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DIAL 3149
La « lutte contre la pauvreté » comme contre-insurrection, première partie
Raúl Zibechi
lundi 9 mai 2011, mis en ligne par ,
Nous continuons, avec ce texte de Raúl Zibechi, la publication de textes critiques de la notion de développement [1] et, ici, des programmes d’« aide au développement » et de « lutte contre la pauvreté ». Ce texte, qui paraîtra en deux parties, dans ce numéro et le suivant, est une traduction du chapitre 1 du livre Progre-sismo : la domesticación de los conflictos sociales (Santiago du Chili, Quimantú, 2011, p. 23-50). Comme on le verra, il y a de nombreux échos entre les analyses de l’auteur et celles proposées par Eduardo Tomazine dans l’article sur la « pacification » des favelas à Rio de Janeiro.
« Quand les privilégiés sont peu nombreux et les désespérément pauvres très nombreux, et quand la brèche entre les deux groupes s’élargit au lieu de rétrécir, il reste bien peu de temps avant de devoir choisir entre les coûts politiques d’une réforme et les coûts politiques d’une rébellion. Pour cette raison, l’application de politiques spécifiquement destinées à réduire la misère des 40% les plus pauvres de la population des pays en voie de développement est à conseiller non seulement au nom d’un principe mais aussi au nom de la prudence. La justice sociale n’est pas un simple impératif moral, c’est aussi un impératif politique. Montrer de l’indifférence face à cette frustration sociale revient à exacerber celle-ci. » (Robert McNamara [2], 1972)
La « lutte contre la pauvreté » est devenue, dans la deuxième moitié du siècle, une des plus importantes politiques publiques dans le monde entier, et elle inspire les politiques sociales des États, qu’ils soient dirigés par des forces de droite ou de gauche, par des conservateurs ou des progressistes. Étudier comment cette lutte est née et comment elle est parvenue à prendre son importance actuelle, peut contribuer à éclairer les raisons fondamentales qui inspirent les programmes sociaux élaborés de nos jours par les gouvernements progressistes d’Amérique latine. Ces derniers assument la « lutte contre la pauvreté », depuis le langage jusqu’aux concepts qu’elle renferme, de manière non critique et sans même prendre en considération l’origine et les objectifs de cette approche.
Suivre l’évolution de la « lutte contre la pauvreté » suppose de braquer l’objectif sur les directives élaborées par les centres de réflexion globale ; parmi ceux-ci se détache la Banque mondiale, l’institution qui a le plus grand poids intellectuel au monde, dont les publications servent de référence obligée pour les universitaires, les médias et pour tous ceux qui gèrent les politiques publiques des gouvernements. Pendant plus d’un demi-siècle, elle a servi les intérêts nationaux et impérialistes des États-Unis, ce qui ne l’a pas empêchée d’exercer une forte influence y compris sur ceux-là mêmes qui se proclament anti-impérialistes ou qui repoussent « l’hégémonisme » états-unien.
Ce texte prétend montrer comment les idées et les propositions formulées par la Banque mondiale ont modelé les politiques sociales et puissamment influé sur la manière de comprendre le monde d’un large éventail de forces politiques et sociales. C’est pourquoi je me propose d’énumérer chronologiquement les propositions de la Banque qui se sont imposées progressivement dans la mesure où les forces de gauche – je me réfère en particulier aux gauches institutionnelles du Cône Sud – ont peu à peu perdu la capacité de penser par elles-mêmes et de prendre appui sur la tension émancipatrice héritée des processus révolutionnaires du XXe siècle. Nous verrons que les principaux développements, théoriques et politiques, de la Banque mondiale ont constamment visé à contenir le communisme et à mettre en déroute et discipliner le champ populaire. Même si, dans les grandes lignes, elle a remporté des succès très partiels, ses principales réussites ont consisté à coopter idéologiquement les élites dirigeantes des gauches qui – d’après ce qui se dégage d’un rapide survol historique – répètent point par point les diverses formulations de la Banque concernant les politiques sociales.
