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DIAL 3467

MEXIQUE - Contre le pays aux pieds d’argile. De Paris à Tlatelolco

Carlos Fazio

lundi 1er octobre 2018, mis en ligne par Dial

Nous publions dans ce numéro de septembre le second volet de la série de textes diffusés à l’occasion du quarantième anniversaire de 1968, avec cette fois, deux textes, l’un assez général, et l’autre, ci-dessous, consacré au 68 mexicain. Article paru dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha le 25 mai 2018.


Tout a commencé avec un procès à couteaux tirés. L’origine des événements qui ont secoué México fut une bagarre entre élèves des écoles professionnelles 2 et 5 et de la préparatoire populaire Isaac Ochoterena, survenue le 23 juillet 1968. L’affrontement fut mis à profit par la police pour agresser les étudiants. Trois jours après, les événements purement scolaires se connectèrent avec les événements politiques, quand une manifestation commémorative de la révolution cubaine – qui continuait à résister à la bête noire [1] du nationalisme mexicain : les États-Unis – essaya d’entrer sur le Zócalo, face au Palais National, espace alors interdit aux manifestations, et fut attaquée par le corps des grenadiers. Bilan : 50 blessés.

Le 29 juillet fut décrétée la fermeture indéfinie de l’université nationale autonome du mexique (unam) et de l’institut polytechnique national (IPN). L’intervention de l’armée fut cause de stupeur dans l’opinion publique. À l’aube du 30 juillet, deux sections de parachutistes et un bataillon d’infanterie, avec tanks légers, jeeps équipées de canons de 101 millimètres et de bazookas occupèrent deux préparatoires et la Professionnelle 5. Les soldats firent voler d’un coup de bazooka la porte de bois du Collège de San Ildefonso. Il y eut 400 blessés.

Des étudiants de l’UNAM et de l’ipn – de tendances idéologiques opposées et d’écoles irréconciliables –, et de nombreux professeurs s’unirent face à l’agression : ils formèrent un conseil national de grève. Le 1er août une manifestation de 50 000 étudiants, avec à leur tête le recteur de l’UNAM, Javier Barros Sierra, protesta contre la violation de l’autonomie universitaire et la répression. En un geste symbolique qui représenta un défi au tout puissant système présidentialiste mexicain, le recteur mit le drapeau national en berne. Tout un pays offensé était en deuil.

Petit à petit le mouvement prit une dimension sociopolitique. La politisation du milieu étudiant s’accrut, ainsi que la conscience de sa force, la participation et l’activisme pour la réforme des structures. Les étudiants assumèrent une relation d’égal à égal face au pouvoir ; ils exigèrent d’être traités en adultes. Et deux langages différents, mutuellement incompréhensibles, se retrouvèrent face à face : celui du gouvernement et celui de la jeunesse.

Comme à Berlin, Rio, Berkeley, Paris, Prague et Montevideo, la soif de démocratie, de respect des droits individuels, de refus des autorités établies, fut aussi présente à México. Ce fut un mouvement national et universel à la fois.

Alimentés par le travail des agences internationales d’informations, exemples, valeurs et espoirs firent le tour du monde, reproduisant thèmes, modes et modèles de conduite à une vitesse et avec une efficacité sans précédents. Plus sensibles à ce trafic d’idées et d’images que d’autres couches de la population, les étudiants se sentirent inspirés non seulement par celles, véritables ou imaginaires, de leur pays, mais aussi par celles d’autres latitudes.

Durant les premiers jours d’août, le mouvement étudiant mexicain établit une plateforme revendicative en six points qui surgit comme une synthèse obligée des demandes des jeunes agressés : liberté pour les prisonniers politiques ; dérogation de l’article 145 du Code pénal fédéral ; destitution du chef et du sous-chef de la Police préventive ainsi que celle du chef des grenadiers ; indemnisation aux victimes des agressions de la force publique ; délimitation des responsabilités des fonctionnaires publics qui intervinrent dans le conflit.

Ces revendications, qui devinrent célèbres, fut la bannière du mouvement étudiant. Une bannière qui clamait justice et rejetait la répression. Ce fut au départ un mouvement antirépressif, qui, soutenu par la population du District fédéral, prit de l’ampleur et devint politique. Les étudiants brandirent la bannière immaculée de la Constitution. Et ainsi, le refus estudiantin de l’impunité, de la corruption et de l’autoritarisme congénitaux à l’État mexicain des années soixante les fit fraterniser avec l’homme Che Guevara. Pas précisément avec ses idées politiques, que la majorité ignorait. Ils voulaient, pour le dire avec les mots du Che, obtenir le diplôme d’hommes. Pour cette même raison, les étudiants utilisèrent aussi à profusion les images d’Emiliano Zapata, Benito Juárez, José María Morelos et Miguel Hidalgo, pour leur qualité d’hommes. D’hommes diplômés en humanité.

