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DIAL 3173

Pour un post-développement convivial : une lecture d’Illich et de Georgescu-Roegen depuis la Bolivie

Javier Medina

vendredi 9 décembre 2011, mis en ligne par Dial

Nous achevons avec deux textes du philosophe bolivien Javier Medina la série de textes présentant des perspectives critiques sur la notion de « développement » [1].

Ce texte est une traduction, légèrement abrégée, des pages 142 à 148 de l’ouvrage du philosophe bolivien Javier Medina : Diarquía : nuevo paradigma, dialogo de civilizaciones y Asamblea Constituyente, (éditions Garza Azul, La Paz, Bolivie, 2006). Ce livre se présente comme une réflexion et une contribution de l’auteur au débat sur la refonte constitutionnelle de la Bolivie, pays qui a réécrit sa constitution entre août 2006 et juillet 2007. L’auteur met en avant les deux matrices civilisationnelles profondément différentes qui constituent la société bolivienne (l’occidentale et l’amérindienne), analyse leurs fondements et propose des solutions pour dépasser leur opposition historique. [2]


Une société conviviale

Historiquement, le concept de « quantité » a surdéterminé les sociétés industrielles, et celui de « qualité » les sociétés vernaculaires, comme l’amérindienne. On ne peut pas dire que La République de Bolivie soit devenue une société industrielle. Il existe quelques usines, bien sûr, mais un vol d’hirondelles ne fait pas le printemps. Cependant, il s’agit bien là du modèle sur lequel s’est construit l’imaginaire de la Première République. Le modèle industriel, dans un pays sans usines, est le générateur du grand simulacre que nous sommes devenus. Nous vivons dans l’inauthenticité.

Tant la notion de qualité que celle de quantité ont pour base opératoire le concept d’outil. Les sociétés industrielles ont travaillé à partir de l’hypothèse selon laquelle l’outil pourrait substituer l’esclave, reprenant ainsi la vieille discussion aristotélicienne. Dans cet exercice, l’outil se convertit en « machine-outil » et crée, par le biais de la production en série, ce qui va s’appeler la production industrielle, excitée par le dogme « développementiste » d’une croissance infinie.

Terminée la révolution industrielle, nous savons maintenant que la machine-outil s’est métamorphosée en un implacable producteur de servitude pour l’ouvrier et d’intoxication pour le consommateur [3]. La domination de l’outil par l’homme, comme le dit Ivan Illich, a été remplacée par la domination de l’homme par l’outil. C’est pour cela qu’une « société de la qualité de vie » ne peut se définir qu’à partir de la relation de l’être humain avec l’outil.

Ivan Illich, dans La convivialité, nomme convivial le type d’outil dont l’humanité a véritablement besoin. Un outil convivial doit selon lui répondre à trois critères : (1) il doit générer de l’efficacité, sans dégrader l’autonomie des personnes ; (2) il ne doit produire ni maître ni esclave ; (3) il doit augmenter le rayon d’action des personnes.

Cela signifie que l’être humain a besoin d’un outil avec lequel travailler, et pas d’instruments qui travaillent à sa place. Il a besoin d’une technologie qui tire le meilleur parti de l’énergie et de l’imagination des personnes, et non pas d’une technologie qui l’écrase et le programme. L’échelle optimum est celle qui permet à l’être humain de conjuguer efficacité et autonomie. La relation industrielle entraîne une sorte de réflexe conditionné à des messages émis par des êtres qui ne seront jamais connus. Une situation aliénante d’abstraction et d’anonymat. La relation conviviale, au contraire, implique l’interaction des personnes qui participent à la création de la vie sociale, c’est-à-dire personnalisation et localisation.

La convivialité est produite au sein d’une communauté équipée d’outils efficaces répondant à ces critères. Illich appelle « conviviale » cette société, dans laquelle l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et pas au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société dans laquelle l’être humain contrôle vraiment l’outil.

Une Bolivie conviviale est plus à la portée des « pauvres » : elle dépend plus de nous qu’une Bolivie industrielle qui dépend des investissements étrangers, de la sécurité juridique qu’y trouvent les investisseurs, de règles du jeu claires et respectées par les trois pouvoirs de l’État, d’importantes infrastructures de transport, de main d’œuvre qualifiée, de moins de corruption gouvernementale, etc.

Une société de frugalité et de qualité de vie

L’immense majorité de la Bolivie – la Bolivie rurale, périurbaine, amérindienne –, les « pauvres », ne vont jamais pouvoir accéder au rythme et aux taux de consommation des sociétés industrielles du Nord. D’autres Bolivies, oui, par le trop-plein des interactions des élites locales avec la mondialisation, mais pas par la dynamique propre de notre appareil productif, qui dépasse à peine le stade d’exportateur de matières premières.