Un héritage du Vietnam
La guerre du Vietnam a été un partage des eaux par bien des aspects. Les élites des États-Unis ont vite compris qu’on ne pouvait gagner une guerre de ce type en faisant seulement appel à la supériorité militaire. L’un des premiers à réaliser cela et qui s’est chargé de formuler la politique du « combat contre la pauvreté » fut Robert McNamara. Diplômé d’Harvard, il a travaillé à Price Waterhouse et durant la Seconde Guerre mondiale il a servi dans la force aérienne, où il s’est spécialisé dans l’analyse de l’efficience et de l’efficacité des bombardements états-uniens, plus précisément du B-29, à cette époque le principal bombardier dont on disposait. Plus tard, il est entré à la compagnie Ford, comme l’un des plus hauts responsables de l’expansion, après-guerre, de cette entreprise ; il en est devenu le premier président non issu de la famille de son fondateur, Henry Ford.
Ce fut John Kennedy qui, en 1961, le proposa pour diriger le Pentagone, charge qu’il occupa jusqu’en 1968, date à laquelle il fut nommé président de la Banque mondiale. À ce poste, il joua un rôle éminent pour donner forme tant aux les activités d’assistance au développement qu’à la formulation du « combat contre la pauvreté ». Toutes les analyses confirment que la présidence de McNamara non seulement amplifia les opérations de la Banque à un niveau sans précédents, mais aussi la transforma en centre intellectuel et politique capable de peser partout dans le monde et d’influer sur presque tous les gouvernements.
Son point de départ fut de reconnaître l’échec des solutions exclusivement militaires, à une époque encore dominée par la politique de représailles massives, connue sous le nom de politique de dissuasion. Jusqu’au moment où Kennedy arriva à la Maison blanche et McNamara au Pentagone, « les États-Unis possédaient assez de capacité guerrière pour garantir que n’importe quelle attaque contre la nation serait immédiatement suivie de la destruction totale des bases et villes du pays agresseur » (Klare, 1974 : 43). C’est-à-dire qu’ils pouvaient infliger de tels dommages à l’Union soviétique que cette dernière ne se risquerait pas à lancer une attaque. Mais les deux leaders remarquèrent que les États-Unis et leurs alliés étaient de plus en plus tenus en échec dans un type de guerre pour lequel ils n’étaient pas préparés, la guerre de guerrillas, laquelle était devenue monnaie courante dans le tiers monde, principal théâtre de confrontation guerrière dans les années cinquante et soixante. C’est avec eux deux que naquit la « contre-insurrection ».
Des milliers d’officiers du Pentagone étudièrent les œuvres de Mao Tse Tung et Ernesto Guevara pour se familiariser avec la guerre de guerrillas et suivirent des cours anti-insurrection que Kennedy avait ordonné de dispenser aux fonctionnaires destinés à des ambassades et missions dans le tiers monde. Mais ils comprirent aussi qu’on ne pouvait gagner une guerre de ce type par des moyens exclusivement militaires et qu’ils devaient créer des formes d’aide économique et miner l’infrastructure des guérilleros. « Ces activités non militaires auxquelles, dans le cas du Vietnam, on a donné le nom générique de “l’autre guerre”, sont le fruit de la nouvelle “science” de la “formation des systèmes sociaux” » (Klare, 1974 : 56). Avec des modifications, cette manière de voir se maintient jusqu’à aujourd’hui.
McNamara fut le secrétaire à la Défense le plus longtemps en poste et il opéra une révolution au Pentagone, comme il le ferait ensuite à la Banque mondiale. Il renforça la puissance non nucléaire des forces armées, il réorganisa et remodela l’organisation de la défense basée auparavant sur la « réponse flexible » et centralisa le commandement ; cette dernière mesure se trouva favorisée par le retentissant échec de la vieille garde d’officiers dans leur tentative d’invasion de Cuba en 1961. Une des conséquences de la gestion de McNamara fut d’accréditer l’idée que les « guerres de libération nationale » se gagnaient pour des raisons politiques et non technologiques, comme les militaires en avaient l’habitude. D’où l’importance accordée à l’investigation en matière « d’ingénierie des systèmes sociaux », tâche où se distingua la Rand Corporation, fondation réactionnaire, qui affirmait que « la principale finalité du travail de contre-insurrection doit se concrétiser en influant sur le comportement et le mode d’action du peuple » (Klare, 1974 : 109).
