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DIAL 3165

ÉQUATEUR - Capital social, ethnicité et développement : considérations critiques depuis les Andes équatoriennes, deuxième partie

Víctor Bretón i Solo de Zaldívar

mardi 11 octobre 2011, mis en ligne par Dial

Nous continuons avec ce texte, dont la première partie a été publiée dans le numéro d’octobre, la série de textes critiques autour de l’idée de développement dont nous avons amorcée la publication en décembre 2010 [1]. Cet article de Víctor Bretón i Solo de Zaldívar, professeur d’anthropologie sociale à l’Université de Lleida (Espagne), par les analyses qu’il propose du rôle des ONG de développement fait écho au texte de Raúl Zibechi publié en mai et juin sur les politiques sociales de « lutte contre la pauvreté » [2] Cette deuxième partie a été publiée dans le Bulletin ICCI-RIMAI de novembre 2001 (n° 32).


Résumé

L’auteur établit que la politique de création de capital social mise en œuvre par les ONG et le PRODEPINE (Projet pour le développement des peuples indiens et noirs de l’Équateur) dans la campagne équatorienne est la forme que prend le contrôle social dont la mondialisation néolibérale a besoin pour imposer avec succès son modèle de développement.

À partir de trois axes – le mouvement indien, l’ajustement néolibéral et l’investissement dans le capital social –, l’auteur démontre que l’activisme de la CONAIE (Confédération des nationalités indiennes de l’Équateur) freine le modèle néolibéral ; il montre que les politiques assistancialistes de l’État se sont converties en une authentique privatisation du développement et que la formation de cadres techniques indiens rend possible la matérialisation du développement tel que le conçoit la Banque mondiale.


L’expérience andine : du renforcement organisationnel au néoindianisme ethnophage

En réalité, cela fait déjà plusieurs années que les ONG qui opèrent dans les Andes équatoriennes travaillent avant la lettre [3] dans cette direction. Et cela va plus loin : la succession des événements et la manière singulière dont les techniciens de la Banque mondiale ont conçu le PRODEPINE suggèrent que cette initiative s’est en grande partie nourrie de l’humus sédimenté par les ONG locales – ou du moins, et c’est incontestable, par les plus grosses – sur plus de deux décennies d’action aux côtés des fédérations d’organisations de base. Depuis les luttes pour la terre des années 1970, en effet, nombre d’entre elles se sont fixé comme priorité, en matière d’intervention, le soutien aux organisations de second degré (OSG) considérées comme des plateformes idéales sur lesquelles bâtir le changement social dans le monde rural d’après les réformes agraires [4].

Pour l’heure, l’une des approches les plus pertinentes de ce thème consiste à répondre à une question toute simple : « Où les ONG préfèrent-elles intervenir ? », ou plus précisément : « Comment et pourquoi concentrent-elles leurs efforts et leurs investissements, si tant est qu’elles le fassent ? ». Pour apporter un premier éclairage quantitatif, nous avons d’abord collecté le plus grand nombre possible de données fiables sur les projets de développement rural mis en œuvre par les ONG dans la région andine à la fin des années 1990, une tâche des plus complexes eu égard à la réticence de ce type d’institutions à être contrôlées. Ensuite, nous avons comparé ces chiffres avec les estimations disponibles sur la population indienne de la sierra, avec les données relatives à la répartition des OSG à l’échelon cantonal et avec les mesures les plus récentes de l’amplitude et de l’étendue de la pauvreté et de l’indigence [5]. Les résultats de cette phase de recherche nous ont permis de poser les premières hypothèses d’interprétation des liens existants entre la prolifération des ONG et le degré de densité organisationnelle du monde indiano-paysan, hypothèses qui peuvent être explicitées de manière synthétique en trois grands arguments, résumés ci-dessous :

 Il existe, en premier lieu, une corrélation directe entre la concentration d’ONG dans l’espace et l’existence d’OSG (plus le nombre d’agences opérant dans un canton est important, plus celui des organisations de second degré bénéficiaires l’est aussi).

 On constate donc, comme corollaire du point ci-dessus – ou disons plutôt que le point ci-dessus est le corollaire de celui-ci –, que les municipalités ayant le plus profité de la générosité des ONG sont aussi celles où la population indienne est la plus représentée (tant en valeurs absolues que relatives).

