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DIAL 3443
BRÉSIL - Lettre aux amis
Xavier Plassat
lundi 26 février 2018, mis en ligne par
Nous republions, comme nous le faisons souvent, la lettre que nous a fait parvenir, comme chaque année, le dominicain Xavier Plassat, membre de la Commission pastorale de la terre (CPT) au Brésil. Il nous donne des nouvelles de la situation au Brésil et de l’état des luttes contre le travail esclave et pour un meilleur partage de la terre. La lettre était accompagnée de deux annexes, que nous joignons aussi au texte. Le premier présente les perspectives d’action de la CPT du Tocantins pour l’année 2018 et le deuxième, le budget 2017 et le budget prévisionnel 2018 de la CPT - Tocantins.
Araguaína, le 2 février 2018.
Chères amies, chers amis, je viens à peine de retrouver le Brésil après avoir successivement célébré à Paris la « Pâque » de notre frère Henri Burin des Roziers, début décembre ; participé en Allemagne durant deux semaines à la campagne d’Avent promue par Adveniat (une organisation catholique d’entraide internationale) sur le thème de l’esclavage moderne et fêté Noël et le nouvel an en famille, presque une première en 30 ans ! L’ambiance ici ne s’est pas améliorée par rapport à celle que nous connaissons depuis maintenant 2 ou 3 ans. Avec la confirmation en appel de la condamnation de Lula (peine augmentée de 9 à 12 ans de prison) pour corruption passive, au terme d’un procès qui divise aussi bien les citoyens que les juristes (pas de preuve tangible du délit, en dehors des révélations fournies par d’autres accusés dans le cadre du système de « dénonciation récompensée », principale source d’informations sur les mécanismes de corruption en vigueur dans les hautes et moins hautes sphères de l’économie et de la politique). Judiciarisation de la politique ou politisation de la justice, on ne sait plus trop où on en est. Le résultat le plus clair est que Lula a peu de chances de pouvoir concourir aux prochaines élections présidentielles (octobre 2018) comme il en a le projet. Or c’est le candidat qui réunit aujourd’hui le plus d’intentions de vote (37%, plus que le double du second mieux placé), mais aussi le plus fort taux de rejet. Il serait vainqueur néanmoins au second tour dans toutes les hypothèses testées. Le président en exercice, Michel Temer, lui, n’a pas ces préoccupations : avec un taux d’approbation oscillant entre 3 et 6% et un taux de rejet proche de 70%, mais sans souci de réélection, il a passé l’année à négocier – de manière très onéreuse pour le budget de l’État – les voix nécessaires pour éviter que le Parlement n’approuve la requête du Parquet général visant à ce qu’il soit jugé pénalement pour corruption passive, organisation criminelle et obstruction à la justice. Il y est parvenu et a ainsi pu continuer à mettre en œuvre un programme social brutalement régressif.
Depuis 3 ans, on assiste à une série interminable de révélations de scandales de corruption : ils ne cessent de faire la « une » des médias et alimentent un dégoût croissant pour tout ce qui touche à la politique. C’est dramatique et gros de risques imprévisibles pour la démocratie. Après avoir aussi touché l’autre camp, les révélations sont plutôt concentrées sur l’entourage et la base du président Temer (connu ici comme « Temer-golpiste ») qui, en août 2016, a remplacé la présidente élue Dilma Roussef (dont il était vice-président) au terme d’une procédure de destitution formellement fondée sur une infraction aux règles d’ordonnancement des dépenses budgétaires (que tout gouvernant pratique ici couramment) et politiquement motivée par une inversion d’alliances, à un moment de renversement de conjoncture économique mal administré par le gouvernement Dilma.
