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DIAL 3135 - Dossier « Féminismes autonomes »

BOLIVIE-ARGENTINE - « Être indomptables » : entretien avec María Galindo, du collectif Mujeres creando

Revue Mu

vendredi 31 décembre 2010, mis en ligne par Dial

Ce dossier « Féminismes autonomes » est constitué de deux textes. Le premier a paru dans Las 12, le supplément du vendredi au journal Pagína 12, le 28 juin 2002. Il présente une manière collective, autonome et efficace pour lutter contre la violence dans les relations hommes-femmes. Le second, publié ci-dessous est un entretien avec María Galindo, du collectif bolivien Mujeres creando [1], qui est l’autrice d’un documentaire sur les femmes de la villa de Bajo Flores, évoquées dans le premier texte. Elle propose réflexions et témoignages sur les luttes menées par le collectif et la question du féminisme. Texte paru dans le numéro 28 de Mu, revue mensuelle de la coopérative de travail lavaca (septembre 2009).


Dans son dernier documentaire [2] consacré aux « Amazones » [3], un groupe de femmes vivant dans la villa Bajo Flores [4], l’artiste bolivienne qui se définit comme agitatrice de rue nous propose un débat sur les violences faites aux femmes. Et une fois de plus, elle traduit le discours féministe le plus radical en des mots simples et clairs. Un style qui cherche à interpeller toute la société et à bousculer les « expertes ès genre ». Dans cet entretien, elle nous confie ses interrogations et répond aux critiques qu’elle suscite à chaque fois qu’elle appuie là où cela fait mal.

Les violences faites aux femmes ne sont pas à l’ordre du jour des questions liées au genre. D’ailleurs, malgré une actualité brûlante, le mot « violence » ne fait même pas l’objet d’un débat. Pourquoi as-tu décidé d’aborder cette problématique dans ta nouvelle production ?

Sur le plan politique, les violences faites aux femmes sont un sujet épineux dans toutes les sociétés du monde, du nord au sud et d’est en ouest. Il en va de même, socialement, pour toutes les cultures, toutes les religions et tous les systèmes politiques et économiques. Les chiffres sont alarmants et, pourtant, en deçà de la réalité. Les politiques mises en œuvre par les États, à travers la police, le système judiciaire ou les ONG, ont lamentablement échoué mais tous persistent à se voiler la face. On a dilapidé – y compris en Bolivie – des millions de dollars issus de la coopération internationale en campagnes et en infrastructures pour des résultats non seulement ridicules face à la réalité, mais également discutables, sur le plan qualitatif, si l’on s’en tient au quotidien des femmes. En pratique, au nom de la lutte contre les violences faites aux femmes, on a érigé un système judiciaire, policier et paraétatique (ONG) qui, en définitive, ne fait que prolonger, légitimer et entretenir les violences faites aux femmes. Sans compter qu’une bonne partie d’un certain féminisme décaféiné et allégé et de la technocratie du genre est devenue complice de cet appareil inutile ne servant qu’à replonger les femmes dans un cycle de victimisation et à légitimer les violences qu’elles subissent. J’avais toute cette charge critique en moi mais ne savais pas trop comment l’extérioriser d’une façon qui me satisfasse. C’est à ce moment que j’ai rencontré les Amazones. La force de leur discours imposait qu’on lui dédie une œuvre spéciale parce qu’il porte en lui la puissance et la clarté conceptuelle nécessaires pour rompre avec l’ensemble des paradigmes du travail sur les violences faites aux femmes dans toute société. Ce qui est fascinant avec les Amazones, c’est que leur proposition a une portée universelle. Ce qu’elles disent depuis le quartier de Bajo Flores à Buenos Aires a un sens à La Paz, à Madrid et partout ailleurs. Pourtant, c’est d’elles que tout part, des femmes de ce quartier qu’est Bajo Flores. C’est incroyablement bouleversant.

« La violence peut-elle s’arrêter ? », s’interroge ton documentaire. Ce à quoi les Amazones répondent : « Elle s’est arrêtée quand nous avons commencé ». Elles indiquent ainsi le début d’une action directe qu’elles définissent très concrètement comme une « résistance sociale ». Quelle est ton analyse politique de cette proposition ?

