Accueil > Français > Dial, revue mensuelle en ligne > Archives > Années 2010-2019 > Année 2011 > Janvier 2011 > ARGENTINE - Le cauchemar des hommes violents
DIAL 3134 - Dossier « Féminismes autonomes »
ARGENTINE - Le cauchemar des hommes violents
Marta Dillon
vendredi 31 décembre 2010, mis en ligne par
Ce dossier « Féminismes autonomes » est constitué de deux textes. Le premier, publié ci-dessous, a paru dans Las 12, le supplément du vendredi au journal Pagína 12, le 28 juin 2002. Il présente une manière collective, autonome et efficace pour lutter contre la violence dans les relations hommes-femmes. Le second est un entretien avec María Galindo, du collectif bolivien Mujeres creando [1], qui est l’autrice d’un documentaire sur les femmes de la villa de Bajo Flores, évoquées dans le premier texte. Elle propose réflexions et témoignages sur les luttes menées par le collectif et la question du féminisme. Texte publié dans le numéro 28 de Mu, revue mensuelle de la coopérative de travail lavaca (septembre 2009).
Vicky, Alicia, Elsa, Cinthya : leurs noms sont connus de presque toutes les femmes de la villa [2] de Bajo Flores et des environs. Parce que beaucoup sont des femmes battues et maltraitées et qu’elles ne trouvent de réponse ni auprès de la police ni auprès de la justice alors qu’elles en trouvent auprès de ce groupe de femmes qui s’occupe du comedor (cantine) Niños Felices [3] et qui, quand elles reçoivent une plainte de violence conjugale, accompagnent la victime et surveillent le « cogneur » ; quelques fois même, dans des situations extrêmes elles vont jusqu’à l’affronter et s’il faut frapper, elles frappent.
Une ruelle étroite et sinueuse, boueuse en hiver, conduit à l’intérieur d’une cité sans murs mitoyens ni égouts, sans cadastre ni taxes immobilières. C’est la villa 1-11-14, ou la villade Bajo Flores, la plus grande de Buenos Aires. Rasée par les excavatrices du plan d’urbanisation de l’ancien maire Osvaldo Cacciatore [4] et reconstruite de nouveau, comme un arbre que l’on élague pour qu’il pousse avec plus de force. Là s’agglutinent des dizaines de milliers de personnes forcées de partager leur intimité dans tous ses détails. Dans la villa, tout se sait. Dans la villa, les secrets sont comme des ballons maintenus en l’air parce que beaucoup de mains les poussent. Ce n’est pas différent de ce qui se passe dans d’autres vecindades [5], sauf que la pauvreté est comme une loupe qui expose et dénonce, on ne peut pas perdre son temps à dissimuler telle ou telle chose ; l’urgence est quotidienne, le reste n’existe pas. Les femmes du comedor Niños Felices le savent bien, habituées à prendre ce passage tous les matins pour tenter de se procurer des denrées auprès des commerçants. Elles ont besoin de compléter ce qu’elles reçoivent de la municipalité parce que les rations qu’elles touchaient ne suffisent déjà plus. Si en décembre on recevait 200 enfants, maintenant ils sont 395. Mais aujourd’hui le groupe des femmes qui sortent ensemble du comedor ont un autre but et le quartier le sait bien. « On voit que nous sommes comme transformées quand nous partons pour une opération commando » dira Alicia Almaza quand elle sera de retour et racontera de quoi il s’agit. Maintenant elle n’a pas le temps, elle était en train de faire la cuisine avec ses compagnes quand est arrivée une petite fille, haute de moins d’un mètre, les joues rouges de froid et de peur. Le papa avait battu encore une fois la maman qui avait envoyé la petite fille chercher « les amazones », comme les appelle le curé de la villa. Elles y sont allées et elles en sont revenues, comme un groupe de choc entraîné et unanime. « Nous sommes allées sur un des marchés qui s’installe entre les ruelles de la villa du côté de l’avenue Cobo – c’est là que ce couple a un petit étal. Nous voulions parler avec l’homme, mais le type se moquait de nous, il faisait le malin, il ne nous écoutait pas. Alors les femmes l’ont cerné, lui ont coupé