En pleine guerre du Vietnam, alors qu’il était déjà évident qu’un demi-million de soldats de la première puissance militaire ne pouvaient vaincre les guerrillas, McNamara accéda à la présidence de la Banque mondiale où il mit en pratique ce qu’il avait appris dans la guerre. Ce n’est pas la première fois que les forces armées se révèlent être une source d’inspiration théorique et matérielle du capitalisme ; mais ce qu’il y a de particulier en l’occurrence, c’est que l’acquis est en relation avec les techniques d’organisation sociale. Marx considérait, dans une lettre à Engels de 1857, que l’histoire de l’armée montre le rapport entre les forces productives et les relations sociales :
En général, l’armée est importante pour le développement économique. Par exemple, c’est dans l’armée que les Anciens développèrent pour la première fois un système complet de salaires. De même, chez les Romains, la propriété individuelle (peculium castrense) fut la première forme légale à reconnaître le droit de propriété mobilière à quelqu’un d’autre que le chef de famille […]. Il en va de même ici avec le premier usage des machines à grande échelle. On peut inclure la valeur spéciale des métaux et leur emploi comme monnaie qui semble s’être fondé à l’origine sur sa signification militaire. La division du travail à l’intérieur d’une branche fut menée à bien au sein des armées. Toute l’histoire des formes de la société bourgeoise se résume de manière notable dans l’histoire militaire (Marx-Engels. 1972 : 135-135).
Aujourd’hui, nous savons que depuis le panoptique jusqu’au taylorisme (en passant par ce processus que nous appelons « révolution industrielle ») on s’est inspiré des innovations nées dans les armées qui, un temps après, ont commencé à être appliquées dans la sphère « civile ». Giovanni Arrighi établit un lien décisif entre capitalisme, industrialisme et militarisme qui l’amène à soutenir que la course aux armements – pour contrôler les ressources mondiales – fut la source et la base d’innovations qui révolutionnèrent la production et le commerce ; ce dernier, dans la période de déclin du système, se décline en une nouvelle triade : capitalisme financier-militarisme-impérialisme (Arrighi, 2007 : 278-287). Pour ce qui est des mécanismes de domination et, concrètement, de l’histoire des politiques sociales, l’impression de la primauté du militaire ne fait que se confirmer.
Ce qui est certain, c’est que l’axe de la gestion de McNamara à la Banque fut l’étroite connexion qu’il établit entre développement et sécurité. Dans son livre L’Essence de la sécurité, écrit durant sa dernière année au Pentagone, il soutient qu’entre les années 1958 et 1966 il y eut 164 conflits violents dans le monde, que seuls 15 furent des affrontements militaires entre deux États et qu’aucun ne fut une guerre déclarée. Sa conclusion était « qu’il existe une relation directe entre violence et retard économique (Mendes, 2009 : 113). Il a compris que la pauvreté et l’injustice sociale pouvaient mettre en péril la stabilité et la sécurité des alliés de son pays et se transformer en facteurs d’instabilité qui donneraient à leurs adversaires l’opportunité de s’emparer du pouvoir.
L’étape suivante consista à reconnaître que la croissance économique par elle-même n’était pas capable de réduire la pauvreté, ce qui amena les dirigeants de la Banque à mettre au premier plan l’aide à l’agriculture et l’éducation pour les années 1968-1975. Mais la construction politique et théorique du « combat contre la pauvreté » passa par différentes étapes et fut mise en place graduellement. Dans un premier temps, on se proposa d’aborder le problème de la croissance démographique à travers le planning familial qui, vers 1970, fut relégué au second plan en raison des difficultés et des rejets auxquels il dut faire face. D’autres thèmes, comme le chômage, la santé et la nutrition, ou encore l’urbanisation des quartiers populaires, apparurent dans la rhétorique de McNamara au début des années soixante dix.
