un processus de réconciliation nationale. En ce qui me concerne, je ne réclame ni n’exige rien, si ce n’est que l’on garde l’esprit ouvert au discernement et à la réflexion. N’oublions pas que du côté des vaincus aussi il existe des blessures, séquelles de la violence politique, telles qu’elles existent dans la société. Et n’oublions pas que ces blessures ouvertes des vaincus portent en elles le ferment des révoltes à venir ; c’est un élément que devraient prendre en compte absolument les classes dirigeantes de ce pays.
A partir de ces années de réflexion, d’étude, d’observation de la réalité et des événements passés, j’ai essayé de tirer une synthèse en six points fondamentaux.
Le premier est que toute théorie a ses failles. L’idée du marxisme en tant que vérité universelle s’est révélée fallacieuse. La vérité est multiple, elle évolue avec le temps et toute vérité est provisoire, partielle, en contradiction avec d’autres vérités ; par conséquent il n’existe pas de vérité révélée à transmettre au monde, et moins encore à imposer à la société.
Le deuxième point est que nous avons appris – ou que j’ai appris – que le cours de l’histoire n’est pas inéluctable ; je veux dire qu’il ne s’agit pas d’un déroulement qui va vers une fin, mais que les possibles de la destinée humaine restent ouverts, oscillant entre la destruction en tant que civilisation figée et la possibilité de construction d’un système de coexistence dans l’équité, la tolérance et la justice sociale.
En troisième lieu, nous avons appris que les révolutions sont des exceptions, plus que des lois inévitables de l’histoire. L’expérience nous a prouvé que les transformations qui se sont produites dans le monde se sont, en bien des cas, accompagnées de révolutions, mais dans la grande majorité des cas ce n’est pas obligatoirement en empruntant ce chemin-là que se sont produits les changements.
Le quatrième point est que nous avons appris que le recours à la violence ne convient qu’aux situations extrêmes. Nous avons appris que l’on peut déclencher des processus qui s’avèrent incontrôlables par ceux-là mêmes qui les ont enclenchés. Nous avons appris que la mise en jeu de la violence génère un ensemble actions/réactions, une spirale de la violence, qui peut finir par submerger ses propres protagonistes bien au-delà de leurs intentions. Et cela est particulièrement grave.
Notre cinquième conclusion est que dans une société comme la nôtre, morcelée, diverse, sous-développée, l’exaspération des conflits, des contradictions et plus particulièrement, des niveaux de violence, peut déchaîner une guerre de tous contre tous. Le risque en est la désintégration de la société, qui a été sur le point de se produire dans ce pays et qui s’est produite dans des sociétés comme celle de l’Afghanistan. Le conflit n’a pas eu lieu seulement entre l’Etat et le MRTA ou entre l’Etat et le Sentier lumineux (SL) mais il y a eu des conflits transversaux entre SL et le MRTA, à l’intérieur du MRTA, à l’intérieur du SL, entre les groupes paysans d’autodéfense et les forces insurgées, entre les Ashaninkas et le MRTA, et ainsi de suite.
Enfin, sixième point, nous avons appris que le volontarisme avant-gardiste finit par s’écarter de la praxis sociale et se détacher du processus historique ; et la logique des appareils, la logique des structures, la logique de l’organisation en vient à imposer ses propres exigences et ses propres objectifs souvent en opposition aux nécessités politiques et aux objectifs révolutionnaires.
Telles sont, de façon synthétique, nos conclusions que nous voulons faire connaître afin qu’elles soient prises en compte.
Merci beaucoup.
Déclaration devant les juges en mars 2006
« Etre ou ne pas être : telle est la question.
Y-a-t-il pour l’âme plus de noblesse à endurer les coups et les revers d’une injurieuse fortune ou à s’armer contre elle pour mettre fin à une marée de douleurs. »
W. Shakespeare, Hamlet
(Traduction de A. Gide pour La Pléiade – 1950)
Le célèbre fragment de Shakespeare que j’ai mis en épigraphe montre l’ancienneté et l’amplitude de ce dilemme auquel individus et générations ont eu à se mesurer tout au long de la marche de l’humanité.