le passage : « Nous voulons vous parler » lui ont-elles dit, là, devant tout le monde. Il est devenu agressif et alors – raconte Alicia –, Mabel n’a pas pu s’empêcher de lui flanquer une gifle. Le type essayait toujours de s’enfuir et Vicky l’a arrêté avec un bâton entre les jambes. Nous voulions lui faire un escrache [6], car le pire pour l’homme qui frappe sa femme, c’est que tout le monde le sache. Mais c’est encore pire d’être vu frappé par une femme. Finalement, il s’est calmé et nous lui avons parlé. Que n’a pas fait cet homme ! Il s’est mis à pleurer, à s’excuser, en promettant qu’il ne le ferait plus. » Alicia et Mabel ne l’ont pas trop cru, car elles sont habituées à ce théâtre de la repentance. C’est pourquoi ensuite elles suivent l’affaire et passent par la maison de la famille pour voir comment vont les choses. « Car il faut aller jusqu’au bout, vider complètement l’abcès. Quand nous voyons la dame, nous la saluons, comme de vrais flics : “Comment ça va Madame, comment ça marche”. On voit qu’elle a peur parce qu’elle nous fait des signes, mais c’est la seule manière pour que le type sache que nous sommes là et qu’elle n’a rien à craindre ». C’est en cela que consiste l’opération commando. Il s’agit d’intervenir directement dans des cas de violence conjugale parce que, quand on vit tellement marginalisé, la justice a bien souvent un bandeau sur les yeux.
Alicia a un compagnon, mais ils ne vivent pas ensemble. Ses amies l’envient beaucoup parce qu’ainsi elle a plus de liberté et elle peut rentrer chez elle quand elle le veut. Par exemple, quand elle discute avec Salvador sur le travail que font les femmes du comedor au sujet de la violence conjugale. « Lui n’est pas d’accord parce qu’il dit qu’au lit tout s’arrange. Vous vous rendez compte ! C’est quelque chose qu’on dit beaucoup. On dit aussi que nous nous consacrons à séparer les couples. Mais ce n’est pas ça, ce qui se passe c’est que bien souvent il n’y a pas d’autre solution ». Cette femme de 33 ans avec trois enfants est une des fondatrices du comedor Niños Felices, qui a commencé vers 1989, comme soupe populaire. En pleine époque d’hyperinflation, trente femmes du quartier se sont retrouvées dans un Centre de l’Action sociale, attendant une distribution de nourriture. Après des heures de queue, quelques unes avaient obtenu des lentilles, d’autres du lait, d’autres de l’huile et de la farine. De retour dans la villa, elles virent que quelques unes n’avaient rien eu du tout. Avec neuf caisses PAN [7], elles commencèrent à cuisiner pour tout le monde dans une cour, dehors. Deux ans passèrent ainsi à écouter le harcèlement des critiques de beaucoup de gens « qui les traitaient de gauchistes ou qui les accusaient d’être contre le gouvernement, à ce moment-là déjà celui de Carlos Menem. « Cela nous a fait beaucoup de torts, les camions venaient apporter des marchandises et on ne reconnaissait pas que nous y avions droit, bien que nous donnions à manger à de très nombreuses familles. Ils nous lançaient trois ou quatre paquets et nous devions nous arranger, nous finissions toujours par pleurer ». Avec ou sans larmes, elles continuaient à faire la cuisine et dans la vapeur de la tambouille elles commencèrent à parler de ce dont on ne parle jamais. « Nous étions ensemble, mais nous ne nous étions pas rendu compte que nous avions déjà ça : que c’est bon d’être ensemble. Nous avions beaucoup de problèmes semblables chez nous, avec les enfants, avec les maris ». La majorité n’avait pas encore trente ans, mais la vie avait commencé trop tôt. Trois ans après la mise en marche de la soupe populaire, elles ont obtenu les matériaux pour commencer à construire le comedor dans lequel Mabel, Ruiz et Alicia s’abritent aujourd’hui avec leurs écharpes de laine. Un tableau noir comme à l’école sur lequel on note les horaires de la journée orne la salle en L qui borde la cuisine. À une extrémité, trois vieilles femmes avec leurs jupes boliviennes