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VENEZUELA - « La pomme de terre est la culture de la résistance » : Entretien avec Liccia Romero
Roberto Malaver
vendredi 30 septembre 2022, mis en ligne par
Roberto Malaver a conduit début 2022 cet entretien avec Liccia Romero, biologiste installée à Mérida, dans les Andes vénézuéliennes, et spécialiste de la pomme de terre. Elle y décrit la richesse des variétés autochtones vénézuéliennes et l’importance de conserver la main sur la production des semences pour préserver l’autonomie alimentaire [1]. Entretien publié en espagnol sur le site La inventadera le 14 mars 2022, puis traduit en français par Thierry Deronne et publié par Venezuela Infos le 8 avril [2].
Liccia Romero sème les connaissances au fil de notre échange. Liccia Romero est biologiste, diplômée de l’Universidad Simón Bolívar (USB), titulaire d’une maîtrise et d’un doctorat en écologie tropicale. Elle est aussi professeure à l’université. Cette caraquègne a décidé de vivre à Mérida, dans les Andes.
D’où vient l’expression « grands-mères rebelles » ?
C’est une manière de rappeler les actes de résistance des femmes âgées, des grand-mères qui étaient responsables de familles avec de jeunes enfants, à une époque où la modernisation commençait dans les Andes vénézuéliennes. Cette modernisation s’est accompagnée d’une modification importante du modèle de production agricole. Les familles des hautes Andes, en particulier dans les hauteurs des paramos, ont dû transformer leur technologie de production, basée sur l’agriculture avec jachère. Elles étaient des rebelles parce que, tout d’abord, elles ont refusé d’abandonner l’agriculture, et non seulement ne l’ont pas abandonnée, mais l’ont enseignée à leurs enfants, l’ont maintenue comme un système qui survit encore dans une grande partie des paramos. En outre, elles ont conservé les semences autochtones, non seulement celles de la pomme de terre mais aussi d’autres tubercules d’origine andine. Elles ont même conservé des variétés qui ne sont pas indigènes mais historiques, comme le blé ancien, les haricots anciens, et tout cela aujourd’hui, dans le cadre de la crise de ce modèle moderne, est devenu une alternative, pour elles comme pour beaucoup de communautés.
Et pourquoi dites-vous « qu’elles ont compris le piège » ?
Elles ont compris le piège que signifie ne pas disposer des semences, car cela signifie que vous continuez à être une agricultrice ou agriculteur, mais que vous êtes dépendant du type de semences, de tubercules, qui peut changer à tout moment. Dans ce cas, sont utilisés des tubercules de variétés ou d’hybrides à croissance rapide qui sortent du contrôle des producteurs, proviennent de l’extérieur par le biais d’un circuit commercial. On a donc besoin d’argent pour pouvoir acquérir ces semences, et pas seulement les semences, mais aussi l’ensemble des produits agrochimiques qui accompagnent ces semences pour pousser, pour qu’elles puissent donner le rendement le plus abondant. Elles ont réalisé que sans leurs propres semences, elles allaient manquer de nourriture, parce qu’en plus, à cette époque, dans un environnement très patriarcal, ceux qui allaient travailler à l’extérieur étaient les hommes, donc elles allaient être plus dépendantes des salaires des hommes, entrés dans un régime salarial. Avant l’habitude était de travailler principalement avec des formes d’échange et de travail collectif solidaire, avec lesquelles on pouvait se soutenir mutuellement. Si on avait les semences, le travail, l’eau et comme les nutriments sont fournis par le sol, ça fonctionnait. Sans semences, ce système de production n’était plus valable et on devenait dépendants de tiers. Il était donc très intelligent de conserver les semences, cela signifiait préserver l’autonomie en matière de production alimentaire.
Un processus de résistance, donc ?
Oui, parce que cette modernisation de l’agriculture s’accompagnait de termes défavorables envers elles, qu’on accusait de maintenir des méthodes arriérées, improductives, gaspilleuses de terres, parce que l’agriculture en jachère apparaissait, sous le prisme obscurantiste du modernisme, comme un « abandon de terres ». Alors que pour nous, d’un point de vue agroécologique, cela fait partie du processus productif, de la régénération de la terre.
Ces connaissances sont-elles encore transmises ?