 À l’inverse, les données indiquent qu’à partir des pourcentages, il est impossible d’établir une quelconque analogie entre l’incidence cantonale de la pauvreté et de l’indigence et l’intérêt que cette variable peut constituer, en soi, comme incitation pour les ONG [6].

L’analyse met donc en lumière une correspondance territoriale très étroite entre le volume de population majoritairement indienne, le nombre d’OSG formellement constituées et celui des ONG en activité. En d’autres termes, l’indianisme est effectivement l’élément primordial qui a incité – et incite – les agences de développement externes à faire converger leurs interventions dans certaines zones plutôt que d’autres. De plus, c’est la présence massive, réitérée et continue de ces agences sur les territoires quechuas qui explique la prolifération d’OSG, et non l’inverse : la forte densité organisationnelle caractéristique des zones majoritairement indiennes trouve son origine dans le zèle dont font preuve les ONG et autres institutions financières pour soutenir des interlocuteurs à la fois institutionnellement représentatifs des bénéficiaires et suffisamment bien articulés, au niveau local et régional, pour que les projets bénéficient de répercussions spatiales et sociales correctes.

Par ailleurs, les efforts déployés pendant de nombreuses années en faveur du renforcement organisationnel n’ont pas été aseptiques sur le plan politique. Au-delà de l’impact strictement économique des projets – thème controversé que nous n’aborderons pas ici –, il serait naïf de penser que tant d’insistance et tant de ressources investies dans l’édifice fédératif n’a eu aucun effet sur les caractéristiques des OSG qui en sont nées ni sur l’orientation des nouvelles élites locales surgies sous l’égide de la coopération extérieure. Les preuves collectées grâce au travail de terrain réalisé sur quatre OSG représentatives de la sierra centrale (provinces de Chimborazo et Tungurahua) [7], ajoutées aux références éparses disséminées de-ci de-là dans les ouvrages disponibles [8], nous ont conduits à formuler une série de thèses sur la nature de ce type d’institutions (Bretón, 2001, 246-248), thèses que nous reproduisons succinctement ci-dessous :

 1.- La plupart du temps, les OSG se sont constituées grâce à la promotion, au soutien et à l’encouragement d’institutions étrangères liées à des programmes de développement, ce qui signifie qu’elles doivent leur existence à des facteurs externes, allant du lancement de projets productifs au prosélytisme religieux. L’information ethnographique confirme et corrobore, ainsi, la relation précédemment mentionnée entre l’intervention d’agences de coopération et la densité des organisations indiennes. En outre, parfois, cette abondance d’organisations s’explique par des scissions au sein même des OSG, scissions liées à l’arrivée de nouvelles ONG et son corollaire, le financement d’actions en matière de développement et les perspectives qu’il ouvre pour propulser sur le devant de la scène une nouvelle organisation et, avec elle, de nouveaux dirigeants.

 2.- Les OSG sont en concurrence les unes avec les autres pour conserver et accroître leur « clientèle » – leurs bases –, ce qui entraîne brouilles, désaccords et conflits. Généralement, les OSG voient naître en leur sein des élites de leaders et de dirigeants qui, s’il est vrai qu’ils parviennent à gérer – avec plus ou moins de succès, mais c’est là une autre histoire – les ressources et soutiens pour leurs bases, ne cessent de s’en éloigner pour finir par se couper de ces dernières. De fait, sur des cas comme celui des Andes, les manifestations d’hostilité entre OSG voisines sont monnaie courante. Cette hostilité a plusieurs origines : désir d’endosser le premier rôle, logique de concurrence pour le leadership et la représentativité et, en lien direct avec ces deux premiers éléments, lutte pour le contrôle des fonds émanant des agents externes. C’est ce qui explique l’apparition, en parallèle, de situations purement clientélistes entre ces agents et leurs OSG respectives. Le raisonnement est simple : de la même manière que les ONG rivalisent pour coopter des OSG – en tant que qu’acteurs de développement qui les légitiment institutionnellement – et capter des ressources de la coopération internationale, les OSG jouent des coudes pour bénéficier de l’action des ONG.