Je fais mienne – ou du moins, j’essaie de le faire – la proposition des Amazones dans toute sa richesse parce qu’elle ne fait pas dans la demi-mesure et cela me plaît. La première évidence, c’est qu’il s’agit d’une proposition anti-institutionnelle par excellence. Elle ne cadre avec aucune institution. Au contraire, elle les met en cause et s’attèle à pointer leurs défaillances et leurs contradictions. Et là, je me réfère vraiment à l’ensemble des institutions : police, appareil judicaire, ONG, foyers pour femmes battues, travailleuses sociales et bases conceptuelles formant le socle de leur formation universitaire. La proposition des Amazones est en rupture avec ce que l’État patriarcal est incapable de briser, à savoir le mythe de la famille et de l’unité familiale. Leur principal outil d’analyse est le témoignage des femmes, qui est appuyé par leur expérience de vie. À partir de ces deux éléments, elles ont développé une sorte de profil hétéroclite extrêmement intéressant de l’homme violent. Selon leur analyse, aucune structure ne saurait être préservée, épargnée ou dédouanée. Leur discours est donc un discours « nu » qui n’appelle aucun budget pour subsister. Cet aspect-là, aussi, est fascinant, parce qu’il n’existe ni institution académique, ni étatique, ni encore moins politique ou judicaire, qui soit capable d’assimiler, de développer ou de comprendre la richesse d’une analyse de ce type. C’est à partir de cette analyse, basée sur une profonde empathie entre femmes, qu’éclot l’action directe, qui est collective, qui est publique, qui n’a pour limite que la volonté de la femme affectée et qui intervient dans la sphère privée pour la porter sur le terrain politique. D’autant que la somme de ces actions se transforme en un fait consommé, en justice réelle et en politique féministe concrète. Elles subvertissent l’ensemble des liens collectifs, ce à quoi nous rêvons de parvenir lorsque nous faisons de la politique, lorsque nous nous organisons. C’est dans ce sens que leur initiative est inestimable. Elle me semble contagieuse, elle me semble lucide, digne d’être amplifiée et partagée. Parce qu’en plus, elle porte en elle ces forces hors du commun que sont la simplicité et l’humilité. Ce n’est pas une proposition sophistiquée. C’est une proposition engageante.

Tu es parvenue, avec ces amazones déterminées, résolues, parfois souriantes, à fuir le discours victimisant relayé par le scénario officiel sur la violence de genre. Qu’est-ce qui se cache derrière cette forme de représentation de « la victime » ?

Entre parenthèse et avant de répondre à cette question, j’aimerais préciser que nommer les violences faites aux femmes « violence de genre » est justement l’un des derniers dadas de la technocratie. C’est un euphémisme qui permet de faire l’économie du mot « femme ». Nous préférons parler de « violence machiste » ou de « violences faites aux femmes », deux expressions qui ne cherchent pas à dissimuler la personne qui subit cette violence. « Violence de genre » substitue à tort le mot « femme » par le mot « genre », rendant invisibles les rapports de pouvoir et de soumission que perpétuent les violences faites aux femmes. Cette conceptualisation s’annonce comme une nouvelle source de confusion pour les femmes et créera, une fois de plus, un nouveau cercle vicieux de mise à l’écart. Pour en revenir à la question : dans mon travail, je mets constamment en contraste la voix off de femmes qui s’expriment du point de vue de la victime aveuglée par la souffrance immédiate avec la parole des Amazones, comme une réponse subversive à cet état de fait. La « re-victimisation » des femmes, l’exposition des femmes en tant que victimes, l’accent mis sur le récit de la douleur en la laissant là, figée, comme si l’histoire s’achevait sur un coup de poing ou une gifle, n’est pas une action anodine sur le plan politique. C’est une façon de prolonger la violence et c’est, dans le même temps, une façon de les inciter à assumer leur rôle de victimes, un rôle bien commode qui fait office de catharsis sur le coup mais qui t’immobilise aussi. Par ailleurs, cantonner les femmes à ce rôle de victime du processus et les abandonner là, avec le statut qu’on leur octroie, permet de justifier l’appareil étatique mis en branle pour intervenir aux niveaux juridique et policier ce qui donne à penser qu’aucune réponse ne pourrait venir des femmes elles-mêmes. C’est pour cela, justement, que la principale clé politique consiste à en finir avec le statut de victime et avec la victimisation. Et cela ne sera possible que grâce à un processus comme celui que prônent les Amazones. Il m’a semblé important de montrer la douleur profonde et l’aveuglement que le vécu de la violence entraîne et, simultanément et à propos de cette douleur, précisément, de développer le discours des Amazones.