Oui, bien sûr. Ces connaissances sont transmises des enfants à leurs petits-enfants. Nous intervenons à un moment où nous rencontrons ces enfants pour les aider à résister au discours qu’on entend encore à l’école : « si tu ne veux pas devenir paysan comme ton père, tu dois étudier », ou « si tu veux être quelqu’un, tu dois cesser d’être un paysan ». Nous intervenons pour renforcer ce pont, cette transmission, pour que celles et ceux qui ont reçu cet enseignement puissent surmonter ce discours de sous-estimation et transmettre cela à leurs enfants.
Qu’est-ce que le « tinopó » ?
C’est une forme de gestion de la pomme de terre. Une partie des semences reste dans le sol. Vous avez une parcelle de terre, vous récoltez une partie des pommes de terre, vous les arrachez, mais une partie reste dans la terre. Il n’y a là aucune négligence (au sens où certains disent : « quelle négligence de laisser les pommes de terre dans le sol ! »). En fait on les laisse en terre ex profeso, il s’agit d’un cycle de reproduction, on peut gérer simultanément une parcelle qui produit pour la consommation et une parcelle productrice de semences. L’importance du « tinopó » dépend aussi de l’endroit où il se trouve. S’il est situé à côté de la maison, dans ce cas c’est un endroit où l’on a des pommes de terre toute l’année, une façon de rendre les pommes de terre disponibles pour la consommation dans le temps, et l’on garde les semences. Si ce « tinopó » est situé dans des zones éloignées, à plusieurs heures de route, même dans des zones plus élevées, avec des forêts aux alentours, alors les pommes de terre qui y sont plantés entament un processus de progression génétique, commencent à se croiser avec la pomme de terre sauvage, c’est ainsi qu’on génère patiemment la diversité. Puis, là-haut, on vient arracher des pommes de terre, on les ramène, on les sélectionne et on crée de nouvelles variétés, c’est un laboratoire de diversification.
Ces pommes de terres constituent le patrimoine alimentaire des Andes ?
En 2015, notre Institut du patrimoine culturel (IPC) a émis une déclaration, un décret en quelque sorte : la déclaration du patrimoine culturel immatériel des connaissances sur les semences autochtones de la communauté de Gavidia. Cette déclaration reconnaît les connaissances, les matériaux physiques et biologiques, par ailleurs protégés par la Loi sur les semences également approuvée en 2015. Ce qui est important dans cette déclaration, c’est qu’elle établit ce qu’on appelle le plan de gestion, c’est-à-dire tout ce qu’il faut faire pour que ce patrimoine culturel et immatériel soit transmis et continue son processus d’enrichissement pour les générations futures. Pour cette raison, nous avons aussi ici une forte composante éducative, à travers les communautés d’apprentissage, nous nous sommes alliés au Système national d’études ouvertes et nous avons une communauté d’apprentissage locale. Dans cette communauté d’apprentissage, l’épine dorsale de la colonne est la connaissance, bien sûr, puis chacun est impliqué de son point de vue particulier, santé, tourisme, aquaculture, mais ce qui est commun à toute cette communauté d’apprentissage, ce sont les savoirs qui sont partie intégrante de ce plan de gestion que nous suivons sur le terrain.
Tout cela se passe-t-il à Gavidia ?
Le centre est Gavidia, qui se trouve dans un parc national, il ne s’agit donc pas d’un espace de production intensive, mais d’un espace de diversification et de création d’options de diversification. Que faisons-nous ? Nous apportons ces matériaux à l’ensemble du processus mené à bien par l’association paysanne, Proinpa, l’association des Producteurs intégraux du Paramo, qui dispose d’un laboratoire appelé CEBISA, à Mucuchíes, et là, en planifiant des techniques de culture tissulaire et de propagation in vitro, nous reproduisons ces semences pour disposer d’une quantité à reproduire et à produire en masse. Ce que l’on ne peut pas faire, c’est passer à une autre échelle, parce qu’il est impossible de déboiser un grand nombre de terres pour planter beaucoup de pommes de terre, il faut se spécialiser.
Alors comment aller plus loin si on ne peut le faire à Gavidia ?
Il faut descendre les pommes de terre là où il y a de grandes zones qui ne sont pas des zones protégées, qui ont la capacité de produire des semences, et c’est pourquoi nous construisons un réseau de noyaux semenciers pour qu’il y ait une organisation sociale responsable et spécialisée dans les semences.