Malgré le niveau d’information abyssal et disproportionné auquel avaient accès les habitants de la capitale par rapport à la population du reste du pays, où en raison du bombardement de la propagande officielle être « chilango » [2] était synonyme de communiste, l’immense majorité des habitants du District fédéral ne connaissait pas les luttes des dirigeants ouvriers Demetrio Vallejo, Valentín Campa et des autres prisonniers politiques. Même la majorité des étudiants mobilisés ne les connaissaient pas. Ils ne connaissaient pas non plus la Constitution ni le texte de l’article 145. Mais ils arrivèrent rapidement à la conclusion que c’étaient des Mexicains injustement incarcérés. C’est pourquoi ils demandèrent leur libération et la dérogation à l’article en question, la dénommée « loi de dissolution sociale », promulguée en urgence en temps de guerre.

Ils défendirent leurs revendications de manière si enthousiaste et tumultueuse qu’ils remplirent à trois reprises la Place de la Constitution (les 5, 13 et 27 août). Ce furent des manifestations populaires et spontanées aussi importantes que celle de 1938, quand le général Lázaro Cárdenas nationalisa le pétrole et que le peuple lui apporta son appui dans les rues. Celle du 27 août rassembla 250 000 personnes sur le Zócalo. Les étudiants hissèrent la bannière rouge et noire sur l’une des tours de la cathédrale. Au petit matin ils furent délogés par l’armée.

Poussés par des secteurs ultraconservateurs, le consortium Televisa et son « communicateur » star, Jacobo Zabludovsky, manipulèrent le sentiment religieux en répandant la nouvelle que la cathédrale avait été « profanée ». Mais la campagne de « réparation » encouragée par l’extrême droite, qui cherchait l’affrontement entre catholiques et étudiants, fut vite désactivée. Suivant les instructions de l’archevêque Miguel Dario Miranda, le chargé de communication sociale de l’Épiscopat, Francisco Orozco Lomelín, déclara qu’« il n’y [avait eu] aucune profanation de la cathédrale ». De son côté, l’Action catholique mexicaine précisa qu’aucune de ses organisations n’avait invité à réaliser des actes de réparation.

Suivirent trois jours de désordres, avec tanks dans les rues, manifestants molestés, tirs et arrestations. Le District fédéral fut patrouillé par des troupes. Le 1er septembre, au moment de faire son rapport à la nation, le président Díaz Ordaz « tendit la main » aux étudiants. Avec le plus beau sourire sur son visage de momie vivante, il prononça un discours du type « il ne s’est rien passé ici ». Sur les trois heures que dura son allocution, il consacra 40 minutes au thème du mouvement étudiant. Il n’accepta aucune revendication et exhorta les étudiants à revenir à la normalité. Il avertit que dans le cas contraire ils seraient réprimés. Il ne pouvait imaginer qu’avec ce discours il ouvrait la voie à une nouvelle période de violence politique au Mexique.

En octobre, le régime présidentialiste, avec 40 ans ininterrompus au pouvoir, avait préparé un imposant événement destiné à servir de numéro principal de l’exhibitionnisme mexicain. La nouvelle édition des Jeux olympiques répandrait dans le monde entier la vision idyllique de l’ex-assesseur du Bureau de Sécurité nationale de Kennedy, Walt Rostow – dont le livre Les Étapes de la croissance économique était la bible du moment : un Mexique paisible et prospère, joyeux, aux paysans chanteurs avec guitare et pistolet à la ceinture, avec une architecture coloniale enviable et des merveilles comme les pyramides de Teotihuacán et les plages d’Acapulco, Vallarta ou Cancún. L’image d’une grande campagne publicitaire qui, à cette époque, était axée sur les États-Unis (« Visit Mexico now ») s’accompagnait du traditionnel « Il n’y a pas deux pays comme le Mexique », orgueilleux cliché d’une révolution institutionnalisée et précurseure, que regardaient avec respect d’autres autocrates du sous-continent latino-américain.