Quelles politiques les ONG promeuvent-elles en Bolivie sur cette thématique ? Qu’en est-il de l’État ?

En Bolivie, on déplore l’absence de réponse originale. Il existe une loi sur la violence intrafamiliale. Elle a été promulguée dans le cadre du paquet sur l’« équité de genre » élaboré par les organismes internationaux. Elle est très similaire aux propositions du Pérou, du Chili ou de n’importe quel autre pays de la région. Pour faire court, c’est une proposition qui tourne le dos à l’analyse de la violence dans le cadre d’une relation de pouvoir et de domination ; elle contourne l’analyse approfondie de la violence comme partie intégrante d’un système culturel qui rend possible le maintien, en Bolivie, d’une série de préceptes culturels indiens qui sont des préceptes de soumission imperméables à la question des violences faites aux femmes. Ce système préconise en même temps l’intervention étatico-juridico-policière comme élément de base de toute solution, sans établir de lien d’aucune sorte entre violences policières et violences faites aux femmes, sans établir les connexions conceptuelles de base. C’est donc une proposition simplette qui isole la violence intrafamiliale du reste des violences sociales. Elle isole le coup de poing et la gifle et impose une solution envisagée sous l’angle des institutions et non sous celui des femmes. C’est une proposition qui entretient le mythe de la famille comme unité et qui, en vérité, s’évertue à préserver le modèle patriarcal de la famille comme valeur absolue. On ne s’étonnera donc pas que beaucoup de services gouvernementaux soient baptisés « Défense de la famille ».
Parallèlement, la dénomination « violence intrafamiliale », commune à toute la région, est elle aussi un terme complice, analogue à « violence de genre ». La pénalisation du cogneur est légère et la légitime défense de la femme est aussi pénalisée. Au-delà de ces constats, le terrain juridique est de toute façon inaccessible pour des raisons d’ordre bureaucratique et liées à la négligence. Arrêtons-nous sur un seul point : c’est la victime qui doit remettre la citation à comparaître à son bourreau. Cette proposition reflète une vision libérale des droits. C’est donc une proposition pratique et inoffensive pour le pouvoir patriarcal et ses institutions. En ce sens, les ONG sont des appareils paraétatiques qui fonctionnent en harmonie avec l’État. Elles ont tissé toutes sortes de réseaux de coordination qui, ouvertement, ne servent à rien d’autre qu’à satisfaire la captation des financements, à assurer une certaine couverture médiatique et à se donner l’illusion qu’elles agissent.

Une certaine idée reçue tend à identifier le cogneur comme victime du processus de précarisation psychopathe de l’économie. L’homme qui n’est plus productif pour le système décharge sa violence sur la femme pour réaffirmer sa masculinité humiliée. C’est la logique de la victime qui devient bourreau face au plus faible et qui engendre les cogneurs, les proxénètes, les agresseurs, etc. Êtes-vous d’accord avec cette caractérisation ?