 3.- L’alignement croissant de l’activité des ONG sur le modèle néolibéral s’est traduit, parmi les OSG, par la substitution simultanée de dirigeants très militants, idéologisés et dotés d’un profil politico-revendicatif (profil typique de l’étape des réformes agraires et de l’alliance avec les mouvements sociaux de gauche), par d’autres bien plus technocratiques. Cela dit, notre intention n’est pas de sous-entendre que les leaders actuels sont dépourvus de toute capacité de mobilisation ou qu’ils ne sont pas combatifs à titre personnel (en témoigne le degré de participation des OSG aux différents soulèvements appelés par la CONAIE et d’autres instances coordinatrices). Ce que nous voulons dire, c’est qu’au-delà de la rhétorique et des métadiscours du mouvement indien, au jour le jour, les dirigeants des OSG ont adopté une attitude conciliatrice, axée sur la concertation – comme un écho au nouveau style de leurs mécènes et homologues des ONG –, plus soucieuse de la nature et de l’envergure des projets à mettre en œuvre sur leurs territoires que d’une éventuelle remise en cause du modèle projetiste ou de l’abandon par l’État et les pouvoirs publics de leurs obligations sociales.

 4.- La coopération en matière de développement transforme de nombreuses OSG en véritables caciquats d’un nouveau genre. Les dirigeants sont les nouveaux administrateurs détenteurs du pouvoir de redistribution – ou susceptibles d’influer sur celle-ci – des privilèges accordés par les agences de développement sous forme de ressources ou de projets. Évidemment, cette redistribution est inéquitable et favorise les logiques clientélistes instrumentalisées par ceux qui ont la mainmise sur les organisations, précisément pour en garder le contrôle. Actuellement, et à la différence de conjonctures passées, les mieux placés pour accéder à ce nouveau statut – et le conserver – sont ceux qui sont les plus à même de dialoguer avec les agents externes, le prestige des dirigeants reposant en grande partie sur leur capacité à attirer des ressources externes pour les organisations de base affiliées, avec qui ils alimentent un système complexe de faveurs échangées contre de futurs soutiens.

 5.- L’autre conséquence inévitable de cette situation est la conflictualité interne entre les responsables formels et les bases mécontentes de la gestion des OSG, mais aussi entre ces responsables – dont la légitimité est parfois mise en question sous prétexte qu’ils dépendent, en dernier recours, d’institutions et organismes financiers étrangers – et les autorités issues de systèmes traditionnels qui, à l’instar du « système de charges » [9], sont très répandus dans les Andes.

 6.- En somme, selon la logique indienne, la densité organisationnelle de certaines régions doit également être envisagée sous l’angle de l’optimisation de l’espace et des ressources qu’offre un contexte externe aux communautés, que les communautés et la population rurale, en général, ne contrôlent pas, mais qui, pour pouvoir accéder à leurs privilèges, requiert l’existence préalable ou la constitution d’un réseau d’organisations de base (d’une OSG, en définitive). Autrement dit, l’accès des populations rurales aux ressources de la coopération dépend, sur les territoires majoritairement indiens, du lien existant avec les ONG et les autres agences, lequel dépend, à son tour, de l’existence d’OSG.

Ces considérations, très révélatrices en tant que telles, nous ont conduit à définir les modèles actuels d’intervention auprès des communautés comme néoindianistes et ethnophages [10]. « Néoindianistes » parce qu’ils s’apparentent, selon nous, à ceux de l’indianisme classique en ce qu’ils tendent à envisager l’ethnicité sous un angle « politiquement correct » tout en conformant leur but final – la domestication du mouvement indien et la neutralisation de son potentiel mobilisateur – au signe des temps dans l’ère de la mondialisation : l’avènement du pluriculturalisme, du plurilinguisme et, dans le meilleur des cas, de la plurinationalité des États latino-américains n’a aucune raison d’aller à l’encontre de la logique d’accumulation capitaliste néolibérale. C’est l’enseignement qu’ont tiré les organismes multilatéraux qui ont « découvert » l’importance de l’investissement dans des domaines aussi si peu conventionnels que l’est le capital social dans des pays, Équateur en tête, où les mouvements ethniques ont montré leur aptitude à concentrer et canaliser le mécontentement populaire vis-à-vis de l’ajustement néolibéral. Le terme « ethnophage  », quant à lui, se réfère à la particularité plus perverse, mais aussi plus subtile, du nouvel indianisme, au fait que les programmes sont souvent partiellement gérés et exécutés par les Indiens. Un simple aperçu du fonctionnement de l’entrelacs institutionnel du développement suffit pour constater comment d’importants secteurs de l’intellectualité quechua – celle-là même qui a construit un discours contestataire et antilibéral dans les années 1980 – travaille et vit empêtrée dans la machine bureaucratico-administrative du développement. Et le constat est le même, comme nous avons pu le voir, du point de vue des niveaux intermédiaires de l’édifice organisationnel indien (les OSG et ce qu’elles représentent) qui dépendent, sur les plans fonctionnel et financier, du réseau des ONG et de leurs projets spécifiques. C’est dans ce contexte, et non un autre, que sont apparus le PRODEPINE et sa proposition « révolutionnaire » consistant à financer et à accorder la plus grande autonomie possible aux OSG en tant que plateformes privilégiées de l’ethnodéveloppement durable.