Tout au long de notre histoire, des Péruviens aussi ont décidé de « s’armer… pour mettre fin à une marée de douleurs ». C’est ce qui s’est passé avec les montoneros de Piérola qui, en 1895, mirent en déroute l’armée du général Caceres lors d’impitoyables affrontements, instituant ainsi ce que l’on a appelé la « République aristocratique » C’est ce qui s’est passé avec les insurgés apristes [membres de l’APRA, Action populaire révolutionnaire américaine] de 1932 et 1948 dont les rêves de justice sociale furent brisés, mis à feu et à sang. Cela se produisit aussi avec les guerrilleros du MIR en 1965 et avec le jeune poète Javier Héraud qui « n’a pas eu peur de mourir parmi les arbres et les oiseaux ».
Lorsqu’il fait référence à l’insurrection armée de la fin du siècle passé, le père Hubert Lanssiers, dans son livre Los dientes del dragón (Les dents du dragon), la qualifie de
« charité imparfaite », et, de mon point de vue, c’est là une des définitions les plus complètes et significatives. De la charité car s’il y a eu quelque chose de commun entre nous ce fut précisément un engagement et une totale identification aux souffrances et aux espérances des dépossédés et des humbles ; nous avons vécu l’engagement politique comme un apostolat, un don total à un idéal de justice et de solidarité. Imperfection puisque nous avions associé ces justes aspirations à l’exercice de ce qu’alors nous considérions la nécessaire voie : la lutte armée, nous attribuant une représentativité que personne ne nous avait concédée et nous érigeant nous-même en bras justicier d’un peuple qui n’avait pas été consulté.
Le père Lanssiers ajoute immédiatement que si cette « charité imparfaite » est erronée et discutable, l’indifférence – qui relève du plus parfait égoïsme – est bien pire encore. Et sur ce dernier point, que ceux qui n’ont rien à se reprocher se saisissent de la première pierre.
Selon le sociologue allemand Max Weber, deux impératifs guident la politique : l’éthique de conviction ou l’éthique de responsabilité. L’éthique de conviction est celle qui pousse les individus à se donner totalement pour la réalisation de leurs idéaux, sans ménager efforts ou sacrifices d’eux-mêmes ou d’autrui. Il ajoute qu’en général ces acteurs politiques conduisent les collectivités auxquelles ils appartiennent vers des destinées incertaines et éloignées des objectifs annoncés. A l’inverse, l’éthique de responsabilité suppose une évaluation raisonnée des conséquences que nos choix et nos actes déclenchent dans la complexe combinaison des interactions entre les déterminations qui formatent notre société. Autrement dit, lorsque l’idéologie pèse excessivement sur la politique on aboutit à de funestes résultats.
A la lumière de l’expérience il ne nous reste qu’à admettre que nous avons fait preuve d’éthique de conviction plus qu’il n’en fallait et pas assez d’éthique de responsabilité.
Dans son ouvrage Le Prince, Nicolas Machiavel affirme « Bien inspiré, sans aucun doute, celui qui met en harmonie son comportement et la spécificité des circonstances, tout comme il est mal inspiré celui dont le comportement est en disharmonie avec la tonalité de son époque ». Dans cette « disharmonie avec la tonalité de (l’)époque » il faut aller chercher, selon moi, la quintessence de ce qui explique la débâcle du MRTA et que certains analystes ont qualifié de « guerrilla attardée ».
Nous avons fait notre apparition dans un moment où les circonstances commençaient à devenir de plus en plus défavorables : l’effondrement de l’URSS et de ce qu’il était convenu d’appeler « le camp socialiste », fut suivi de la déroute électorale du sandinisme ; à l’intérieur, la division de la gauche officielle (la Gauche Unie) et l’essoufflement des luttes sociales nous isolaient, ceci encore aggravé par le fait que nous nous affrontions à un gouvernement démocratique, ce qui nous laissait sans la supériorité morale indispensable pour une quelconque victoire révolutionnaire. Et, pour couronner tragiquement le tout, comme si les erreurs personnelles du MRTA ne suffisaient pas, il a dû assumer aussi le passif créé par le PCP-SL (Parti communiste du Pérou-Sentier lumineux), force qui avait le plus d’influence et de poids.
Comme je l’ai déjà indiqué à mon auditoire, la tragédie du MRTA a consisté à se vouloir organisation révolutionnaire dans une époque qui n’était pas – ou du moins n’était plus – révolutionnaire. Parce qu’elles allaient se développer dans un vide social et politique de plus en plus grand, bien des choses deviendraient incontrôlables.