Pour moi, elle est très dangereuse parce qu’elle fait écho à la thèse marxiste vis-à-vis de toutes les questions que nous posions – nous, les femmes – au sein du parti et qui étaient en marge de la proposition de classes : « Commençons par faire la révolution et nous nous occuperons ensuite de toutes les autres questions, qui se mettront automatiquement en place ». Il ne fait aucun doute que, par exemple, dans la société bolivienne, avec la mise en œuvre des ajustements structurels, la figure du père pourvoyeur est mise à mal. Lorsque l’État ferme les mines et que la société entière doit se trouver des moyens de subsistance, c’est le père pourvoyeur qui se retrouve en crise, non seulement d’activité, mais aussi d’identité. Les femmes, quant à elles, assument en masse la subsistance du foyer. Je pense que les hommes, en général, n’ont pas su répondre à cette crise, tandis que les femmes, de leur côté, se sont démenées pour convertir l’espace public en moyen de subsistance, en tissant un réseau social de survie très solide dans lequel les hommes n’ont pas trouvé leur place. Tout cela est vrai, mais il n’empêche qu’il faut pourtant se garder d’envisager cette violence machiste comme un sous-produit de ce statut d’exploité dépourvu d’utilité sociale ; c’est dangereux car cela nous paralyserait et nous obligerait à le justifier. En Bolivie par exemple, pas un seul mouvement populaire, qu’il soit paysan ou urbain, n’est capable de dénoncer les violences faites aux femmes comme contraires à leur sens de la justice. J’ajouterai même que, dans de nombreux cas, ces violences peuvent contribuer au prestige des dirigeants sociaux. D’autant que les violences faites aux femmes ne connaissant pas de barrières sociales et touchent même les classes supérieures. La violence machiste fait partie de l’appareil de domination masculine sur les femmes, c’est un instrument de châtiment corporel et psychologique infligé à la femme lorsqu’elle rompt une norme de soumission ou dont l’homme se sert pour empêcher qu’elle ne la rompe. Le théâtre de ces violences est la sphère privée : la façon de s’habiller, le lit, la cuisine, la table à manger. Il est primordial d’introduire notre analyse dans ces espaces. C’est à l’heure de passer à table, au moment de faire la fête, lorsqu’il s’agit de prendre des décisions existentielles que surgit la violence machiste. Il ne suffit pas de prétendre que c’est le système qui engendre proxénètes, violeurs et sadiques tortionnaires de leurs compagnes ; il est urgent – et il serait salutaire – de comprendre que ces mécanismes relèvent de la responsabilité directe du bourreau, mais aussi de la victime. Il est urgent que les hommes, sur un plan personnel et existentiel entrent en crise et se fassent bousculer par leurs filles, par leurs amies, par leurs amantes.

Les Amazones nous invitent à être indomptables. Comment l’être ?

C’est un effort sans fin. Qu’il faut reprendre chaque jour à zéro.

Le nouveau féminisme

À quel moment le mouvement féministe a-t-il perdu pied ?

L’un des principaux tournants, du moins pour le féminisme latino-américain, s’est produit à la fin des années 1990, avec l’institutionnalisation et la technocratisation du féminisme. Les féminismes du Pérou, par exemple, se sont alliés à Fujimori en échange de quelques prébendes au sein de l’État ; en Bolivie, ils se sont alliés à Sánchez de Lozada [5] On les a arrosés de millions de dollars et leurs perspectives de lutte ont été remplacées par les impératifs officiels dictés par les organismes internationaux. Toutes les thèses d’« équité des genre » sont nées de ce processus. La lutte féministe a été cooptée du nord au sud du continent. Nous sommes actuellement confrontées à une deuxième mutation car ce noyau de pouvoir technocratique s’est converti à l’« évisme » [6] en s’alliant au pouvoir tout en conservant cette matrice libérale, simplificatrice et banalisante de la lutte féministe. Je crois également que le groupe, ou collectif, féministe a bien souvent fonctionné comme un refuge en marge de la société et que rares sont les féministes qui s’expriment pour la société. Plusieurs groupes parlent entre eux un langage figé dont les codes sont étrangers à la société. Ce divorce ou cette distance entre la société et le féminisme a dérivé pour aboutir à des féminismes inoffensifs et répétitifs qui n’affectent et n’interpellent ni la société ni le pouvoir étatique. Quant à la rénovation théorique, elle a été extrêmement pauvre. Je me souviens de la dernière rencontre féministe latino-américaine à laquelle j’ai assisté, début 2000, en République dominicaine : non seulement nous étions dans un hôtel cinq étoiles huppé aux frais de la coopération internationale, mais il n’y eut même pas – pour ne prendre que cet exemple – un atelier sur la prostitution dans un des pays où le tourisme sexuel va jusqu’à faire tourner la tête à sa propre société.