Un bon exemple : les prêts de la Banque centrale pour le développement urbain, qui passèrent de 10 millions de dollars en 1972 à 2 milliards en 1988, avec 116 programmes pour urbaniser des favelas dans 55 pays (Davis, 2006 : 79). Cependant, la « lutte contre la pauvreté » butait sur certaines limites : [il lui manquait] « une approche qui lui aurait donné support et rationalité, et un instrument opérationnel qui aurait permis sa réitération à grande échelle » (Mendes, 2009 : 128). À cette période, son directeur découvrait peu à peu que le rôle de la Banque devait consister à imposer sa marque dans le domaine de la génération d’idées et de l’assistance technique plutôt que dans la réalisation directe des programmes ; sur cette dernière question, il était enlisé.
La retraite en déroute du Vietnam, en 1973, accéléra l’adoption de la ligne de combat contre la pauvreté qui allait alors de pair avec un profond virage de la politique extérieure états-unienne. Au début de cette décennie, l’attention fut portée sur la lutte contre « l’extrême pauvreté » et l’attention aux « nécessités humaines de base » en aidant les pauvres à participer à leur développement (Mendes, 2009 : 131). Cette différenciation et stratification entre pauvreté relative et pauvreté absolue apparaît dans le discours annuel de McNamara en 1972. L’année suivante, un programme est lancé qui met l’accent sur la santé et l’éducation primaires, l’eau potable et l’énergie électrique, à l’adresse du monde rural. On ne met pas en question la structure agraire ni la concentration de propriété de la terre, facteur clé de la pauvreté et de l’inégalité rurale, et les projets s’adaptent à une réalité que non seulement on ne prétend pas changer mais qu’on cherche à consolider, même si, dans les faits, on s’interroge sur « l’effet de diffusion » que la croissance était supposée avoir. Cette ligne de pensée fut établie par Hollis Chenery – économiste en chef et vice-président de la Banque - dans son livre Redistribution avec croissance, qui fournit le cadre théorique à la période de McNamara quand l’inégalité fut considérée comme un frein au développement, inégalité qui ne peut être résorbée par la croissance économique (Toussaint, 2007 : 155).
Dans son travail, Chenery affirme déjà la nécessité de distribuer une partie de la croissance au moyen de la réorientation des investissements au profit de groupes en situation de pauvreté absolue, sous la forme d’éducation, d’accès au crédit, de travaux publics et autres ; ce qu’on peut synthétiser en « répartir une partie de l’accroissement de la richesse et non la richesse », en augmentant la productivité des pauvres et leur insertion dans le marché pour que leurs gains augmentent (Mendes, 2009 : 134). Comme on peut le voir, dans cette optique – qui a déjà près de quatre décennies – se trouvent anticipées les logiques qui imprègnent les politiques sociales jusqu’à aujourd’hui.
Au-delà de ces débats sur les voies à emprunter pour réduire la pauvreté, sous la présidence de McNamara s’installe ce thème qui jusqu’alors était absent dans la théorie économique et, à plus forte raison, dans la politique de la Banque. La pauvreté acquiert un statut théorique et politique, comme unité d’analyse et centre des politiques publiques, et doit être incluse dans les initiatives des gouvernements ainsi que dans les études et les recherches. Le grand virage effectué sous la présidence de McNamara fut de passer de la centralité de la croissance économique à la question de la couverture ou non des nécessités de base, considérées comme l’expression de la pauvreté absolue. En 1976, l’Organisation internationale du travail (OIT) adopte la thèse des nécessités de base et les divise en quatre groupes : minimums pour la consommation familiale et personnelle ; accès aux services essentiels de santé, à l’éducation et à l’eau potable ; travail justement rémunéré ; participation à la prise de décisions comme faisant partie des libertés individuelles (Gutiérrez, 2000). Cette proposition fut universellement acceptée comme référence dans le vaste ensemble de politiques qui insistent sur la « participation sociale ».
Dans ces années-là, la pauvreté s’institutionnalise comme faisant partie de l’agenda international du développement, question qui apparaît liée à l’implication toujours plus forte de la Banque dans la recherche, la récolte d’informations et de renseignements. Pour ces tâches, la Banque a commencé à financer la recherche locale et à former des techniciens afin de les habiliter à la formulation et la conception de projets.