attendent depuis plusieurs heures qu’arrive leur tour pour déjeuner, juste avant que les enfants ne sortent de l’école et commencent à s’entasser devant la porte. « Peut-être est-ce parce que nous étions des femmes, nous avons toujours voulu en savoir plus sur ces choses-là. Cela nous intéressait d’apprendre et nous en venions à parler de la violence et des insultes des maris. C’est pas juste qu’on te traite ainsi ». C’est pourquoi à la recherche d’un contact, elles téléphonèrent un matin au Secrétariat de la femme de la ville de Buenos Aires et on leur proposa d’organiser des groupes d’entraide mutuelle. « Même si, après, nous avons fini par leur apprendre des choses à eux », dit Mabel, 28 ans, parce qu’« ils prétendaient nous dire comment affronter ces problèmes et nous disaient de porter plainte, mais pour nous ce n’est pas comme ça. Jusqu’à ce qu’un jour, est arrivé un homme qui poursuivait une femme et nous, nous sommes sorties pour l’arrêter. Nous nous sommes mises devant lui et le type a fini par s’en aller. Nous, nous n’avions pas peur parce que nous étions toutes ensemble ; mais quand nous sommes rentrées nous avons vu la femme quasiment sous la table, à quatre pattes et morte de peur. De toute façon, les ouvrages qu’on leur a prêtés leur ont servi pour leur réunion et pour savoir que les insultes sont aussi de la violence, que le viol existe dans le mariage et que dépenser l’argent qui devrait servir aux enfants est aussi une violence. « Tout cela on le sent bien, mais on ne sait pas si les autres vont nous comprendre. Parce qu’on nous a toujours appris que le sexe était un droit des maris. Il est fréquent qu’on te prenne par la force. Mais non, c’est ton intimité ; ton corps, personne n’a le droit ». Et Alicia sait ce dont elle parle.
Elsa est la fille d’une des femmes qui au bout de la salle attend sa gamelle. Son cas a été l’un des plus compliqués pour les femmes de Niños Felices. D’abord, devant la nécessité de faire quelque chose de plus qu’écouter et consoler leurs compagnes, elles avaient décidé de ne pas laisser seule celle qui souffrait de violence. Elles s’étaient installées dans une maison pour supporter ensemble les insultes d’un mari qui, « arrivait saoûl et n’avait pas d’autre chose à dire que : tu es une putain, tu ne fais rien de bien, tu es une trainée, et que sais-je encore. Un jour nous nous sommes mises en travers quand le type allait lever la main sur elle et sans faire exprès, on l’a bousculé. Le type est tombé par terre et il a eu tellement peur que nous avons compris que, là, il se passait quelque chose ». Quelque chose qui fut mis en pratique dans le cas d’Elsa. « Elle venait nous chercher, elle avait sept enfants et lui, il cognait sur tout le monde, même sur la mère. Nous lui avions déjà parlé et nous lui avions dit de s’en aller. Il travaillait à Cliba et il ne donnait pas d’argent pour nourrir sa famille, mais il ne voulait pas s’en aller. Un jour, la grand-mère est arrivée avec un œil en compote et nous nous sommes rendues là-bas », se souvient Mabel. Comme c’était dimanche, nous n’étions pas très nombreuses, mais j’y suis allée avec Vicky qui est combative, parce qu’elle aussi était dans une situation personnelle merdique. Lui était là, un nain insupportable et méchant. Quand nous sommes arrivées, il a voulu s’échapper, mais sa femme a mis le cadenas. Nous avions déjà tout fait, il y avait même une plainte déposée devant les tribunaux ; mais la justice ne se rend pas compte que le temps passe et que la vie est en danger. Le problème, c’est que, quand nous avons commencé à lui parler, il a grimpé sur le toit par une fenêtre. Je l’ai attrapé par les pieds et il m’a échappé ; de là-haut il nous jetait des gravats, des morceaux de fer et tout ce qu’il y a sur les toits de la villa pour tenir les tôles. Finalement, il est descendu et s’est enfui par une ruelle en courant. Et là, nous nous sommes mises en colère, nous avons couru après lui dans la