L’impasse politique ainsi créée s’accompagne d’un climat de revanche fébrile de la part des « gagnants » du clan Temer (droite et centre-droit, distribués entre une vingtaine de partis en constant et opportuniste marchandage) occupés, sous prétexte de « réformes », à déconstruire les principales avancées réalisées depuis 2003 dans le domaine du droit et de la justice sociale (principalement : droits des travailleurs ; réduction de la grande pauvreté ; défense et protection de l’environnement ; droits territoriaux des peuples indiens autochtones). Emblématique fut l’approbation d’une loi qui gèle « pour 20 ans » le pourcentage des dépenses sociales dans le budget de l’État [1] – note DIAL.]] hors service de la dette (celle-ci absorbe plus de la moitié des recettes fiscales) et la tentative d’approbation d’une cruelle réforme des régimes de retraite (pour le moment infructueuse en dépit des torrents de faveurs consenties aux parlementaires pour acheter leur adhésion).
Le chômage est proche de 13% – soit 13 millions de personnes sans emploi – et la violence du fort envers le faible explose de toute part : exécution sommaire de paysans (65 morts violentes en 2017, un chiffre jamais atteint depuis 2003) au cours de véritables tueries comme celle de Colniza, dans le Mato Grosso, en avril dernier (9 paysans torturés puis assassinés par des tueurs à gages au service d’exploitants forestiers), ou celle de Vilhena, dans l’État de Rondônia, le mois suivant (3 paysans assassinés ; ils luttaient pour la réforme agraire), ou le massacre de Pau D’Arco, dans le Pará, ce même mois (des agents de la Police militaire et de la Police civile ont froidement exécuté 10 paysans sans-terre sous le prétexte de les déloger de la terre qu’ils occupaient). Le Brésil a gagné cette année le titre du pays le plus violent au monde envers sa population paysanne. Et sans doute aussi contre sa population indienne. Et sans doute aussi contre sa population de jeunes afro-descendants. Et contre sa population carcérale, prise en étau entre gangs criminels en guerre pour le contrôle du commerce de la drogue.
L’heure est à la résistance et à la construction de nouveaux chemins (?). De ce point de vue – et pour ne pas laisser paraître que tout est gris – je veux ici souligner quelques faits importants qui montrent combien nos victoires se gagnent à coup d’obstination et sur le long terme.
J’ai commencé à vous parler l’an passé de l’importance de la condamnation de l’État brésilien par la Cour interaméricaine des droits humains (de l’OEA), dans le cas connu comme « Brasil Verde », sentence publiée en décembre 2016 [2]. Plein d’espérance, j’affirmais alors que « le fait en lui-même et le contenu de cette condamnation sont historiques et emblématiques : parce que c’est la première affaire d’esclavage à être jugée à ce niveau, parce que la sentence établit des paramètres qui feront jurisprudence quant à ce qu’on doit entendre par esclavage moderne et à ce qu’est la responsabilité d’un État pour éviter ou punir la pratique de ce crime. Les juges entendent, par exemple, que la discrimination structurelle historique qui frappe les victimes habituelles de cette forme d’exploitation est un signe clair de la faillite des politiques de l’État brésilien pour corriger une situation séculaire dans le pays qui a été le dernier d’Amérique à abolir l’esclavage. » Impressionnante aussi est l’importance des indemnités attribuées aux 128 victimes identifiées dans ce procès : plus de la moitié de ces ouvriers ont déjà perçu, peu avant Noël, une indemnisation, payée par l’État brésilien, d’une valeur ici inimaginable : 40 000 dollars par personne (cela représente 11 ans de salaire minimum). Les autres recevront aussi leur dû, dès qu’on aura réussi à les localiser, eux -mêmes ou leurs ayants droit.
