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DIAL 3211
GUATEMALA - Entretien avec Edgar Pérez Archila, avocat défenseur des droits humains
Quentin Boussageon
vendredi 5 octobre 2012, mis en ligne par
Nous reprenons dans ce numéro deux textes sur le Guatemala publiés dans Solidarité Guatemala, n° 199 (juillet-août 2012), la lettre d’information du collectif Guatemala. Ce deuxième texte, un entretien avec l’avocat Edgar Pérez Archila, revient sur les avancées de la justice guatémaltèque dans les affaires de crimes de génocide et de crimes contre l’humanité datant de l’époque de la guerre civile (1960-1996). L’entretien a été réalisé par Quentin Boussageon et traduit par Vanessa Góngora et Marilyne Griffon. Nous profitons de l’occasion pour signaler que le collectif Guatemala vient de publier un numéro très riche retraçant l’histoire du collectif, fondé à Paris en 1976 (numéro spécial 200, septembre-octobre 2012).
L’avocat guatémaltèque Edgar Fernando Pérez Archila travaille depuis de nombreuses années sur les procès emblématiques de la lutte pour la justice, la vérité et la réconciliation au Guatemala. Lauréat du prestigieux prix international Human Rights Lawyer 2012 décerné par l’Association du barreau états-unien BAR, fondateur et directeur du cabinet juridique des droits humains au Guatemala (CJDHG), Edgar Pérez est à l’origine des premières comparutions pour génocide.
Le 17 juin 2011 restera comme une date historique marquant la première arrestation pour crimes de génocide et crimes contre l’humanité au Guatemala avec la mise en accusation d’un ancien chef des forces armées : Héctor Mario López Fuentes, auteur intellectuel des massacres dans la région d’Ixil, entre 1982 et 1983. Une grande victoire 12 ans après le début de la première plainte, pour Edgar Pérez, les victimes, leurs proches et tous celles et ceux qui attendent justice pour les crimes commis durant le conflit armé (1960-1996).
Depuis, 3 autres personnes ont été arrêtées pour génocide, dont deux ex-chefs d’État : les généraux à la retraite Oscar Humberto Mejía Víctores (1983-1986) en juillet 2011, et José Efraín Ríos Montt (1982-1983) en janvier 2012. Ont été également condamnés cinq ex-kaibiles (troupes d’élite de l’armée guatémaltèque créées lors du conflit armé) pour les 201 personnes massacrées à Dos Erres, ainsi que quatre anciens membres des Patrouilles d’autodéfense civile (PAC) et un responsable militaire pour leur participation au massacre de 268 habitants de Plan de Sánchez.
Comment expliquez-vous les récentes condamnations et arrestations pour des plaintes déposées il y a des années pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide ?
Personnellement, je pense qu’une page de l’histoire est en train de se tourner dans le pays. La complexité culturelle du Guatemala a rendu difficile la revendication de la mémoire historique et la rupture du mur de l’impunité qui entoure les graves violations des droits humains commises durant le conflit armé. D’autant plus que le conflit armé inclut des politiques de terreur ; un terrorisme d’État qui a semé la peur et l’horreur dans la population civile victime. Une peur encore présente aujourd’hui. Il en a donc beaucoup coûté aux victimes pour arriver à dépasser l’horreur et affronter les différentes affaires qui ont été instruites ces dernières années.
À l’heure actuelle, on ne note pas encore de résultats probants, mais on commence à voir une transition vers un État démocratique, en construction. On ne peut pas encore parler de démocratie juste parce qu’il y a des élections tous les quatre ans avec un Président élu. Nous n’avons toujours pas d’État de droit où la loi serait la même pour les possédants et pour ceux qui n’ont rien, pour ceux qui gouvernent et pour ceux qui sont gouvernés.
Il existe donc un ensemble de facteurs qui fait que ces affaires, à tous les égards répréhensibles aux yeux du monde civilisé, ont bénéficié d’un mur d’impunité des décennies durant et que ce n’est que maintenant que ce mur commence à tomber. À présent, il reste à mettre à l’épreuve le système judiciaire et son indépendance.