Mujeres Creando s’est défini comme un mouvement « féministe autonome ». Que cela signifie concrètement cette position ?

Nous avons envisagé le féminisme autonome comme un espace social et non comme un courant de pensée. Cela a supposé de faire converger différentes interprétations et constructions théoriques vers un espace dont les fondements étaient les questionnements éthiques. Notre objectif, à travers cette posture, n’était pas seulement d’interpeller la technocratie du genre, mais aussi de répondre à l’impérieuse nécessité d’ouvrir un espace de luttes concrètes ancrées dans la société. Il était grand temps de s’interroger à nouveau sur la façon dont s’est construit le sujet féminin à partir du féminisme. C’est pour cela que l’on a parlé d’Indiennes, de putes et de lesbiennes ensemble, révoltées et unies et non de femmes. La différence est fondamentale car nous parlons d’un sujet complexe et indigeste, inacceptable non sous l’angle de sa condition féminine générique mais sous celui de sa condition politique de pute, d’Indienne ou de lesbienne et enfin, dans sa capacité à nouer et à proposer des alliances politiques que les mouvements sociaux n’étaient même pas capables de concevoir.

Comment défendre cette position face au gouvernement d’Evo Morales ?

Je pense que justement, ces propositions sont plus que jamais d’actualité face à un gouvernement comme celui d’Evo Morales qui prétend chapeauter les mouvements sociaux en les interprétant de façon masculine et indigéniste. Ce qui est de plus en plus difficile, c’est d’œuvrer dans une société dans laquelle le président est devenu une sorte de caudillo qui a séduit l’ensemble de la société et dont la personne incarne le processus. Une société qui le défend lorsqu’il se trompe, qui l’applaudit et qui l’a mis sur un piédestal. Dans ce contexte, notre tâche est ardue car elle implique de redessiner notre espace public. Parallèlement, la polarisation, qui convient tant au gouvernement qu’à la droite, ne fait justement qu’asphyxier ceux qui se refusent à jouer le jeu de l’un et de l’autre. On vous accuse dix fois par jour de refuser le processus de changement lorsqu’on ne soutient pas le gouvernement. Les accusations ne nous font pas peur. Le fait d’être lesbienne est ce qui m’a le plus aidée à savoir être seule avec moi-même. Le problème est que l’on nous place dans une position où l’on est contrainte de se justifier et, par conséquent, d’y laisser beaucoup d’énergie. Je crois qu’en Argentine, on comprendra parfaitement de quoi je parle. On tend vers une simplification de la scène politique en deux camps dont il faut être pour ne pas se retrouver nulle part.

Avec ce positionnement, vous avez suscité plusieurs débats, y compris entre féministes. En voici deux qui me semblent emblématiques : le poids de l’identité masculine chez les travestis et la ghettoïsation des lesbiennes.