En ce qui nous concerne, une stratégie de réduction de la pauvreté devrait être pragmatique. S’il est matériellement impossible que le Sud puisse atteindre les mêmes niveaux de consommation que le Nord, alors nous ne devrions pas aspirer à cela à travers nos politiques publiques. La clé pour sortir du tiers monde se trouve dans la non-aspiration au modèle occidental, à ne pas désirer ce que l’on ne peut obtenir, surtout si en plus de ne pas être possible, cela n’est pas désirable, car cela n’augmente pas la qualité de vie. […]

Une société de haute synergie

Il ne doit actuellement pas exister de société qui dispose d’un système tant sophistiqué et institutionnalisé de circulation d’information, d’énergie, de biens, de services, de dons, d’aide mutuelle, basée sur la réciprocité (le « capital social »), comme les sociétés amérindiennes.

L’Ayni [4], l’aide mutuelle, a permis que cette civilisation ne succombe pas devant le rouleau compresseur de la modernité, qui a amené avec lui l’individualisme, l’atomisation de la vie, la primauté de l’abstrait, l’érosion des valeurs humaines et la fragmentation de la réalité. L’Ayni, c’est l’ingénierie rituelle du modèle de réseau, avec lequel il faudra construire le projet de la Maison commune planétaire. […] L’Ayni devrait apparaître dans les Plans de développement municipaux, dans les Plan annuels opératoires. Ces instruments de gestion devraient inclure l’Ayni, non seulement comme « apport local » de « pauvres petits bénéficiaires » qui n’ont pas d’argent. L’Ayni doit briser l’hégémonie de l’Argent, pensé comme le seul moyen capable de faire bouger le monde. La crise argentine, qui d’un jour à l’autre a submergé dans la pauvreté la moitié de sa population, redécouvre l’Ayni : en ce moment, 10 millions d’Argentins échangent des biens, des dons et des services, sans la médiation de l’argent de la Banque centrale et des lois du marché.

L’Ayni est ce que les économistes d’avant-garde du Nord recherchent dans leur quête de ce qu’ils appellent « Économie écologique » et « Économie vernaculaire ». Le projet de Maison commune planétaire ne sera qu’un vœu pieux, tant que l’Ayni ne se sera pas converti, premièrement, en une politique publique et deuxièmement, avant qu’il ne commence à équilibrer la position dominante de l’Argent dans les budgets. […]

Nous, Boliviens, devons nous enlever les œillères du productivisme. Nous devons apprendre à voir les autres ressources que nous avons, qui proviennent de la civilisation amérindienne. Nous devons cultiver la fierté de ce qui nous est propre. Nous devons abandonner notre complexe d’infériorité. Nous devons cultiver l’auto-estime collective. Ainsi, la grande richesse de la Bolivie c’est l’Ayni ; sa pauvreté, c’est l’argent.

Une société de basse entropie

Nicholas Georgescu-Roegen, dans The Entropy Law and the Economic Process [5], à partir des théories du chaos et de la thermodynamique, a montré la myopie suicidaire de l’économie d’échange du productivisme. Depuis la perspective de la loi de l’entropie, la croissance sacrosainte s’avère en réalité une illusion. En effet, dans la mesure où l’on produit plus, en moins de temps, plus grande est la quantité d’énergie à jamais dissipée, et, en conséquence, moins grande est l’énergie disponible restante. En clair, cela signifie qu’à plus grande croissance économique, plus grande décroissance de la nature.

Depuis la découverte de la seconde loi de la thermodynamique, on sait que l’économie d’échange du productivisme avance en forme de compte à rebours. Plus elle croit avancer, plus elle recule dans les faits, globalement. En réalité, moins nous dépensons, plus nous gagnons. À partir de là, Georgescu-Roegen propose de stimuler des économies de basse entropie, ou comme il le dit, d’« économies isentropiques ». Or, justement, c’est ce que sont les Économies de réciprocité des sociétés vernaculaires.

La technologie andine, en particulier, et les technologies indiennes en général, sont des technologies isentropiques. C’est-à-dire qu’elles sont intensives en main d’œuvre et extrêmement efficaces dans l’utilisation de l’énergie. Quelque chose dont a énormément besoin l’économie d’échange, qui est intensive en capital et en coûts entropiques d’énergie. V. M. Toledo a démontré comment, afin de produire deux outputs d’énergie, l’agriculture intensive états-uniennes a besoin de 9 inputs d’énergie en pétrole, sous forme de diesel, de fertilisant, de pesticides, etc. Au contraire, l’agriculture de polycultures des Tsembaya de Nouvelle Guinée – considérés comme les agriculteurs les plus primitifs du monde selon le point de vue du productivisme – n’ont besoin que de 4 inputs d’énergie pour en produire 15, et sont donc les plus efficaces du point de vue énergétique. […]

Il y aurait beaucoup à dire au sujet des technologies amérindiennes, qui sont imbattables dans le domaine de la gestion de l’énergie. Si l’économie est bien la science de gérer le manque afin de produire l’abondance, la technologie et l’économie amérindiennes sont, encore une fois, une source inépuisable pour construire la future Maison commune planétaire.

Une Bolivie possible est une Bolivie qui possède des systèmes économiques isentropiques et non une Bolivie industrialisée chimérique avec un système économique hautement entropique.