boue avec un bâton. Et moi qui avais des sandales blanches et qui ne voulais pas les salir ! » Ce n’est pas que Mabel ou Vicky aient comme objectif de tabasser les hommes ; ce qui arrive c’est que très souvent elles ne trouvent pas d’autres solutions, comme cette fois-là. « Vicky le poursuivait dans l’avenue Cobo et moi dans les ruelles ; quand nous l’avons attrapé, nous lui avons donné une raclée pour qu’il sache ce que c’est », raconte Mabel. « Le pire, complète Vicky, c’est que j’étais en train de lui taper dessus quand une patrouille est passée. Le type a commencé à crier que j’étais folle et moi à dire que c’était mon mari et qu’il m’avait frappée. Mais c’est lui qu’ils ont cru et ils m’ont arrêtée ; le type me saluait pendant que la patrouille m’emmenait. C’est que les policiers sont aussi des mecs et il semble que cela leur fasse mal aux couilles de reconnaître qu’ils sont violents ». Le lendemain, cet homme devait se présenter devant le Tribunal de la famille et Mabel et Vicky y ont assisté sans avoir été convoquées. L’homme portait sur la figure les cicatrices de la veille ; elles parlèrent aux juges et s’expliquèrent avec lui. Et le juge, cette fois, s’est mis de leur coté. Ce fut une honte pour l’homme que de jurer et de jurer encore que les femmes l’avaient battu et de ne pas trouver d’autre écho que l’incrédulité. « Le fait est que le lendemain le type a déposé son salaire mensuel pour que sa femme la touche et il n’est pas revenu à la maison. Et il doit continuer à verser de l’argent parce que c’est lui qui a du travail et les sept enfants sont aussi les siens ».
Vicky s’est posée pendant des années la même question : « pourquoi suis-je capable de mettre un autre dehors en le tirant par les cheveux et que, lui, il me fait tellement peur ? » C’est qu’elle en est arrivée à pisser sur elle seulement en sachant qu’il franchissait la porte. C’est une femme de 32 ans, qui a trois enfants et qui a appris il y a peu le métier de cirujeo [8]. Elle a grandi dans des foyers et qui compte parmi les évènements de sa vie le fait d’avoir connu Pinky [9] et Enrique Olivera [10] – quand il était sous-chef du gouvernement de la ville – dans un refuge pour femmes battues. « Comme on a bien mangé ce jour-là ! J’y pense maintenant et ça me fait monter l’eau à la bouche ». Elle a passé six mois dans ce lieu dont elle n’imaginait même pas qu’il puisse exister. Son premier mari la battait ; le deuxième aussi « parce que si tu ne fais pas une thérapie, tu continues à mal choisir. C’est comme si ces types se rendaient compte de celles qui vont se laisser faire. Et avec moi c’était facile parce que moi, j’ai été violée, j’ai été battue dans les foyers… Après, je me sentais aveugle et amoureuse de lui. Et lui trouvait le mot juste pour que je me sente en faute ; il me semblait que c’était moi qui faisais tout mal ». Les compagnes de Vicky n’arrivèrent pas à mettre son mari dehors et au tribunal on n’ordonna pas l’exclusion du foyer « parce que, disait-on, ce n’était pas une vraie maison et que par conséquent on ne pouvait pas donner l’ordre de justice. C’est dur de vivre dans la villa ! » On l’emmena alors au refuge où elle passa six mois. Quand elle sortit, son mari avait vendu la baraque. On la plaça dans un hôtel ; mais là, elle n’avait pas ce qu’elle estimait le plus : la solidarité du quartier. « Nous sommes presque morts, mes trois enfants et moi, parce que nous devions nous nourrir en fouillant les poubelles et nous nous sommes intoxiqués avec des sandwichs de pain de mie. Nous avons eu 40 de fièvre. Maintenant, je loue un lit dans la maison de ma belle-sœur et le type rôde par là, je le croise tout le temps ; il y a deux jours, il m’a mis une arme sur la tempe et il m’a dit que s’il me voyait avec un homme, il me tuait ». À cause de cela, elle sent qu’elle a perdu. Bien qu’il y ait eu un procès en justice, « c’est moi seulement qu’on emmerde ». C’est moi qui dois suivre un traitement psychiatrique