La charge masculine dans la condition de travesti et de transsexuel me semble être l’une des composantes les plus subversives. Je pense que leur prétention, qui consiste à clamer leur condition féminine au sein du féminisme, est une erreur politique très grave. C’est une façon de ne pas se positionner politiquement et, qui plus est, de faire le jeu du patriarcat. En tant qu’hommes, ils sont plus indigestes, dérangeants et dangereux qu’en tant que femmes. Néanmoins, il est plus facile – et cela nécessite moins d’introspection – de revendiquer la place des femmes dans la société. La dénonciation de la biologie et de la détermination biologique des corps dans laquelle ils se sont lancés me semble très courageuse. Un point sur lequel je suis fondamentalement d’accord, en tant que femme, c’est que je ne suis pas qu’un utérus, mais à ce compte là, poussons la remise en cause biologique jusqu’au bout. L’opération chirurgicale transsexuelle se concentre sur les organes génitaux et le système hormonal. Elle n’a pas d’impact sur le système musculaire et encore moins sur la socialisation et la subjectivité. Une trans face à un policier, ce n’est pas la même chose qu’une femme face à un policier. Une trans face à un homme, ce n’est pas la même chose qu’une femme face à un homme, en termes précisément de corps et de subjectivité. C’est cette réflexion déstabilisatrice sur la condition masculine que j’attends, en tant que féministe, de leur part ; pas cette ambivalence masculino-féminine qui, pour moi, est plutôt utilitaire. Je crois que ce serait l’aboutissement d’un processus qui n’a pas encore débuté. Je suis d’ailleurs convaincue que c’est dû à l’immaturité politique de l’univers trans. Pour nouer des alliances politiques impliquant des alliances éthiques et subversives, j’ai besoin qu’elles bâtissent ce lieu subversif et inconfortable pour elles. Je crois que dans le fond, elles tombent dans ce qu’elles dénoncent, dans la construction de la condition de trans comme une identité rigide ; elles ne tiennent pas en place dans l’indéfinition. Elles ne se satisfont pas de l’inconfort d’être un homme, avec cet inconfort du devenir de la condition masculine et toutes les relations de pouvoir qu’elle implique. Prenons un exemple personnel qui, en extrapolant un peu, va me permettre d’illustrer mon propos. En Bolivie, je suis une femme blanche. Si dans mon alliance avec les femmes indiennes, je me prétends indienne, je finis par occuper, en tant que blanche, l’espace d’une autre.

Concernant les lesbiennes et leur ghetto, cela a plus à voir avec la manière dont l’identité s’est mise au service de la fragmentation du mouvement. L’identité, qui a été un instrument ayant vocation à rendre l’analyse plus complexe et à dégager de nouveaux horizons, a fini par segmenter ces horizons. La constitution d’espaces étanches a entraîné une homogénéisation qui n’a été qu’une cage de réclusion. Pour les lesbiennes, cela n’a fait aucun doute. Aujourd’hui, nous sommes les subalternes du « mouvement LGBT », ce fourre-tout de « diversités sexuelles » qui ne fait que réaffirmer l’hétérosexualité comme la norme. Le fait que le « mouvement » LGBT veuille précisément faire sienne l’une des institutions les plus réactionnaires de l’hétérosexualité, à savoir le mariage, en renonçant à la vocation profonde de réinventer l’amour, le plaisir et les relations de couple, est loin d’être anodin.

Agitation de rue

L’un de vos mots d’ordre est qu’« il n’y a pas de lutte sans parole ». Pourquoi créer un langage qui vous est propre est-il essentiel ?

Pour faire court, si l’on ne se démarque pas du scénario officiel qu’il cherche à nous imposer, l’oppresseur va continuer de s’exprimer en notre nom. Le discours sur les droits – que vous soyez handicapée, lesbienne indienne ou n’importe qui d’autre – ne fait que suivre la ligne officielle qui sert les intérêts de la domination. Le scénario officiel de la lesbienne, de la pute, de la jeune femme, etc. est court, répétitif et simple. Ce n’est pas un discours propre mais une parole adoptée puis exprimée comme propre. Par conséquent, si nous ne construisons pas notre parole dans notre lutte, tout, mais absolument tout ce que nous ferons sera parfaitement stérile, ne sera qu’un simulacre. Tout ce que nous faisons sera facilement instrumentalisé. La parole propre, qui n’a rien à voir avec le scénario officiel et dont nous nous servons pour dire et pour nommer, cette parole propre qui porte en elle tout notre poids et toute notre sueur, s’avère essentielle pour notre lutte au point d’en devenir la clé de voûte.

Avec quels outils Mujeres Creando compose-t-elle sa propre syntaxe ?

C’est un jeu à la fois très intuitif et très créatif. Il s’agit d’irriter, de partir du quotidien, de mélanger ce qu’ils nous ont dit, qui nous est étranger ou qui est incohérent. C’est aussi une réponse de fatigue face à tant de paroles inutilisables. Je ne sais pas s’il en va de même ici, en Argentine, mais en Bolivie on nous bombarde à la radio, à la télévision, de toutes parts, un flux ininterrompu de mots insignifiants, de leçons de morale, d’infantilisation. On nous prétend stupides à longueur de journée, tant et si bien que, souvent, notre langage se veut une réaction physique face à tant d’infamie et de vacuité. C’est aussi une réaction face à l’abêtissement systématique des femmes. Parfois, c’est une réaction face à l’humiliation quotidienne. Nous choisissons donc des mots clés comme « pute », « grosse » et « laide », entre autres, avec lesquels nous avons travaillé sans relâche. De ce gigantesque entrelacs de prémisses, de sensations et de lieux naît un langage qui s’est installé avec le temps jusqu’à devenir, aujourd’hui, une caractéristique éthique et esthétique, très expressive et, surtout, facilement reconnaissable de l’ensemble de la société bolivienne.