Tout cela a nécessité la constitution de tout un champ d’études consacrées à cette thématique, dont l’expansion provoqua l’imposition et la légitimation d’un nouveau vocabulaire (centré sur des termes comme efficience, marché, revenu, actifs, vulnérabilité, pauvre, etc.) au détriment d’un autre (comme égalité, exploitation, domination, classe, lutte des classes, etc.) forgé dans les luttes sociales et lié à la tradition socialiste. Finalement, s’est non seulement établie une manière d’interpréter et catégoriser la réalité sociale, mais s’est dessiné un nouvel agenda politico-intellectuel. C’est à ce moment-là que la Banque s’est transformée en une agence capable d’articuler et de mettre en marche un projet plus universaliste de développement capitaliste à destination de la périphérie, projet ancré dans la « science de la pauvreté » ou « science de gestion politique de la pauvreté » par la voie du crédit, et non plus de la philanthropie (Mendes, 2009 : 136).
La proposition consistait à surmonter la pauvreté grâce à l’augmentation de la « productivité des pauvres », vu que l’on considérait que, aussi bien à la campagne qu’à la ville, les pauvres étaient ceux qui n’étaient pas insérés dans des activités productives liées au marché. Une position qui non seulement blanchissait l’exploitation et la féroce accumulation du capital, mais avait aussi le mérite, pour les élites, d’isoler le phénomène de la pauvreté des relations sociales hégémoniques. Autrement dit, on installe la pauvreté comme un problème, rendant ainsi invisible le fait que la richesse est la véritable cause des problèmes sociaux. En parallèle, on récupère des pratiques coloniales, étant donné que ce ne sont jamais les pauvres qui définissent la pauvreté mais les institutions « spécialisées », qu’elles soient mondiales ou gouvernementales.
C’est ainsi qu’apparaît toute une chaîne de définitions, d’abord celle de la pauvreté absolue, puis celle de sa localisation dans des espaces précis (en premier lieu dans les aires rurales, et au milieu des années soixante-dix environ dans les périphéries urbaines). À partir de là, on définit des politiques qui sont nécessairement « focalisées » et qui visent à résoudre le problème. Les concepts de focalisation, nécessités de base et productivité vont de pair ; mais en outre, on cherche à mettre à profit la main-d’œuvre non rémunérée des pauvres pour baisser les coûts de la lutte contre la pauvreté, comme cela s’est passé avec le programme d’urbanisation des favelas. « Faire l’éloge de la praxis [3] des pauvres est devenu un rideau de fumée pour renier les engagements historiques des États dans la réduction de la pauvreté et du déficit en logements » (Davis, 2006 : 81).
L’étape suivante, presque naturelle, de cet enchaînement conceptuel et politique, est l’apparition d’organisations spécialisées dans le travail centré sur les pauvres, pour les « aider » à élever leurs revenus grâce à une amélioration de leur productivité. C’est ainsi que se répandent les ONG, « impérialisme mou » pour employer les termes de Mike Davis. La croissance exponentielle des ONG dans le monde pauvre a coïncidé avec les sanctions imposées par la Banque mondiale, ainsi que par d’autres organismes ou États du premier monde [4], à ces gouvernements qui instauraient des politiques redistributives. C’est ce qui est arrivé au gouvernement de Salvador Allende : à partir du moment où il fut élu président en 1970, les versements multilatéraux ont chuté en flèche, pour redémarrer nettement en 1973, l’année même où il a été renversé par Augusto Pinochet (Toussaint, 2007 : 104). D’autres pays ont été frappés : Pérou, Algérie, Guinée et le Nicaragua sandiniste. La Banque, et avec elle la coopération internationale, acceptait de combattre la pauvreté par des politiques ne visant que les « nécessités de base » et au moyen de prêts qui endettaient les pays. Peu après, avec le gouvernement Carter (1977-1981) l’objectif du combat contre la pauvreté s’est combiné avec la politique des « droits humains » ; cette dernière a fini par prévaloir sur le droit international qui considérait, entre autres, que la non-intervention était une règle de base pour réguler les relations entre États (Bartholomew et Breakspear, 2004).