Vous citiez tout à l’heure Bernabé, un paysan qui semble tout savoir…
Bernabé est l’un de mes plus chers compagnons. C’est avec lui que j’ai commencé à travailler, il est très ouvert, nous sommes très liés. C’est un agriculteur, et ils sont tous particuliers : chacun possède sa propre personnalité, lui c’est un « domestiqueur ». Les pommes de terre qui se trouvent dans ces « tínopos » doivent suivre une sorte de processus de domestication, parce qu’elles sont « sauvages », alors il crée ce qu’on appelle un « paramito », il les fait descendre de niveau en niveau, elles passent par une transition en plusieurs récoltes, jusqu’à ce qu’il les amène sur la parcelle où il les multiplie massivement, les sélectionne, en tentant de les unifier phénotypiquement comme des pommes de terre avec un nom, il les baptise avec un nom particulier. Ce processus de domestication est bien sûr rejeté par les grandes corporations privées qui travaillent dans le sens contraire, celui de l’homogénéisation des semences de la pomme de terre, et des cultures en général. La compétence et la connaissance de Bernabé, peu de monde la possède… reconstruire avec lui tout ce processus et l’aider à prendre conscience que c’est un savoir très puissant, a été l’une des choses que j’ai le plus aimée dans ma vie, vraiment.
Quel bénéfice tire le Venezuela de cette pomme de terre ?
Imaginez ! Elle a tant de gènes pour créer la pomme de terre de nos rêves, la super pomme de terre. Tous ces génotypes, une fois qu’ils s’expriment, ont de grandes potentialités.
On peut donc résister à une guerre en consommant cette pomme de terre ?
C’est le futur. Dans l’histoire des Andes, la pomme de terre est la culture de la résistance. Elle est un organe de stockage, de résistance. La plante stocke ses réserves d’énergie afin de les utiliser quand elle en a besoin. En outre existent ces pommes de terre noires, qu’on n’appelle pas seulement noires à cause de la couleur, mais aussi « pommes de terre d’un an ». Ce sont des pommes de terre qui prennent beaucoup de temps pour sortir de terre, plus que les 90 jours de la pomme de terre blanche. Je pensais que le nom « pommes de terre d’un an » était dû au fait qu’il fallait un an pour le récolter, mais non, les « grands-mères rebelles » me l’ont expliqué : on l’appelle « pommes de terre d’un an » parce qu’on peut la garder dans une pièce jusqu’à un an, comme réserve alimentaire, c’est-à-dire qu’elle est très résistante.
Il y a de nombreuses variétés de pommes de terre…
Bien sûr. Ce qui se passe, c’est que nous avons été éduqués à ne manger que les produits les plus commerciaux. Celle qu’on appelle la pomme de terre jaune, ou la pomme de terre colombienne (si l’on prend la Colombie dans l’acception de Miranda et Bolivar, une seule nation faite du Venezuela et de la Colombie actuelle), qui vient aussi du nord des Andes, où nous nous trouvons. Dans nos paramos, cette pomme de terre est appelée « reinosa », et il en existe différents types : à fleurs blanches, à fleurs violettes. Il y a une diversité, et nous croyons que c’est la pomme de terre des Colombiens, mais non, cette pomme de terre est nôtre.
Et qu’en est-il de la pomme de terre noire, ou « arbolone noire » ?
Si tu te dis producteur de pommes de terre noires, c’est que tu cultives des pommes de terre autochtones, avec différentes spécialités. Par exemple, il y a des pommes de terre qui répondent au profil de l’agriculteur, et qui ont le nom de l’agriculteur, comme la Dorilera noire, parce qu’elle appartient à M. Dorilo, il est le seul à la cultiver.
Est-ce que cette pomme de terre est abondante là-bas ?
Aujourd’hui, elle est abondante à Gavidia, parce que nous en avons pris soin. Au départ, elle se limitait même à certaines familles de Gavidia.
Qui avait le privilège de manger cette pomme de terre…
Au départ, ils ne le voyaient pas comme un privilège, c’était le problème, ils le voyaient comme ce qui nous restait. Lorsqu’ils ont pris conscience qu’il s’agissait d’un privilège, c’est là que nous avons commencé à inventer toutes les choses autour de l’Éco-Festival de la pomme de terre autochtone. Nous avons décidé de transmettre cette culture de notre pomme de terre à d’autres, de là est venue la déclaration du patrimoine culturel immatériel parce que l’idée était, bon, développons-la, mais nous avons besoin de mécanismes de protection. De fait, la chose à peine connue, le représentant de la corporation privée Frito Lay au Canada m’a appelée personnellement, en me disant qu’il voulait avoir accès au germoplasme autochtone – cette déclaration est donc un mécanisme de protection crucial contre la privatisation ou ses tentatives.