Réforme du système judiciaire
Maintenant que cela est dit, comment est-ce que je vois tout cela ? C’est un processus ; il y a des plaintes. Ces affaires n’ont pas été présentées l’année dernière ou il y a deux ans. Elles l’ont été il y a des décennies, et disons que certaines ont vu leur procédure avancer.
À une époque, le système judiciaire était quasiment inopérant sur ces cas. D’abord parce que conformément aux Accords de paix [1996], il y a eu une réforme des procédures judiciaires pour que les jugements ne soient plus inquisitoires, avec un juge qui ordonne et dirige les enquêtes, mais se fondent sur un système mixte où c’est le procureur du ministère public qui a le monopole de l’action pénale pour enquêter sur les crimes et soutenir l’accusation devant les juridictions compétentes. Or cette étape de transition, d’un ancien processus inquisitoire vers un processus mixte et oral, a mis presque une décennie à se mettre en place.
La pratique a mis en évidence plusieurs erreurs techniques du code. Elles ont été surmontées par la suite grâce à des réformes qui ont fourni les outils nécessaires pour affronter réellement le crime. Je parle du crime en général, mais cela inclut aussi les cas de graves violations des droits humains commises au Guatemala. Pourquoi ? Parce que nous ne pouvons pas avoir, j’insiste, un État démocratique sans avoir un État de droit. Donc, si le système judiciaire n’est pas en mesure d’instruire des procès envers les responsables présumés de graves violations des droits humains – comme la torture, la disparition forcée, les exécutions extrajudiciaires ou sommaires, les massacres et le génocide – qui sont évidentes et pour lesquelles il existe des preuves, nous ne pouvons pas considérer le système judiciaire comme démocratique. Car il n’est pas capable de juger, dans le futur ou dans le présent, des hauts fonctionnaires dont la responsabilité devrait être de promouvoir la défense et le développement de ces garanties fondamentales.
On se trouve donc dans une nouvelle phase. Nous faisons face à une vague croissante d’insécurité dans le pays qui peut, ou non, être perçue comme une séquelle de ce qui s’est vécu durant le conflit armé. C’est aux anthropologues et aux sociologues d’analyser cela, mais il est vrai que plusieurs schémas du conflit armé se répètent dans ce que nous vivons aujourd’hui. Sauf qu’actuellement, même si certains crimes impliquent effectivement des fonctionnaires qui violent de façon délibérée certains droits fondamentaux, dans la grande majorité des cas, ce ne sont pas des actes commis par des agents de l’État, ou bien alors les crimes sont commis par des agents de l’État impliqués dans le crime organisé ou d’autres activités criminelles.
La Commission internationale contre l’impunité au Guatemala (CICIG)
Ce phénomène a ainsi entraîné le Guatemala à promouvoir notamment, devant les Nations Unies, la création d’un organisme international qui soutienne la lutte contre l’impunité. Ce sera d’abord la CICIACS [1] puis finalement la CICIG [2]. Le Commissaire précédent [3] a débuté cette expérience inédite des Nations unies qui consiste à aider le Guatemala à démanteler le crime organisé. Il est donc venu sans plan de travail défini en amont. Ce n’est qu’une fois ici qu’il a dû mettre un programme en place.
La première chose qu’il a réalisée a été de promouvoir auprès du Congrès de la République des réformes de la procédure pénale et d’appuyer des lois qui puissent être utilisées comme des outils adéquats pour la lutte contre le crime organisé. Ces réformes et lois ont mis en place, par exemple, la légalité des écoutes téléphoniques et la protection efficace des témoins du crime organisé. Il y a également eu la création des juges et tribunaux de alto riesgo pour juger certains délits [4]. Tous ces nouveaux instruments juridiques ont eu, à mon avis, un effet positif dans cette transition vers un État de droit démocratique.
Et puis finalement, l’année dernière, la chambre pénale de la Cour suprême de justice a promu des réformes du Code de procédure pénale pour que les droits des accusés soient les mêmes que ceux des victimes, comme la tutela judicial efectiva [5] ou le thème d’une réparation digne pour les victimes.