Il est bon de noter que s’est ainsi constitué le tryptique politico-idéologique sur lequel chevauche le nouvel impérialisme : combat contre la pauvreté fondé sur des crédits afin de faire face aux nécessités de base, sans s’appuyer sur des réformes structurelles ; droits humains qui portent atteinte au droit international fondé sur la non-intervention ; enfin la démocratie électorale comme moyen de légitimation des gouvernements. Tout pays qui sortirait de ce programme est passible de sanctions, dans le meilleur des cas ; dans le pire, ses institutions seront déstabilisées et s’il ne renonce pas à son autonomie, il subira une invasion militaire.
Domestiquer le champ populaire
Au début des années 1980, il s’est produit un important virage dans la politique des États-Unis et de la Banque mondiale : ils ont lancé les programmes d’ajustement structurel qui devaient ouvrir la voie au modèle néolibéral. Déjà, sur le point de se retirer de la présidence de la Banque, McNamara – qui appuyait l’ajustement structurel au moyen de prêts importants aux pays qui l’avaient mis en œuvre – insista sur sa préoccupation pour « l’équité », dans la mesure où une grande inégalité pouvait être « socialement déstabilisatrice » ; il signalait qu’il « est fort peu prudent, du point de vue économique, de permettre qu’au sein d’une nation arrive à se créer une culture de la pauvreté capable d’infecter et de saper tout le tissu social et politique » (Mendes, 2009 : 160).
Durant plus d’une décennie, la politique du combat contre la pauvreté fut abandonnée en tant qu’élément de l’offensive néolibérale menée par les gouvernements Ronald Reagan et George Bush (père). Le rapport de 1990 sur le Développement mondial publié par la Banque établit le binôme ajustement structurel/compensation focalisée de la pauvreté, tels deux visages d’un même processus d’implantation du néolibéralisme, cherchant à aborder les « coûts sociaux » de l’ajustement pour éviter une quelconque instabilité politique. L’insurrection populaire au Venezuela, connue sous le nom de Caracazo, en février 1989, en réaction à une série d’ajustements, doit avoir attiré l’attention en ce sens. Durant cette période, les politiques sociales cherchèrent à agir « tout en gardant la possibilité de gérer l’ajustement » (Mendes, 2009 : 195).
En tout cas, il paraît important de signaler que dans la période néolibérale sont appliqués les mêmes critères que ceux déjà adoptés durant la période McNamara, avec de petites adaptations et développements pour faire face aux nouveaux défis. L’expansion des ONG fut l’une de ces incorporations auxquelles s’en ajouteraient d’autres vers le milieu des années 1990 pour affronter les révoltes populaires successives.
Le Rapport de 1991 propose, parmi les sept actions prioritaires pour appliquer le programme néolibéral, le « transfert de la prestation de fonctions et services publics divers à des organisations non gouvernementales (ONG), véhicules plus efficaces pour promouvoir la participation populaire à l’allègement de la pauvreté » (Mendes, 2009 : 197). En parallèle, on propose le concept de « gouvernance » (défini comme exercice du pouvoir politique pour administrer les affaires de la nation) comme catégorie d’analyse pour encadrer les relations entre gouvernements, organisations sociales et institutions internationales. Le critère de la « gouvernance » a facilité l’incorporation massive des ONG dans l’allègement de la pauvreté. Selon les données de la Banque elle-même, en Amérique latine on est passé de 15% de projets en collaboration avec des ONG dans la période 1974-1989, à 50% en 1994. Quant au montant des sommes utilisées par les ONG pour le développement dans les pays de la périphérie, il est passé de 9 millions de dollars à 6 milliards 400 millions de dollars en 1989. « Quelques calculs montrent que les ONG ont utilisé plus de ressources à des fins de développement dans les pays périphériques que la Banque mondiale avec ses prêts et ses crédits » (Mendes, 2009 : 203). Ce fait avalise la position de ceux qui considèrent que le rôle principal de la Banque a été celui de référent intellectuel plus que celui de financier.