Une société d’équilibre

Conceptuellement, la lutte sourde et l’affrontement entre les élites boliviennes et la Bolivie amérindienne a consisté en une lutte pour instaurer un modèle de société basé uniquement sur la dimension quantitative, extractive, de manière économiquement réductionniste, contre le modèle de société amérindien, basé sur le fait de tenir compte de toutes les variables (de là sa complexité), et, en même temps, basé sur la recherche de l’équilibre, de là son homéostasie [6].

Pour cette raison, les sociétés amérindiennes sont fondamentalement des sociétés anti-développement. Le développement parie sur la croissance exponentielle d’une seule variable au détriment de tout le reste.

Les Amérindiens ont résisté, comme ils ont pu, jusqu’à aujourd’hui, à ce système. Le résultat de cinq siècles de combat inégal est une sorte de match nul catastrophique : ne fonctionnent bien ni le modèle occidental – pour cela nous sommes dans le peloton de queue des indices de développement – ni le modèle amérindien, parce qu’ils doivent se contenter de résister. […]

Une société éco-symbiotique avec son espace

En ce qui concerne l’espace, un autre blocage conceptuel et opératoire a lieu. S’affrontent la vision européenne de région, valide pour des espaces plats, d’humus profond, de haute pluviosité, de faible biodiversité, relativement homogènes, à laquelle s’est ajoutée la vision cartésienne de l’espace compris comme chose étendue, inerte, plane, avec la vision amérindienne de l’espace, entendu comme un être vivant, intelligent, capricieux, imprévisible et qui s’exprime dans la métaphore de « l’Ayllu animal », qui a les quatre pattes dans les basses-terres, l’estomac dans les vallées et la tête dans les hautes-terres. […]

Il s’agit de se remettre à penser et à tisser l’espace de façon éco-symbiotique, à partir des communautés [7]. C’est là la stratégie la plus facile, la moins chère et que nous avons sous la main, afin d’accéder à la variété qu’offre la biodiversité bolivienne. Mourir de faim et être sous-nourris en Bolivie n’est possible que parce que le lavage de cerveau a été très profond, que les valeurs ont été mises sens dessus dessous – nos valeurs propres comme celles venues d’ailleurs – et que notre auto-estime est au plus bas.

Je propose donc que nous nous fixions des buts pragmatiques, au lieu de désirer la chimère que nous proposent les projets classiques de développement économique, depuis 1953 : que les Amérindiens se convertissent en fermiers blancs et protestants, que la haute montagne tropicale se comporte comme le Middle West états-unien et les plaines amazoniennes comme la pampa argentine, parce que seuls de tels systèmes pourraient supporter cette stratégie de transformation productive des terres.

Au lieu de cette Fata Morgana développementiste, je propose quelque chose de plus évident et que nous avons sous la main : que les Amérindiens déploient toutes leurs grandes qualités comme « éleveurs de la vie », experts en biodiversité, tisseurs de symbioses interzonales, de façon à ce que nous puissions faire de notre biodiversité et de notre multiculturalité les bases sur lesquelles nous articuler aux post-marchés de la mondialisation.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3173.
 Traduction de Mathieu Glayre, revue et augmentée par Dial.
 Source (français) : blog Creciendo Juntos, 24 novembre 2010.
 Source (espagnol) : Javier Medina, Diarquía : nuevo paradigma, dialogo de civilizaciones y Asamblea Constituyente, La Paz, Garza Azul Editores, 2006, p. 142-148.

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[2Ce paragraphe a été rédigé par Mathieu Glayre pour présenter sa traduction du texte de Javier Medina publié sur le blog Creciendo Juntos.

[3Dans son superbe roman L’Aventure ambiguë (1961), Cheick Hamidou Kane, romancier sénégalais, fait dire à son personnage principal : « L’Occident est tellement fasciné par le rendement de l’outil, qu’il en a oublié l’immensité infinie du chantier. » – NdT.

[4Forme du principe économique de la réciprocité consistant à échanger des biens et des services, pratiqué principalement entre parents consanguins et rituels, mais également au-delà, voire avec la nature et le divin, et qui créée de la « valeur » sociale, culturelle, au moins autant qu’économique, en tissant des liens, en générant du sens, en reliant tous et tout avec tout et tous – NdT.

[5Nicholas Georgescu-Roegen, The Entropy Law and the Economic Process, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1971, 457 p. Un recueil de textes du même auteur est disponible en français : Nicholas Georgescu-Roegen, La Décroissance : entropie, écologie, économie, édité par Jacques Grinevald et Ivo Rens, traduit par Jacques Grinevald et Ivo Rens, 3e édition revue et augmentée, Paris, Ellébore-Sang de la terre, [1979] 2006, 302 p. – note DIAL.

[6Stabilité – note DIAL.

[7Communauté : Le mot « comunidad » est plus riche en espagnol qu’en français, et en particulier en espagnol bolivien. Une « comunidad », c’est le village ou le hameau, mais c’est aussi son territoire, son organisation sociale, politique, familiale et productrice propre. Et s’il s’agit d’une « communidad » indienne, le terme inclut également les liens tissés entre les êtres humains entre eux et entre eux et leur « environnement » au sens large, c’est-à-dire la terre, le territoire, le vent, l’eau, les animaux, les plantes, les esprits, les dieux, etc. – NdT.

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