Le PRODEPINE est une initiative émanant de la Banque mondiale qui ne devait durer que quatre ans (1998-2002). Toutefois, dans les faits, elle a gagné en ambition, de sorte que son budget dédié au développement rural en Équateur a augmenté. Nous nous trouvons, de surcroît, face à l’institution ayant le plus misé sur le renforcement organisationnel comme priorité pour ses investissements, canalisant ainsi les espérances mises, ces derniers temps, dans le capital social comme moteur d’autonomisation des laissés pour compte. En témoigne le caractère novateur et expérimental qu’elle revêt pour l’Amérique latine dans son ensemble, puisque jamais auparavant n’avait été testé un macroprojet aussi décentralisé, participatif et exigeant que celui consistant à confier aux OSG l’orientation et la gestion de l’avenir de leurs filiales. En fait, le PRODEPINE se limite à financer et à conseiller les organisations de second degré chargées de contrôler et superviser les interventions devant être lancées sur leur territoire. À travers l’élaboration d’un autodiagnostic préalable, il s’agit de faire en sorte que ces fédérations soient capables de hiérarchiser leurs besoins, de définir des lignes d’action susceptibles de se convertir en profils et d’embaucher le personnel nécessaire pour traduire cette volonté en propositions concrètes et réalistes. L’intention est, dans cette perspective, de mettre à la portée des OSG les ressources dont elles ont besoin pour assumer toutes les actions dérivées d’une poignée de plans de développement local – généralement à l’échelon paroissial – émanant, quant à eux, des diagnostics participatifs préliminaires.

Connaître la chronologie de la gestation du PRODEPINE est essentiel pour mesurer la nature éminemment politique du programme puisque le fait que l’idée de formuler une proposition de cette nature ait commencé à germer en 1995 ne semble pas dû au hasard. Le projet a commencé à prendre forme au terme d’un an et demi de pourparlers. Il a fallu deux ans de plus pour qu’enfin, en septembre 1998, il finisse par voir le jour. Le débat sur l’opportunité d’une institution comme le PRODEPINE a donc été lancé un an après que le soulèvement indien de 1994 a fait vaciller, pour la deuxième fois, les piliers de l’État équatorien et que, plus au nord, sur les lointaines terres mayas du Sud-Est mexicain, une armée d’Indiens du Chiapas a réagi par les armes à l’exclusion économique, politique, sociale et culturelle à laquelle ils étaient condamnés par la reluisante orthodoxie saliniste [11]. Alors qu’avait éclaté une crise du modèle macroéconomique dominant, alors que personne n’avait prévu l’irruption de l’indianité en Amérique latine comme un référent capable de questionner publiquement la légitimité morale de la mondialisation, alors que soudainement certaines externalités de la croissance économique (les coûts sociaux) s’incrustaient dans les perspectives de bénéfices à court et moyen terme comme de véritables internalités menaçant la viabilité du modèle, à ce moment précis, les planificateurs du développement ont décidé de s’intéresser au capital social et au renforcement organisationnel comme stratégie de lutte contre la pauvreté et, en passant, comme moyen indirect (ou pas si indirect que cela ?) de coopter et limiter la portée des nouveaux mouvements sociaux. C’est ainsi qu’est né le PRODEPINE, en somme, comme une tentative plus sophistiquée d’intervention sociale conforme aux paramètres du nouveau néoindianisme ethnophage.