Une lassitude débordante

Le président et le parti d’état, le parti révolutionnaire institutionnel (PRI), étaient magnétisés par la fête sportive qui, à la fois, leur servirait d’écran pour occulter la réalité d’un pays endormi par la répétition constante du saint nom d’une révolution qui avait eu son ultime allure de rénovation au début des années quarante. Un pays de 45 millions d’habitants, où plus de 20 millions, en majorité des paysans analphabètes, vivaient dans une misère absolue et dans la soumission. Pire : sans espoir possible que quelques-uns des succès de la geste de Villa et Zapata les atteignent un jour.

En 1968 presque 60 % de la population mexicaine avait moins de 25 ans. Pour cette masse de jeunes la révolution mexicaine n’existait que dans la copieuse propagande officielle et dans la version de leurs parents. Le Mexique réel avait des pieds d’argile. Il était marqué par la corruption, le caudillisme et un conformisme corrosif. Le patron commandait dans l’entreprise et dans les syndicats. Les leaders « paysans » s’éternisaient, se transformaient en députés et sénateurs millionnaires. Il n’existait pas de canaux pour la représentation populaire. La justice était déficiente, perméable aux influences et copinages ; la « mordida » (bakchich) était déjà une institution.

Contrôlé par les membres du PRI, il y avait un parlement servil. La « dictature de parti » s’appuyait sur une machinerie triturante. L’opposition servait de comparse au régime. Il n’y avait pas de liberté de presse ni d’opinion. Sauf exceptions, les journalistes émargeaient sur la liste du gouvernement. Comme le scandèrent les étudiants, c’était une « presse vendue », docile.

La politique mexicaine était obscure, secrète et hermétique. Le président de service désignait son successeur ; c’était le royaume de la cachotterie et du coup de pouce. On vivait dans une démocratie simulée, sans citoyens. La « famille révolutionnaire » était aux commandes, et les « petits » au pouvoir irradiaient un paternalisme accablant. Tous les Mexicains étaient traités comme des enfants mineurs.

Beaucoup d’expressions de cet état de choses étaient perçues intuitivement par les jeunes de la classe moyenne de la capitale qui maintenant protestaient dans les rues. Le gouvernement les avait gavés d’un langage révolutionnaire creux. Leurs aînés avaient renoncé à la lutte politique et à la justice sociale. Un monde en crise réclamait des changements. C’était la fin d’une époque.

Pour cette raison, les étudiants brandirent les revendications éculées de leurs parents fatigués. Ils sortirent dans les rues pour revitaliser une culture qui montrait des signes de vieillesse et de caducité. Ils réclamèrent de l’authenticité et attaquèrent les formalismes et les valeurs traditionnelles. En particulier ils rejetèrent l’image paternaliste du président, non pas parce que c’était Díaz Ordaz mais parce qu’il était le sommet d’un système hégémonique de domination. Comme les jeunes des barricades d’un monde déjà transformé en village global, ils firent preuve de créativité, conscience d’eux-mêmes, idéalisme, spontanéité, non-conformisme radical, agressivité. Ils voulaient la gloire d’une révolution pour de vrai, pas de mascarade. Faute de partis politiques, les universités avaient fini par être les enceintes où professeurs et étudiants exprimaient librement leurs idées. Dans la chaleur de la révolte, les étudiants proclamaient : « UNAM, territoire libre du Mexique ».

Ce qui a éclaté en juillet 68 fut le ras-le-bol de la démagogie, de la marginalisation, du mutisme, de l’injustice, du vide, de la claudication. Le cri estudiantin secoua les structures archaïques du système. Tout le Mexique tenait dans les revendications des jeunes soixante-huitards. Mais ces revendications étaient trop inquiétantes et dangereuses pour un régime autoritaire. La mobilisation étudiante menait au chaos, telle fut la lecture au sommet du pouvoir central. Une jeunesse idéaliste, ingénue, était manipulée par les professionnels de l’agitation et de la violence. Ce fut le discours officiel : la « conjuration communiste » comme alibi. Le gouvernement ne pouvait pas parler et encore moins dialoguer ; il fallait une main de fer.