À plusieurs reprises au cours de cette année, le jugement Brasil Verde a été invoqué par de hauts magistrats, entre autres par la nouvelle Procureure générale de la République (Raquel Dodge ; elle fut l’une de nos experts dans ce procès), à l’occasion des multiples estocades judiciaires auxquelles s’est exposé le gouvernement dans son acharnement à vouloir interdire la publication de la Lista suja (liste noire, des esclavagistes pris en flagrant délit) ou à vouloir modifier par simple décret la définition inscrite dans le Code pénal de ce qu’est le travail esclave ou encore les attributions légales des inspecteurs du travail et leur indépendance fonctionnelle, une attaque frontale à la politique nationale d’éradication de l’esclavage moderne, engagée au Brésil dès avant Lula et Dilma. Le gouvernement a perdu sur ces tableaux. Mais l’acharnement n’a pas cessé chez une majorité de parlementaires et chez d’importants lobbies économiques très influents. Ils nous donneront encore et souvent bien du fil à retordre.
Ces combats ont permis de rapprocher et d’unir des éléments importants de la société civile, de l’Église catholique, de certains médias importants et de secteurs significatifs au sein de l’État. Cela a été pour nous l’occasion d’adresser une lettre publique au pape François, militant connu de ces causes, signée par les évêques qui président la CPT.
La Commission nationale pour l’éradication du travail esclave a pris l’initiative, à notre demande, de publier un livre qui analyse à plusieurs voix (dont la mienne) l’importance du jugement Brasil Verde. Le lancement en a été réalisé lors d’un séminaire spécialement convoqué à Brasília, sous le patronage de la Procureure générale de la République.
C’est à l’obstination d’Henri Burin des Roziers que nous devons la grande avancée résultant de l’affaire Brasil Verde.
C’est lui qui, à la fin des années 1980, a patiemment réuni toutes les pièces du dossier et engagé le procès devant l’OEA contre le Brésil. Une fleur de plus pour orner la tombe de ce grand frère dominicain à qui je dois d’avoir été séduit par le projet de partir au Brésil et par l’action de la Commission pastorale de la terre.
Henri est décédé à la fin du mois de novembre. J’ai pu être présent à ses obsèques célébrées à Paris, au couvent Saint-Jacques où, par suite de ses ennuis de santé, il avait dû se retirer depuis quelques années. J’ai rapporté ses cendres au Brésil, afin de réaliser son vœu d’être enterré parmi les familles sans-terre d’un campement du MST (qui depuis 5 ans porte son nom). Nous célébrerons ce moment très symbolique le 14 avril prochain, à Curionópolis, dans le Pará. Il y a eu de très nombreux et très beaux témoignages publiés [3] à son sujet, en Europe et ici au Brésil.
Voilà… Comme de coutume je remercie chacune et chacun d’entre vous pour le soutien apporté : moral, affectif… et financier [4]. Les fonds recueillis sont une contribution essentielle pour le maintien des activités de l’équipe de la CPT.
Un grand merci et um cordial abraço !
Xavier.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3443.
– Source (français) : letttre de l’auteur, 2 février 2018.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Voir DIAL 3411 - « BRÉSIL - La destruction du système de protection sociale par le gouvernement Temer ».
[2] Voir DIAL 3397 - « BRÉSIL - Condamnation de l’État brésilien dans le cadre de l’OEA pour un cas de travail esclave » – note DIAL.
[3] Nous avons mis à disposition des lecteurs et lectrices les documents (articles, photos, vidéos et émissions radios) compilés par Xavier Plassat à l’adresse http://www.dial-infos.org/henri-bur... – note DIAL.
[4] Pour celles et ceux qui souhaitent apporter une aide financière à la CPT, vous pouvez envoyer vos contributions par chèque à l’ordre de « Association CEFAL » en mentionnant au dos « Pour Xavier Plassat, CPT Tocantins » à l’adresse : Pôle Amérique Latine – CEFAL, Service national de la Mission universelle de l’Église, 58 avenue de Breteuil, 75007 Paris. Vous recevrez en retour une attestation pour déduction fiscale. Nous rappelons que les dons libellés au nom du CEFAL sont déductibles de l’impôt sur le revenu pour 66% de leur montant, dans la limite de 20% du revenu imposable.