et mes enfants sont sous tutelle judiciaire. J’ai dû faire un scandale devant les tribunaux pour qu’on lui défende de m’approcher. Et pourtant, il s’approche toujours autant ! Qui va le chasser, la police ? La justice est une cochonnerie : à Noël, je suis allée voir une amie du refuge qui vivait dans la rue Constitución parce que je lui avais promis d’être la marraine de mon fils. J’ai sonné à sa porte et j’ai demandé à parler à Norma. Aussitôt la mère est sortie en pleurant. Le mari l’avait tuée, elle et l’enfant. En avril, il lui avait mis une arme sur la tempe, en juin elle était sortie du refuge et en décembre il l’avait tuée. Il avait même le droit de visite, ce type, pour voir l’enfant ». Vicky a dans les bras un bébé qu’elle adore, le seul qui ne soit pas sous la tutelle d’un juge. Après cet enfant, elle en a perdu un autre qu’elle ne voulait pas avoir non plus, « mais deux jours après la naissance de mon bébé, le type m’obligea à coucher avec lui. Ils croient que c’est ça qui fait d’eux des hommes, moi je devais tomber enceinte, c’était ce qu’il voulait. Et bien sûr, avec vingt enfants, comment tu vas partir ? »
Cinthya s’est séparée de son mari alors qu’elle était amoureuse et qu’elle avait quatre enfants. Elle le fit parce que, après un long temps passé à faire la cuisine avec ses compagnes, après les avoir écoutées pendant des années à chaque réunion du mercredi, elle s’est décidée à parler. Elle pensait que c’étaient des discussions ordinaires, propres aux personnes qui partagent la vie et le travail. Le mari ne levait pas la main sur elle, alors elle n’identifiait aucun problème qui ne puisse se résoudre en privé. Cinthya répondait au téléphone dans la cantine, recevait les communications du Centre de santé n° 20 qui leur passait des cas d’autres femmes battues et même elle assistait à des réunions mensuelles dans lesquelles on analysait comment améliorer le travail en réseau entre l’hôpital, l’école, l’église, les jardins d’enfants et le comedor. Mais quelque chose de ce qu’elle écoutait faisait écho dans sa mémoire quand elle arrivait chez elle. Son mari ne travaillait plus et ne faisait rien. Elle trouvait de temps en temps quelques heures dans des familles, ce que font maintenant la majorité de ses compagnes du comedor et elle avait ses stratégies. Comme elle savait tricoter, elle se mit un jour à confectionner des petits bonnets de laine. Ils se vendirent et elle acheta davantage de laine. Quand elle était enceinte de sa troisième fille, elle se retrouva à porter de gros sacs chargés de bonnets pour les donner à broder et personne ne l’aidait. Elle revenait chez elle et les enfants n’avaient pas mangé ; tout était sens dessus dessous. Et le mari ? Allongé sur le lit, il déprimait. « Il exerçait une violence psychique et verbale. Il m’insultait parce que je ne faisais pas bien les travaux de la maison. Si je lui faisais quelques reproches, il se mettait en colère, il criait ». Quand est né son quatrième enfant, elle s’est décidée à parler dans ce groupe où elle a appris des mots et des concepts pour définir ce qui lui faisait du mal. Elle est allée accoucher toute seule et quand elle est sortie de l’hôpital, elle n’avait pour l’accompagner que l’aîné de ses jeunes enfants. Alors, rien ne l’a plus gênée ; aux réunions suivantes, elle a parlé comme si elle crachait un corps étranger qu’elle portait comme un kyste. Et elle s’est séparée de son mari. Comme toutes, elle préfèrerait n’avoir pas à en arriver aux coups avec ces hommes habitués à frapper à l’endroit le plus faible. Elle préfèrerait qu’ils comprennent de quoi il s’agit, qu’ils puissent parler eux aussi et reconnaître combien eux aussi ils ont été frappés. « Parce que les hommes qui battent leurs femmes, le plus souvent, ont aussi été battus. Ou bien ils ont vu comment on frappait leurs mères ». Mais les choses sont ce qu’elles sont et elle se réjouit des quelques cas où les mots suffisent à mettre une limite.