Considérations finales depuis les Andes profondes

Le canton de Guamote, en plein cœur de la province de Chimborazo, illustre à la perfection nombre des affirmations énoncées dans ce travail. Il a été, pour commencer, l’un des centres les plus emblématiques du système d’hacienda [12] dans les Andes septentrionales. Après la réforme agraire de 1973 et sous la pression de la population paysanne, une part importante des grandes propriétés a été transférée aux paysans quechuas. Dans de nombreux cas, comme dans d’autres zones de la sierra, les communautés ont dû adopter une personnalité juridique afin de pouvoir négocier formellement avec l’État de futurs investissements dans des projets liés à des domaines comme les systèmes hydrauliques, les infrastructures routières, les crédits et les services sociaux, entre autres. L’éclosion des communes reconnues sur le plan légal a logiquement contribué à consolider une élite locale maîtrisant l’espagnol et fine connaisseuse du fonctionnement des institutions et du réseau externe aux communautés ; en fait, elle a généré le capital humain et le capital social structurel nécessaire pour garantir un meilleur accès aux ressources (Bebbington et Perreault, 1999). Cette évolution n’aurait pu voir le jour sans le soutien indispensable d’agents externes, du diocèse de Riobamba et des projets de DRI étatiques aux ONG de tous bords et toutes obédiences. Ce n’est pas un hasard si Guamote, le canton affichant la plus grande part de population quechua de la province de Chimborazo, est devenu l’une des zones d’intervention privilégiées des organismes de développement (en témoignent les 30 agences comptabilisées par Víctor Hugo Torres [1999, p. 108]) et l’un des secteurs affichant la densité organisationnelle la plus élevée de toute la sierra équatorienne, avec douze OSG et 158 organisations de premier degré pour moins de 28 000 ruraux. De plus, au fil des ans, grâce à la redistribution des terres et aux ressources externes canalisées par les OSG vers les communautés de base, la représentativité des Indiens dans le pouvoir municipal a progressé. Le processus a culminé avec l’élection du premier maire quechua en 1992 et le début d’une démocratisation des pouvoirs locaux qui surprend par sa rapidité : quarante ans, c’est peu eu égard au point de départ – le régime des caciques – et aux succès remportés depuis. Voilà pourquoi Guamote illustre, pour beaucoup, le potentiel du capital social tout en préfigurant, dans le même temps, ce que devraient être les orientations politiques des ONG du XXIe siècle.

À la lumière des arguments avancés dans les paragraphes qui précèdent, néanmoins, il nous semble opportun de nous interroger, y compris dans des cas apparemment « couronnés de succès » comme celui-ci, jusqu’où les stocks de capital social, à travers les OSG et leur alliance avec les ONG et d’autres institutions externes, pourront garantir l’obtention à long terme de niveaux de revenus à même de réduire de manière substantielle les carences basiques. Si nous nous posons la question, c’est parce que les chiffres révèlent que Guamote, qui affiche un indice de densité organisationnelle élevé et se place dans les six zones concentrant le plus d’interventions d’ONG, reste le canton enregistrant l’incidence provinciale de la pauvreté la plus élevée (89,3 % des foyers) et le pourcentage de familles littéralement indigentes le plus élevé du pays (avec 68,3 %) [13]. Ces constatations suggèrent, enfin, que des recettes comme celles de Deepa Narayan (1999 ; 2000) liées à la viabilité des « ponts » entre les ONG et les organisations populaires comme instruments de lutte contre la misère extrême ne sont pas, du moins dans le contexte andin, aussi efficaces qu’on le pense.