Justice internationale
Tout ceci a été effectué sur la base des obligations internationales en matière de droits humains, que l’État du Guatemala a assumées, et également sur la base des sentences réitérées de la Cour interaméricaine des droits humains [CIDH] qui sont nombreuses. Plus de 15 affaires ont déjà été portées devant la Cour, avec un même schéma : celui d’un État du Guatemala qui ne remplit pas ses obligations de mener un procès juste, simple et rapide et affaiblit les garanties fondamentales et de procédure de tout procès équitable, reconnues par la Convention américaine des droits humains. Sans compter que l’État viole également d’autres droits fondamentaux des victimes.
Tout cela a contribué à ce que durant les deux dernières années, les affaires de graves violations des droits humains ont un peu avancé. Par exemple dans le cas de Dos Erres, ce n’est pas parce que l’État lui-même était disposé à juger. Il a fallu se rendre devant la CIDH pour qu’elle condamne l’État et c’est grâce à cette condamnation que le procès a pu avancer. Mais il existe d’autres exemples, comme celui de l’affaire Bamaca [6], pour lesquels l’État refuse de respecter la sentence.
Enfin, il est important de dire que des personnes avec une véritable volonté ont fait avancer ces affaires. Actuellement, la Procureure générale [Claudia Paz y Paz] qui, en plus de se consacrer aux affaires de droits humains, appuie les procureurs et le parquet des droits humains. Ces personnes ont sans aucun doute permis des avancées dans ce genre d’affaires.
Report du procès de Ríos Montt
Le procès pour génocide et crimes contre l’humanité de l’ancien chef d’État José Efraín Ríos Montt (1982-1983) a été suspendu temporairement. Le 28 juin dernier, la Cour d’appel a en effet accepté le recours provisoire de la défense.
Les avocats du général ont présenté un recours basé sur la Loi de réconciliation nationale (LRN) de 1996 qui établit une amnistie pour les crimes politiques commis durant le conflit armé (1960-1996). La Cour interaméricaine des droits humains (CIDH) avait pourtant recommandé en 2009 de ne pas appliquer la LRN dans de tels cas.
L’Association des familles de détenus et disparus du Guatemala (FAMDEGUA), défendue par Edgar Pérez, a déclaré faire appel de cette décision. L’avocat a regretté ce « grand pas en arrière dans l’accès à la justice qui renforce l’impunité au Guatemala ».
Le directeur du Groupe d’appui mutuel (GAM), Mario Polanco, s’est dit « préoccupé par les pouvoirs énormes qui protègent ce général de l’armée accusé de graves violations des droits humains ». Les soupçons sont forts concernant le trafic d’influence dans les hautes sphères du système judiciaire pour arriver à bloquer le procès en cours. [7]
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3211.
– Source (français) : Solidarité Guatemala, n° 199, juillet-août 2012.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française originale (Solidarité Guatemala n° 199) et l’adresse internet de l’article.
[1] La Commission pour l’enquête sur les groupes illégaux et les organisations clandestines de sécurité au Guatemala (CICIACS), créée après la convention du 7 janvier 2004 passée entre les Nations unies et le gouvernement du Guatemala n’a jamais été mise en place, du fait de l’opposition du Congrès qui craignait l’ingérence de la commission dans les affaires internes du pays.
[2] La CICIACS a été renommée Commission Internationale contre l’impunité au Guatemala (CICIG) et une nouvelle convention entre les Nations unies et le gouvernement du Guatemala a été ratifiée par le Congrès de la République en août 2007.
[3] Carlos Castresana est le premier mandaté à la tête de la CICIG au Guatemala de septembre 2007 à juillet 2010, remplacé par le costaricien Francisco Dall’Anese, toujours en poste.
[4] Juges et tribunaux spéciaux, entrés en fonction en juin 2011, pour juger les cas à haut risque (narcotrafic et crimes contre l’environnement) et haut profil comme les accusations de génocide.
[5] Littéralement « tutelle judiciaire effective », terme de la juridiction espagnole et portugaise sur les droits à la justice (libre accès, droit d’être défendu, de faire appel, etc.).
[6] Cas de torture et disparition forcée en mars 1992 d’Efraín Bamaca Velásquez – Commandant Everardo – de l’organisation guérillera URNG.
[7] Pour plus d’information, écouter l’interview de Mario Polanco sur Radio Nederland (en espagnol).