Vous vous définissez comme une graffeuse qui utilise la rue comme toile mais vos productions ont trouvé leur place dans les musées, à la télévision, à la radio et au cinéma. Quels enseignements avez-vous tiré de chaque expérience ?

Je ne me définis pas comme une artiste. Je me suis toujours présentée comme une agitatrice de rue. Je considère aussi la télévision et la radio comme rue car ces trois lieux ont beaucoup de choses en commun. Le musée en revanche, est une institution qui neutralise la créativité et la force de toute expression. Ce sont justement les musées et les galeries qui m’ont posé le plus de problèmes. À chaque fois que j’ai percé les murs de ces espaces, je me suis posé beaucoup de questions ; je l’ai fait pour des raisons de survie économique parce que je n’ai aucune activité salariée. Quoiqu’il en soit, pour moi, le meilleur apprentissage est la vitalité de la rue ; tout ce que je sais, c’est là que je l’ai appris. Si tu es capable de construire un langage de rue, tout le reste coule de source. La rue est un lieu d’expression vital mais aussi très complexe, chaotique, régi par l’immédiateté et l’urgence. Ce sont des choses dont il faut tenir compte pour toute action dans la rue. Dans la rue, les sensibilités sont exacerbées. En fait, je pense avoir capté un processus vécu par l’ensemble de la société bolivienne, une société dans laquelle la rue est devenue le point focal de la politique. Nous avons un graffiti très éloquent qui dit : « La rue est ma maison sans mon mari, sans mon travail, sans mon patron ». Ce graffiti n’est qu’une interprétation de ce qui, à La Paz, est une évidence au quotidien.

Dans un de vos documentaires, Las exiliadas del neoliberalismo [7], vous abordez la question des femmes migrantes, un thème qui parle à la communauté bolivienne d’Argentine. Les migrants sont-ils la nouvelle classe ouvrière, la nouvelle main d’œuvre exploitée et privée de droits du système capitaliste ?

Répondre par l’affirmative serait la solution de facilité, d’autant que cela saute aux yeux. Cela dit, je m’intéresse autant à l’exploration de la condition qui résulte de l’exploitation qu’à celle qui résulte de l’exil. Ce que l’on constate chez les femmes, c’est que nombre d’entre elles, bien qu’en situation d’exploitation et de déracinement particulièrement éprouvante, sont aussi des femmes qui ont fui non seulement la faim en Bolivie, mais aussi la mainmise de la société et de leur propre famille qu’elles soutiennent et qui leur manque. La migration conjugue donc à la fois une fuite et une sorte de « libération des femmes ». Elles paient cette libération à coup de transferts d’argent mensuels motivés par un sentiment de culpabilité. Aujourd’hui, ces transferts représentent le quart des revenus de la Bolivie, revenus qui sont par ailleurs répartis de la façon la plus démocratique qui soit. Il faut voir l’extrême pudeur de la société bolivienne lorsqu’elle se résout à accepter de devoir sa survie à cette précieuse rente qui passe de main en main, chaque mois, à travers le guichet de la banque. Ce phénomène n’est pas l’apanage des strates purement prolétaires puisqu’il touche une classe moyenne inférieure qui, par le biais des transferts, conserve un certain niveau de vie grâce à la prolétarisation de l’un de ses piliers, que ce soit la mère ou la grande sœur. Bien comprendre ces points-là est essentiel pour interpréter cet exil. Enfin, l’État est conscient que si l’on interrompait ces flux d’argent, la crise de l’emploi servirait de détonateur à un véritable mécontentement social, il exploite donc lui aussi cet état d’exil de la force de travail.