Et Liccia Romero continue de planter avec la même foi ?
Je continue à travailler avec ce groupe de familles, avec cette relation de fraternité qui nous dit que nous sommes ensemble pour une cause commune, que nous sommes solidaires dans cette cause. Et avec l’Alliance scientifico-paysanne, nous nous sentons plus forts. Et nous avons reçu beaucoup de soutien de la part du ministère de la science et de la technologie. Au début on comprenait davantage l’importance de ce travail au ministère de la science et de la technologie, qu’au ministère de l’agriculture et des terres. La dimension des investissements que le ministère de la science et de la technologie a réalisés pour toute cette structure de laboratoires qui existent à Mucuchíes est immense. C’est un potentiel énorme. C’est pour cela que j’ai proposé une gestion enracinée dans les communautés, on y développe tous les aspects de la gestion territoriale, avec tous les champs de diversification, avec la sagesse ancestrale, tout ce potentiel de diversité agroécologique.
Il existe un Centre international de la pomme de terre, avec une banque de matériel génétique, mais toutes ces banques sont comme des photos figées de l’évolution agroécologique. Ils doivent ensuite sortir ces matériaux pour les rafraîchir, afin de les rendre à la vie et recommencer à faire ce que fait notre « tinopó », ici. Ces gens là-bas font ce travail, c’est leur vie… Vous avez le laboratoire de technologie là-bas, composé de gens de là-bas, mais vous avez aussi le réseau social des multiplicateurs de ces pommes de terre ici même, dans les Andes, où la massification peut se faire de manière beaucoup plus appropriée. Ce qu’il nous faut maintenant, c’est une politique qui gère et renforce tout cela, et qui, par exemple, nous permette d’éviter de revenir à cette histoire d’importation de pommes de terre de semence, du Canada ou d’ailleurs.
Pour l’instant, au Venezuela, on ne le fait pas ?
Non, le Venezuela ne le fait pas, mais il y a de fortes pressions pour pousser nos dirigeants à les faire revenir à l’importation. À l’âge d’or de l’importation de semences de pommes de terre, on m’a raconté que des gens qui vivaient au Canada sont devenus millionnaires rien qu’en fabriquant les caisses de bois pour les semences que le Venezuela importait. Chávez a raconté, je m’en souviens comme si c’était aujourd’hui, dans l’un de ses premiers programmes « Allo Président », que le premier ministre du Canada l’avait appelé pour le féliciter de son investiture, et qu’ensuite il s’est rendu compte que cet appel concernait en fait la rénovation du contrat d’importation de semences de pommes de terre au Venezuela… Aujourd’hui, de nouveaux acteurs entrent en lice, les petits-fils et petites-filles qui commencent à assumer la coordination de la coopérative. Et je crois qu’il y a là une opportunité pour renforcer et recréer toutes ces connaissances au sein des nouvelles générations.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3629.
– Traduction Thierry Deronne pour Venezuela Infos. Traduction ponctuellement modifiée par Dial.
– Source (français) : Venezuela Infos, 8 avril 2022.
– Texte original (espagnol) : La inventadera, 14 mars 2022.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, le traducteur, la source française originale (Venezuela Infos - https://venezuelainfos.wordpress.com) et l’une des adresses internet de l’article.
[1] Sur ce thème, voir aussi DIAL 3378 - « La défense des semences en Amérique latine : Perspectives et défis », 3379 - « MEXIQUE - Semences autochtones et liberté des peuples », 3380 - « VENEZUELA - L’Assemblée nationale chaviste a approuvé une Loi des semences anti-OGM et antibrevets avant le changement de majorité », 3381 - « ÉQUATEUR - Une nouvelle politique pour le monde rural ! L’agriculture biologique et paysanne : Saine, durable et créatrice d’emplois. Entretien avec Luis Andrango et José Cueva, seconde partie », 3451 - « VENEZUELA - La souveraineté commence par les semences », 3549 - « URUGUAY - Semences et agroécologie : Entre initiatives individuelles et politiques publiques » et 3557 - « COSTA RICA - Une loi pour la privatisation des semences »
[2] Les photos sont de Jesús Arteaga.
Messages
1. VENEZUELA - « La pomme de terre est la culture de la résistance » : Entretien avec Liccia Romero , 5 octobre 2022, 16:10, mis en ligne par Jean Rousseau
Article très intéressant par la variété des approches retenues pour parvenir au meilleur résultat global en gardant à l’esprit que le progrès n’a de limites que dans nos esprits.