En Bolivie, un des pays définis comme prioritaires pour la coopération internationale, il y eut à cette période une explosion d’ONG : de 100 en 1980, elles sont passées à 530 en 1992 (Arellano-Petras, 1994 : 81). Au fur et à mesure de la décennie, le poids des ONG dans les projets de la Banque continuait à s’accroître, au point d’atteindre 59% des projets pour l’Amérique latine en 1999, presque quatre fois plus en une seule décennie (Mendes, 2009 : 238). Pourtant, le problème ne se situe pas tant au niveau des ONG elles-mêmes – bien qu’elles fassent évidemment partie du problème – qu’au niveau des modes de travail inspirés par les politiques tracées par la Banque mondiale. Plus que par la quantité d’ONG incorporées à la coopération, le changement s’est produit en leur sein. À cette période apparaît une forte concurrence pour obtenir des financements et des espaces d’activité, ce qui les amène à une plus grande institutionnalisation et professionnalisation, si bien qu’« elles sont devenues de plus en plus semblables aux organisations internationales, entrepreneuriales et multilatérales dans leur logique de fonctionnement, leur structure organisationnelle et leur mode opératoire, même si beaucoup n’avaient pas les mêmes objectifs » (Mendes, 2009 : 205 ; Rodríguez-Carmona, 2009).
D’autres facteurs ont contribué à ce processus de professionnalisation : la nécessité de disposer d’équipes ayant une formation universitaire (une multitude d’anthropologues, de sociologues et de politistes) ; l’obligation d’être à l’aise en anglais ; l’obligation de voyager et d’acquérir des expériences de travail transnational ; l’acceptation des règles du jeu sur le terrain de la coopération, et surtout, la maîtrise des savoirs nécessaires pour élaborer des projets capables d’obtenir un financement et pour atteindre les objectifs de manière efficiente. Ironie de la vie, cet « impérialisme mou » s’étend au moment même où l’Empire intensifie ses interventions militaires, « l’impérialisme dur » : pendant l’ère Clinton (1993-2001), il y a eu 48 interventions militaires, contre 16 durant toute la guerre froide (1945-1991).
Selon Davis, « la révolution des ONG » fut aussi importante que le « combat contre la pauvreté » des années 60, à l’heure de la révision des relations entre les États-Unis et les pays de la périphérie. Ce processus s’est accéléré, comme nous l’avons vu plus haut, dans les années 1990 sous la présidence de James Wolfensohn [5], très empathique vis-à-vis de la gestion de McNamara. Le résultat de cette massive « participation » de la « société civile » (termes qui se sont généralisés dans ces années-là) à la gestion du combat contre la pauvreté, fut de renforcer la position de trois acteurs : un petit groupe de professionnels transnationaux de rang ministériel, les agences de développement et les ONG internationales (Davis, 2006 : 84). Avec une position très semblable à celle de James Petras, pour qui les ONG ont usurpé l’espace politique des mouvements de base, Davis soutient qu’elles ont été très efficaces dans la cooptation des leaders locaux « ainsi que dans la conquête de l’hégémonie de l’espace social traditionnellement occupé par la gauche », avec pour effet de « bureaucratiser et déradicaliser les mouvements sociaux urbains » (Davis, 2006 : 85).
Enfin, la gestion de Wolfensohn dut affronter, depuis le milieu des années 1990 jusqu’à la fin de sa présidence en 2005, une longue suite de soulèvements populaires en Amérique latine. Une bonne partie des réponses qu’elle apporta furent adoptées par les gouvernements progressistes de la région, étant donné qu’alors la Banque mondiale « jouissait d’une position sans rivale en matière d’influence intellectuelle » (Mendes, 2009 : 330). Ses publications, au premier rang desquelles le Rapport annuel sur le développement mondial (la publication dans ce genre la plus citée dans le monde), étaient des références obligées dans les cours, les revues d’économie, comme dans les recherches universitaires qui dépendaient des indicateurs sociaux et économiques émanant de la Banque. Les gouvernements ont utilisé les données de la Banque et repris le type de cours qu’elle dispensait, en les utilisant comme modèle de formation pour leurs propres équipes dirigeantes.