Telle fut la logique du monologue présidentiel du 1er septembre, qui exacerba la volonté des étudiants. Quand il déclara avec sa subtilité d’Indien taciturne que « la pluralité des idéologies » ne devait pas rompre « l’unité nationale », Díaz Ordaz était pratiquement en train de réclamer plus de conformisme et d’années de gouvernement absolu pour le PRI. Les maîtres du système refusaient tout changement qui serait venu de ceux d’en bas. Mais les jeunes Mexicains avaient rompu le silence et n’étaient pas disposés à accepter « l’unité » tranquille diazordaciste. Et les meetings se succédèrent à la cité universitaire de l’UNAM, à l’IPN, à Chapingo, à la Normale supérieure et dans la « prépa martyre » de San Ildefonso.

Le 13 septembre la Marche du silence rassembla plus de 300 000 ouvriers et étudiants sur le Zócalo. En tête de cortège se trouvait le recteur Barros Sierra. Beaucoup marchaient les lèvres scellées par un sparadrap, muets, pour ratifier leur refus de la violence physique et verbale dont on les accusait, violence qui était provoquée par des groupes de choc organisés par le régime. Depuis 1958 il n’y avait personne qui osait protester. Dix ans après, comme l’écrivit Elena Poniatowska, « Mexico s’est levé de sa tombe, s’est réveillé de sa léthargie et son embrasement nous a tous fait vibrer ». Le cri de colère estudiantin mit fin au « pas question » mexicain.

La manifestation finit d’exaspérer un gouvernant qui n’admettait ni le dissentiment ni la réplique. Les médias répétaient les discours de Díaz Ordaz sur la « conjuration communiste internationale » qui s’abattait sur Mexico.

L’opinion publique fut intoxiquée. On prépara le terrain. Le 18 septembre l’armée occupa la cité universitaire. Cinq jours après, avec l’appui de 400 chars blindés, des militaires et des policiers firent feu pour s’emparer de plusieurs écoles du Polytechnique, parmi lesquelles Zacatenco et Santo Tomás. Il y eut des opérations de « nettoyage », des arrestations, des blessés et des morts en divers points de la capitale. Le 1er octobre Richard Nixon annula son voyage à Mexico.

La nuit de Tlatelolco

Ce fut le 2 octobre 1968. Place des Trois Cultures. Une multitude d’étudiants s’agglutinait face à l’édifice Chihuahua du complexe d’habitations Nonoalco-Tlatelolco. Le meeting avait lieu sur un site historique, orgueil architectural du Mexico moderne.

À cet endroit même, le 21 août 1519 avait été une date tragique. Ce jour-là, indique une inscription dans le marbre, c’est ici que fut sacrifié Cuauhtémoc, le fils de l’empereur, après une héroïque défense : « Ce ne fut ni un triomphe ni une défaite. Ce fut la douloureuse naissance du Mexique métis d’aujourd’hui ».

Sur les ruines du superbe et imposant marché indien, orgueil de l’ancien royaume satellite de l’empire aztèque, les conquistadors espagnols érigèrent le temple de Santiago Tlatelolco, première église et siège épiscopal de Mexico, habitée par frère Juan de Zumárraga. Quatre siècles après, encadré par l’ensemble d’habitations, l’église, les ruines et le gratte-ciel qui abritait la chancellerie mexicaine, le lieu fut baptisé place des Trois Cultures : l’indienne, l’hispanique et celle du Mexico moderne.

La nuit tombait ce 2 octobre. Un hélicoptère survola la place. Soudain, trois, quatre feux de Bengale verts jaillirent du 15e étage de la chancellerie et ce fut le début des rafales de mitrailleuses sur la foule. « Au Vietnam ils lancent des feux de Bengale pour identifier le lieu qu’il faut attaquer » se rappelait la journaliste Oriana Fallaci, qui cet après-midi-là était à Tlatelolco. Elle était arrivée pour couvrir les Jeux olympiques et une balle l’a atteinte à une jambe.

Les hommes du bataillon Olimpia, qui se reconnaissaient entre eux par un gant blanc sur une main et qui, habillés en civil, s’infiltrèrent parmi les étudiants, firent leur travail : plus de 300 morts. Seulement 35 selon la version officielle. Il y eut 700 blessés et 5000 étudiants arrêtés. La presse fournit des chiffres, jamais de noms. Les cadavres présentaient des blessures de baïonnettes et de balles de calibres officiels. Quand les membres des familles vinrent recueillir leurs morts on les traita comme des traîtres à la patrie. On les obligea à signer des déclarations de conformité avec une « mort par accident », sans droit d’investigation ni réclamation quelconque.

Un jour avant le massacre, le général Luis Gutiérrez Oropeza, chef de l’État Major, avait réuni et instruit les éléments du Bataillon Olimpia : il fallait « sauver la patrie » de l’ennemi communiste. Le pays traversait « des moments dangereux », leur dit-il.