« Les amazones » est une définition qui les fait rire. Sur les quelques trente femmes qui ont ouvert la soupe populaire en 1989, il en reste dix qui travaillent activement, mais maintenant elles font beaucoup plus que de mettre en commun la nourriture. Et ces stratégies qu’elles ont inventées pour se protéger elles-mêmes et leurs voisines sont une nouvelle qui s’échappe des lèvres et passe de bouche en bouche. Plus d’une fois, on les a appelées d’autres quartiers pour qu’elles interviennent, et même de la province de Buenos Aires parce que l’ami d’une amie en a parlé. Mais, comment y aller quand on n’a presque jamais assez pour payer le bus. Le plus loin où elles sont allées est Pompeya, où elles ont organisé un escrache à la porte d’un club pour dénoncer un coiffeur qui ne voulait pas donner à sa femme de quoi acheter à manger. C’était un homme dont on parlait même dans les revues, un homme de la clase moyenne, dit-on. Elles savent aussi comme tout le monde que ce dont elles parlent n’est pas le monopole de la villa. Dans la villa en tout cas, tout cela sort au grand jour. On est habitué à être toujours dans des situations extrêmes : ces femmes ont appris à frapper aux portes des tribunaux pour passer par dessus la police qui les maltraite. Si elles ont appris à donner des coups aux hommes alors que les tribunaux détournent le regard, c’est parce qu’elles savent ce que c’est que survivre. Et parce qu’un jour elles ont décidé de marcher ensemble et cela les a rendues fortes.
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3134.
– Traduction de Bernard & Jacqueline Blanchy pour Dial.
– Source (espagnol) : Marta Dillon, « La pesadilla de los golpeadores », in Las 12, supplément du vendredi au journal Pagína 12, 28 juin 2002.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, les traducteurs, la source française (Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] « Femmes créatrices »
[2] Quartier – note DIAL.
[3] « Enfants heureux » – NDT.
[4] Désigné par décret, Osvaldo Cacciatore a été maire de la ville (1976-1982) pendant la dernière dictature militaire – note DIAL.
[5] L’équivalent en français serait « voisinages », même si, comme le fait remarquer Gustavo Esteva dans la note 2 de son texte, cela n’évoque pas grand-chose pour les francophones – note DIAL.
[6] Faire un escrache, c’est se réunir devant la maison de quelqu’un qu’on veut dénoncer comme assassin, cogneur, corrompu, etc. pour le dénoncer publiquement. Cela s’est fait beaucoup en Argentine avec les militaires des années de la dictature (1976-1983), spécialement quand il y eut une loi qui les protégeait et qu’ils étaient en liberté. Un groupe de personnes se rendait devant le domicile et criait pour faire savoir aux passants de quoi ces gens étaient coupables. Au Chili, au lieu d’escrache, on parle de funa – NDT.
[7] PAN est mis pour Plan alimentaire national : il s’agit de colis distribués par le gouvernement – NDT.
[8] Travail qui consiste à trier les déchets récupérables dans les décharges d’ordures. En Argentine, cette activité est devenue très importante à partir de 2001, l’année de la faim : on sortait des poubelles tout ce qui était récupérable, nourriture, cartons, plastiques… Ce métier existe toujours, mais on ne récupère pas de la nourriture seulement des cartons et du matériel réutilisable. Quelques-uns de ces « cartoneros » se sont constitués en coopératives.
[9] Surnom donné à Lidia Satragno, journaliste, femme politique, actrice et animatrice de télévision née en 1935. Depuis 2007, elle siège comme députée au Parlement national – note DIAL.
[10] Enrique Olivera est un homme politique argentin. Actuellement député à l’Assemblée législative de la ville de Buenos Aires (depuis 2005), il a été sous-chef du gouvernement de la ville (1996-1999), et devint chef du gouvernement municipal après la démission de Fernando de la Rúa en 1999 (1999-2000) – note DIAL.