Pour affronter la nouvelle conjoncture de forte délégitimation du modèle néolibéral et de vaste insurrection sociale, la Banque a proposé une analyse plus fine du développement, poussant à la création d’incitations microéconomiques [6] qui viendraient en complément des bases macroéconomiques du néolibéralisme, « moyennant des initiatives destinées à promouvoir l’internalisation de règles de conduite sociale et de consentement de la part des groupes sociaux subalternes, par le biais de canaux limités et corporatifs de participation politique et d’action sociale » (Mendes, 2009 : 241). En effet, la Banque avait compris que le continent traversait une situation potentiellement explosive. Sebastián Edwards, économiste en chef de la Banque mondiale pour l’Amérique latine et les Caraïbes, proposa une sorte de reconstruction du rôle et de la présence de l’État, prenant ses distances avec la proposition antérieure d’un « État minimum », et se faisant le défenseur d’institutions fortes et de la cohésion sociale. En 1997, Edwards écrivait : « Peut-être la rébellion du Chiapas n’a-t-elle pas été un événement isolé, mais un premier signal du profond et croissant malaise qui règne en Amérique latine » (Mendes, 2009 : 265).
Devant cette situation, le Rapport de la Banque de 1997 fait une série de propositions aux accents bien connus : « rapprocher l’État du peuple », inciter à la « participation sociale » ; il promeut des programmes avec une forme de contrepartie et un travail idéologique pour « donner aux pauvres les conditions qui leur permettront de devenir meilleurs avocats de leurs propres intérêts » (Mendes, 2009 : 268-270). Puis, dans le Rapport de 2001, face à l’aggravation de la situation sociale et l’apparition de crises politiques, il recommande le « renforcement de l’autonomie et l’empowerment [7] des pauvres » et de « favoriser la mobilisation des pauvres dans des organisations locales pour qu’ils contrôlent les institutions étatiques, participent au processus de décision locale et, ainsi, collaborent à assurer la primauté de la loi dans la vie quotidienne » (Mendes, 2009 : 289).
Il est bon de rappeler qu’au même moment, la Banque mit en marche l’un de ses projets les plus ambitieux, le Programme de développement des peuples indiens et noirs de l’Équateur (PRODEPINE) [8]. La Banque sortait d’un monumental échec au Mexique où le Programme national de solidarité (PRONASOL) avait non seulement été incapable de freiner l’insurrection indigène du Chiapas mais, comme nous le verrons, avait même constitué un des facteurs qui l’ont encouragée.
La seconde partie de ce texte est publiée dans le numéro de juin 2011.
Bibliographie
Arellano, Sonia et James Petras (1994). « La ambigua ayuda de las ONG en Bolivia », Nueva Sociedad, n° 131, mai-juin, Caracas.
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Bartholomew, Amy et Jennifer Breakspear (2004). « Los derechos humanos como espadas del imperio ». Dans Leo Panitch et Colin Leys, Socialista Register 2004 : el nuevo desafío imperial. Buenos Aires, Clacso.
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Rodríguez-Carmona, Antonio (2009). El protectorado. Bolivia tras 20 años de ayuda externa. La Paz, Plural.
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3149.
– Traduction de Sylvette Liens pour Dial.
– Source (espagnol) : Raúl Zibechi, Progre-sismo : la domesticación de los conflictos sociales, Santiago du Chili, Quimantú, 2011, p. 23-50 (chapitre 1).
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française (Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Voir DIAL 3129 - « Au-delà du développement » ; 3133 - « MEXIQUE - Tepito : histoires d’un barrio du centre ville de Mexico », 3137 - « « Quand la misère chasse la pauvreté » : entretien avec Majid Rahnema », 3141 - « L’invention du développement » et 3145 - « Être comme eux ».
[2] L’états-unien Robert McNamara (1916-2009) a été secrétaire à la Défense de 1961 à 1968 sous les présidences Kennedy et Johnson, puis président de la Banque mondiale de 1968 à 1981 – note DIAL.
[3] La pratique – note DIAL.
[4] Les pays du Nord – note DIAL.
[5] James Wolfensohn a été président de la Banque mondiale de 1995 à 2005 (deux mandats) – note DIAL.
[6] Comme le micro-crédit – note DIAL.
[7] La « capacitation » – note DIAL.
[8] J’ai abordé ce thème dans « El arte de gobernar los movimientos » (« L’art de gouverner les mouvements »), Autonomías y emancipaciones. América Latina en movimiento, Santiago de Chile, Quimantú, 2008.
Messages
1. DXPdyamQnXaBquv, 17 mars 2013, 19:35, mis en ligne par ppykygppuz
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