Le colonel Aureliano Buendia, ce personnage attachant de Cent ans de solitude, qui avait lancé trente-deux insurrections armées pour toutes les perdre, découvrit un jour qu’il était plus facile de commencer une guerre que de la conclure. Ce qui se produit c’est que dans la guerre, l’importance de l’offense s’amplifie, les blessures s’élargissent, les rancœurs mijotent et comme l’a dit quelqu’un « la haine prend la place des neurones ». Lorsque la politique prend les armes, les énergies et les passions se déchaînent, deviennent ingouvernables et nous transpercent tous. Lorsque cesse le feu, il reste des séquelles et des blessures ouvertes : les victimes et leurs familles, vainqueurs et vaincus, pleurs et rages ; et ce qui est plus dangereux encore, une meute de gens sans scrupule qui ont la prétention de tirer des avantages en manipulant angoisses et peurs collectives afin d’atteindre des positions enviables grâce à leurs débats politiques et journalistiques.
Lorsque je regarde derrière moi et que je considère les dix-huit ans que j’ai déjà passé en prison, il me faut indiquer que ce qu’il y a eu de plus douloureux ce ne furent ni les tortures ni les mauvais traitements que j’ai subis ; ce ne fut pas non plus le fait d’être séparé des miens - avec tout ce que cela implique - ce ne fut pas même de constater que, à ce peuple auquel j’ai offert ma vie par idéal, mon destin est indifférent. Le plus dur, ce qui a été véritablement douloureux, pour moi du moins, c’est de constater que notre sacrifice a servi à ce que les forces les plus obscures et rétrogrades de la société nous utilisent afin de donner une légitimité à leurs projets antidémocratiques et à leurs forfaits, avec la prétention d’entrer dans l’histoire en tant que « héros de la pacification » et
« sauveurs du Pérou ».
Il ne m’est pas possible de conclure sans reconnaître que nous nous sommes trompés, car, si les buts poursuivis étaient justes et nobles, nous avons commis des erreurs quant au choix des moyens et nous avons fait fausse route. Je demande à nouveau pardon à ceux qui pourraient avoir été éprouvés du fait de mes actes, de même que je renouvelle mon pardon à ceux qui m’ont torturé et maltraité. Le temps n’est plus d’attiser les haines, je crois que le temps des retrouvailles est arrivé. Il est écrit dans l’Ecclésiaste : « Il y a un temps pour chaque chose et un temps pour l’accomplir sous le ciel. »
Je ne renie ni mon passé ni mes rêves. J’appartiens à une génération qui a donné pour fondements à ses révoltes son aspiration à la justice sociale et la solidarité. Nous voulions changer le monde et le changer tout de suite. Nous étions pleins d’impatience et ce que nous considérions urgent n’admettait pas de délai. Nous avons d’abord levé nos poings, puis, dans nos poings, les armes. Nous n’avons pas tenu compte de l’avertissement de Bertold Brecht dans son poème dédié aux hommes du futur : « La colère qui crie contre l’injustice éraille aussi la voix » « la haine qui s’exprime contre la bassesse défigure aussi le visage » ; de même « nous qui voulions ouvrir le chemin de la bienveillance, nous n’avons pas pu être bienveillants ».
Au moment où ce tribunal se prépare à émettre une sentence, il me semble pertinent de citer ces mots de Salomon Lerner, président de la Commission Vérité et Réconciliation qui a cessé de fonctionner : « …si la mémoire au service de la domination est condamnable, la mémoire vindicative l’est aussi. On ne se souvient pas d’un épisode de violence pour se changer en esclaves du passé mais pour humaniser ce terrible passé… pour en purifier le sens. C’est pourquoi ce décompte minutieux des outrages subis dont le but est de justifier la vengeance est en dernier ressort une soumission au passé. Ce n’est pas une mémoire qui libère mais qui emprisonne, qui ne rehausse pas le passé mais qui déshonore le présent. Les anciens Grecs ont enseigné qu’une façon de parvenir à la liberté consistait à rompre le cercle fatal de la vengeance. C’est à cela que doit servir la mémoire, non pas à nous enfermer dans le cycle sans fin des outrages et des représailles. »
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2888.
– Traduction Dial.
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