Pour poser le problème sous un nouvel angle, délaissons le cas concret de Guamote et plaçons-nous dans une perspective plus globale. Si nous convenons du caractère fonctionnel de la fragmentation paradigmatique, de l’externalisation et de la privatisation des politiques de développement incarnées par les ONG dans la logique néolibérale, il faudra aussi convenir de l’étroitesse de leur marge de manœuvre pour contribuer réellement à la définition d’alternatives à ce modèle. À l’inverse, l’expérience des Andes équatoriennes fait apparaître leurs limites criantes dans la lutte contre la pauvreté tout en mettant en lumière leur extraordinaire efficacité pour coopter et neutraliser les échelons intermédiaires du mouvement indigène. C’est là l’héritage, ou l’un des héritages, sur lesquels s’est appuyée la Banque mondiale à travers le PRODEPINE. La priorité, quoi qu’on en dise et quelle qu’en soit la justification, n’est plus accordée aux projets productifs stricto sensu, mais à l’encadrement des élites locales et de secteurs proéminents de l’intellectualité indienne dans la machine développementiste. À cette fin, la praxis dérivée de la transposition dans la réalité andine des théories sur le capital social mises en œuvre depuis Washington D.C. tombe à pic.

L’autre problème, c’est que ces pratiques ont été vendues, pour épater la galerie, comme s’il s’agissait d’un paradigme progressiste ; comme si, soudain, sous prétexte d’être un peu plus sensibles au ton de la voix des pauvres, les problèmes imputables à des structures injustes et asymétriques – la pauvreté et l’indigence – pouvaient être résolus en faisant l’économie d’une remise en question des fondements reproduisant et amplifiant la brèche de l’exclusion. Ce problème est loin d’être secondaire et la perception du PRODEPINE comme un espace conquis par le mouvement indien est, selon nous, la principale entrave, à l’heure actuelle, à la tenue d’un débat public et serein – au sein, bien sûr, du mouvement indien – sur ses qualités et ses défauts. Dans le présent article, nous avons tenté d’expliquer comment le capital social – et le PRODEPINE repose sur les présupposés participatifs du capital social comme théorie sous-jacente à l’action – est en train de devenir une sorte de joker capable de donner un lustre de progressisme et de développement durable à ce qui, au fond, n’est rien d’autre qu’un nouvel habillage destiné maquiller et humaniser des schémas macroéconomiques au coût social élevé, favorisant ainsi son maintien.

Avant de terminer, accordez-moi une dernière réflexion. L’une des clés du succès du système colonial en vigueur dans les Andes entre le XVIe siècle et la fin du XVIIIe siècle était aussi la cooptation de l’intellectualité indienne. La Couronne espagnole respectait les prérogatives économiques et sociales des nobles incas, car elle les considérait comme des outils garantissant la continuité séculaire de la Pax Hispanica. Après la rébellion de Túpac Amaru et la décapitation de l’aristocratie quechua, les sociétés indiennes ont perdu toute possibilité de s’exprimer publiquement en leur propre nom ou d’être directement représentées dans les processus de construction des nouvelles républiques indépendantes. Elles sont devenues, comme l’a souligné Andrés Guerrero (2000) pour le cas équatorien, une masse amorphe de « sujets » devant être « administrés » par les citoyens. Dans ce nouveau contexte relationnel, la ventriloquie s’est institutionnalisée comme unique mode de communication entre les peuples indiens et les différentes instances de l’appareil d’État. Dans le meilleur des cas, ce sont les indianistes qui, souvent gorgés de bonnes intentions, mais toujours sous l’angle de la société blanco-métisse, ont interprété et défendu de manière ponctuelle des lignes d’intervention politique pour les Indiens, mais sans impliquer les Indiens, à l’instar du vieux despotisme illustré européen. La conformation, pendant la seconde moitié du XXe siècle, d’une nouvelle intellectualité indienne capable de mettre sur pied, en Équateur, un grand mouvement politique de revendication ethnique et sociale représente, d’un point de vue historique, un événement important et impensable pendant près de deux siècles. La réponse de la partie adverse – le pouvoir au sens large –, ne s’est pas non plus fait attendre : tout comme le régime colonial a parqué l’intelligentsia quechua dans son schéma de domination, la puissante machine de la toile néolibérale s’emploie, via le néoindianisme ethnophage, à remettre à sa place les dirigeants indiens contemporains. La comparaison peut paraître un peu forcée, mais il y a une similitude troublante entre les stratégies du gouvernement indirect d’il y a trois siècles et celles qui semblent dériver d’initiatives en apparence aussi bénignes que celles qui émanent de cette manière singulière de comprendre le renforcement organisationnel qu’a la coopération pour le développement à l’heure de la mondialisation.