Le 3 octobre quelque chose avait changé dans le pays. Le mouvement étudiant avait duré 68 jours, et maintenant une paix triste, inquiétante, enveloppait la ville capitale. Les tanks restaient à Tlatelolco. Beaucoup d’habitants du populeux complexe d’habitations commencèrent un exode, tandis que d’autres parcouraient le District fédéral à la recherche de parents disparus. Le Camp militaire numéro 1 se remplit de prisonniers politiques. Des officiers de l’armée mexicaine rivalisèrent avec les gorilles du Cône Sud dans la pratique du sadisme contre les prisonniers.

Le gouvernement proclama la stabilité du peso et les membres du PRI de la Chambre des Députés applaudirent la « solution finale ». La nation avait triomphé face aux « éléments étrangers ». Le Mexique était sauvé. Ce qui dans un autre pays aurait déchaîné une guerre civile, commotionna seulement une poignée de Mexicains. Le pays retourna au silence. À sa normalité.

Sur le parcours du grand marathon olympique se trouvait la rue San Juan de Letrán, par laquelle dix jours après passeraient les athlètes – elle était aujourd’hui tachée par le sang des étudiants. Le massacre et son horreur firent le tour du monde et exhibèrent le paroxysme criminel de Díaz Ordaz, le « père colérique » qui fendit d’un coup la vie publique du Mexique.

Mais ce ne fut pas seulement la répression ordonnée en autonomie tactique par le général Marcelino García Barragán, ministre de la défense du régime et, pendant le mandat présentiel antérieur, persécuteur de grévistes parmi les travailleurs des chemins de fer, les télégraphistes, les travailleurs du pétrole, les enseignants et les médecins, et promoteur de l’assassinat du leader zapatiste Rubén Jaramillo et de sa famille. Ce ne fut pas seulement la paranoïa de Díaz Ordaz et l’opportunisme omniprésent de son secrétaire d’État, Luis Echeverría, ou l’aube ensanglantée. Ce fut beaucoup plus. Ce fut une révolution trahie.

Le 12 octobre, sous la consigne orwellienne « Tout est possible dans la paix », Gustavo Díaz Ordaz inaugura les XIXe Jeux olympiques dans le stade de la cité universitaire. Beaucoup parmi les présents étaient des soldats habillés en civil ; leur coupe de cheveux les dénonçait. Le gouvernement craignait un incident. Les étudiants avaient peint des taches rouges de sang sur la colombe de la paix, le symbole de la joute sportive.

Deux jours après, les longilignes Tommie Smith et John Carlos, alors les deux hommes les plus rapides de la Terre, levèrent sur le podium leurs poings fermés recouverts de gants noirs – à la manière black power, symbole des Black Panthers –, pour protester contre le Mexique 68 et le raciste Avery Brundage, le président multimillionnaire du Comité olympique international.

Octobre s’écoulait. « L’assassinat des étudiants fut un sacrifice rituel (sur Tlatelolco il y avait le Teocalli, où se déroulaient les sacrifices humains) […] ; il s’agissait de terroriser la population, en utilisant les mêmes méthodes de sacrifice des aztèques » déclara Octavio Paz au journal Le Monde, après avoir démissionné de son poste d’ambassadeur du Mexique en Inde.

À partir de son imaginaire Santa María, Juan Carlos Onetti écrivait « Pardonnez, Guevara », et s’en prenait aux chimériques journalistes compères de Jorge Luis Borges, qui, usant du lieu commun, répétaient : « Il est mort comme il a vécu ». Défiant les époques, Onetti risqua : « Mais l’obstination du Che, nous le prophétisons, est immortelle ».

Les étudiants mexicains ont créé leur propre slogan : « Le 2 octobre ne s’oublie pas ». La tuerie de Tlatelolco fut un partage des eaux. Le pays vitrine réduit en miettes. Le Mexique, c’était aussi l’Amérique latine. La menace à l’ordre établi avait été conjurée. Et bientôt, de la main de Pinochet et des Chicago Boys, le néolibéralisme ferait irruption dans toute la région. Le capitalisme avait assimilé sa crise et se restructurait.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3467.
 Traduction de Sylvette Liens pour Dial.
 Source (espagnol) : Brecha (Uruguay), édition 1696, 25 mai 2018.

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[1En français dans le texte – NdT.

[2Habitant de la capitale – NdT.

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