Beaucoup d’« expertes » reconnaissent votre apport créatif aux propositions féministes mais interprètent votre rébellion comme une volonté de diviser le mouvement. J’imagine que ces critiques ont beaucoup en commun avec celles de la scène politique bolivienne. Quelle est la limite de l’interpellation permanente ?

Mujeres Creando existe depuis 15 ans et a fait preuve d’une cohérence remarquable dans la société bolivienne, à laquelle il faut ajouter non seulement la force que confère la longévité, mais aussi une capacité à se renouveler en permanence. Mujeres Creando est donc une expérience très solide et très importante pour le féminisme latino-américain et pour la société bolivienne. S’il est vrai que la prochaine étape du mouvement en Bolivie devrait être de pouvoir relier, articuler ou fédérer des formes de rébellion qui sont aujourd’hui disparates, ce serait une grave erreur que d’essayer de construire ce lien en renonçant à la force de l’interpellation. Je pense par exemple à toutes ces personnes qui nous demandent sans cesse de rallier le MAS [8] sous prétexte que ce serait la façon la plus efficace de consolider et d’enrichir le processus. Or il se trouve que nous préférons nous tenir en marge, susciter des débats que personne aujourd’hui ou presque n’est disposé à assumer en Bolivie. Cette position demande beaucoup d’énergie mais n’en est pas moins vitale. J’estime qu’il n’y a aucune raison de fixer des limites à l’interpellation. Je ne suis pas d’accord avec l’idée selon laquelle l’interpellation permanente serait dangereuse et dissociatrice. À ce jour, peu, mais alors très peu de collectifs féministes du continent sont parvenus à l’accumulation de luttes atteinte par Mujeres Creando. Peu de mouvements, voire presque aucun, sont parvenus à tisser un lien si fort et si étendu avec la société dans laquelle ils évoluent. Cela n’a rien de dissociateur, bien au contraire, c’est même tout l’inverse. Ce lien permet de construire des références collectives de dignité pour les femmes.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3135.
 Traduction de Jérémie Kaiser pour Dial.
 Source (espagnol) : Mu, revue mensuelle de la coopérative de travail lavaca, n° 28, septembre 2009.

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[1« Femmes créatrices »

[2Ce documentaire de 43 minutes s’intitule Las Amazonas, mujeres indomables (« Les Amazones, femmes indomptables ») – note DIAL.

[3Voir DIAL 3134 « ARGENTINE - Le cauchemar des hommes violents », dans ce même numéro.

[4À Buenos Aires.

[5Gonzalo Sánchez de Lozada a été président de 1993 à 1997 et de 2002 à 2003, date à laquelle de fortes mobilisations l’ont conduit à démissionner– note DIAL.

[6Mouvement politique bolivien dont le nom est dérivé d’Evo Morales, actuel président de la Bolivie et en poste depuis 2006, basé sur l’« autoreprésentation des populations et des classes oubliées et marginalisées […], [et] la reconnaissance de l’incontournable réalité des indigènes ». (Voir, Christian Rudel, « BOLIVIE - Du colonialisme à l’indianisme », 16 avril 2007) – NDT.

[7Les Exilées du néolibéralisme – NDT.

[8Movimiento al socialismo (Mouvement vers le socialisme), le parti d’Evo Morales – NDT.

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  • À la recherche des descendants de mon oncle Galindo-Ruiz Domingo né à Mazzarron (Espagne) vers 1888 (?) et décédé en 1920(?) à Mazzaron (Murcia-Espagne) qui aurait eu 4 enfants, qui seraient partis en Argentine après le décès de leur père. Mon père s’appelait Pedro et avait aussi un autre frère nommé Marcos. Mes parents quittèrent l’Espagne en 1929 pour s’établir en France où je suis né en 1946. Je suis aussi intéressé par Pedro Galindo, qui était compositeur-intrerprète entre autre il est l’auteur de Malaguena pour moi un chez d’œuvre musical et vocal qui me fait vibrer chaque fois que je l’écoute. Amitiés, Jean-Joseph GALINDO

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