Références

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 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3165.
 Traduction de Jérémie Kaiser pour Dial.
 Source (espagnol) : Bulletin ICCI-RIMAI n° 32, novembre 2001.

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[3En français dans le texte – NdT.

[4Les deux réformes agraires, de 1964 et 1973, ont en fait été très limitées, touchant seulement 3,4% de la superficie du pays. Pour plus de détails, voir http://www.inter-reseaux.org/revue-grain-de-sel/41-42-l-agriculture-en-quete-de/article/acces-a-la-terre-en-equateur – note DIAL.

[5Voir, pour chaque notion, Zamosc (1995), Coronel (1998) et PNUD (1999). Dans tous les cas, nous ne nous livrerons pas, ici, à une description minutieuse des sources disponibles ou de leurs limites heuristiques. L’ensemble du processus de réflexion sur ce thème, ainsi que l’analyse et le traitement complets des données, est consultable dans l’ouvrage de référence (Bretón 2001, p. 125-153). Nous nous cantonnons à préciser que les chiffres sur les ONG étaient basés sur un échantillon aléatoire de 170 agences (Fundación Alternativa, 1999) et que, concernant l’indianisme, nous avons utilisé la notion d’« aires de prédominance indienne » conceptualisées par Knapp (1991, 17) et identifiées par Zamosc (1995) à l’échelon paroissial, cantonal et régional. Il convient de rappeler que ces dernières données sont une projection du recensement de 1990 dans les zones où, en 1950, plus d’un tiers de la population a été cataloguée comme quechuaphone. Dans le texte, nous considérons les expressions « population majoritairement indienne », « population indienne » et « population quechua » comme des synonymes.

[6De nombreux territoires ruraux, caractérisés par une présence nulle ou quasi nulle de population quechua, et malgré une proportion de foyers pauvres dépassant les 70 %, se retrouvent presque exclues des préférences de ces institutions.

[7Nous avons étudié et reconstitué, à partir de sources orales et d’archives, l’histoire de la Corporation d’organisations paysannes de Licto (CODOCAL) du canton de Riobamba, province de Chimborazo, de l’Union des Conseils municipaux de San Juan (UCASAJ), également dans le canton de Riobamba, de la Fédération inca Atahualpa, du canton d’Alausí, province de Chimborazo et de l’Union des Indiens salasacas (UNIS) du canton de Pelileo, province de Tungurahua.

[8Voir, sans prétention d’exhaustivité : Korovkin (1997) ; Bebbington, Ramon et al. (1992) ; Bebbington et Perreault (1999) ; Bebbington et Carroll (2000) ; North et Cameron (2000).

[9« Le “système de charges” définit un ensemble cérémoniel qui caractérise les communautés [indiennes] des Andes. Il s’agit d’une sorte d’itinéraire d’ascension sociale en fonction de l’âge, ouvert, en principe, à tous les membres d’une communauté, et marqué par l’accession successive à des “charges de plus en plus prestigieuses”. Ces charges correspondent à des fonctions exercées au cours des cérémonies réalisées en l’honneur d’un saint patron particulièrement vénéré localement. » (Emmanuel Fauroux, « La plasticité des structures communautaires dans le processus de transformation de l’Équateur rural », Cahiers des Sciences Humaines, vol. 25, n° 3, 1989, p. 381) – NdT.

[10Nous empruntons partiellement cette expression à Héctor Díaz-Polanco (1997), auteur qui parle, littéralement, d’« indianisme ethnophage ». Dans la mesure où le terme « indianisme » est trop étroitement lié, en Amérique latine, à l’ensemble de politiques visant les populations indiennes pendant l’étape développementiste, nous préférons parler de néoindianisme ethnophage pour évoquer la situation apparue dans le contexte des modèles d’action néolibéraux.

[11De Carlos Salinas de Gortari, président du Mexique de 1988 à 1994 – note DIAL.

[12Grandes propriétés foncières – note DIAL.

[13Le Rapport sur le développement humain de 1999 complète le profil de Guamote en lui attribuant deux autres sombres records nationaux : celui du taux de mortalité infantile (122,6‰) et celui de la dénutrition chronique chez les enfants de moins de cinq ans (avec 70,3 %, soit plus de sept points au-dessus de la moyenne dans la sierra équatorienne).

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