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COLOMBIE - Du déboisement à la reforestation : Le changement opéré par les paysans du Bajo Caguán
María Fernanda Lizcano
samedi 27 mai 2023, mis en ligne par
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Alors que l’horizon paraît parfois un peu bouché par l’accumulation des mauvaises nouvelles et des désastres en tous genres, certaines initiatives, comme celles rapportées dans ce article, contribuent à le désencombrer. Texte et photos de María Fernanda Lizcano publiés le 13 mars 2023 sur le site Mongabay Latam.
Des familles du Bajo Caguán, dans le Caquetá, ont lancé des opérations de reforestation et d’élevage en forêt pour restaurer le sol dégradé par l’élevage extensif.
36 fermes de cette zone du Caquetá, l’une des plus marquées par le déboisement dans le pays, n’ont plus abattu d’arbres depuis 2017, créé des corridors verts sur au moins 42 000 mètres carrés et planté 33 hectares d’agroforêt.
« Quand j’étais jeune mon papa m’a fait cadeau d’une tronçonneuse et quand j’abattais des arbres je me sentais un homme. Mon papa était tout fier de me montrer comment faire. Mais maintenant je dis à mon fils “Tu ne vas pas faire ce que j’ai fait ; toi, tu vas prendre une pelle et planter cet arbuste. Toi, tu répareras les dommages que j’ai causés” », raconte Gerardo Patiño, tandis qu’il nous montre la forêt qui s’étend devant lui et qui fait partie de sa ferme des Guayabales, du hameau La Primavera, dans la commune de Cartagena del Chairá (Caquetá). Il tombe des trombes d’eau à la fin du mois de février et Patiño se réjouit de ces pluies, il espère bien que l’eau fera pousser les arbres qu’il a plantés sur sa propriété en 2022. La sècheresse qui dure plus longtemps d’année en année, fait enfin une pause. Gerardo Patiño est passé d’abattre « la montagne », comme on appelle la forêt dans cette région à reboiser, à planter des arbres fruitiers et des arbres pour le bois-d’oeuvre. Son propriétaire est l’un des 36, dans la zone de Bajo Caguán – qui occupent ensemble 3500 hectares – et l’un des 500 de tout le département du Caquetá qui ont signé des accords de conservation et se sont engagés à ne plus abattre d’arbre. « On dit que les animaux sont nuisibles, mais non, les nuisibles c’est nous. Nous abattons des arbres là où vivent les bêtes, nous ne leur laissons pas d’arbres pour se nourrir et après nous nous plaignons parce qu’elles font des dégâts », explique Patiño. Il nous montre un petit champ de canne à sucre qu’il a semé sur lequel, de temps en temps, surgit une bande de singes qui en mangent quelques tiges, se régalant de leur jus sucré.
Faire changer les mentalité n’a pas été chose facile. Depuis quatre ans une équipe d’Amazon Conservation Team (ACT) s’est installée sur ce territoire éloigné où l’on accède après cinq heures de navigation – si le fleuve le permet – depuis le noyau urbain de Cartagena del Chairá. C’est là qu’elle est arrivée pour développer le projet « Save Chiribiquete », appelé aussi localement « Agroforestería para la producción sustentable » [Agroforesterie pour une production durable], qui a commencé en 2017 dans d’autres zones du Caquetá mais a tardé à pénétrer jusqu’au Bajo Caguán.
Cette initiative, basée sur la planification foncière – qui s’élabore en concertation avec les familles – cherche à transformer en forêts les paysages dégradés du fait de leur aménagement en zone de pâturage. Cette transformation n’est pas une moindre affaire, surtout sur ce territoire qui est l’une des plus grandes zones déforestées du pays. Selon le dernier rapport annuel de l’Institut d’hydrologie, de météorologie et d’études environnementales (Ideam), en 2021, ont disparu en Colombie 174 103 hectares de forêt, une superficie équivalente à celle de la ville de Bogotá, dont 19% dans le Bajo Caguán.
Patricia Navarrete, coordinatrice du projet Caquetá de l’ACT, explique que dans cette zone arrivaient par bateau des centaines de veaux, envoyés par des gens de l’extérieur du territoire pour que les paysans les élèvent. Alors, pour alimenter le bétail, on abattait les arbres, on les brûlait, on semait de l’herbe et on créait d’immenses pâturages qui, avec le temps, perdaient en productivité en raison de l’érosion du sol piétiné par les vaches. C’était un cercle vicieux : il fallait alors abattre plus d’arbres pour créer de nouvelles zones de pâturage.
La première chose qu’a faite ACT en arrivant sur ce territoire a été d’écouter les paysans et de leur expliquer qu’il existait d’autres manières de travailler la terre, de garantir leur souveraineté alimentaire et, surtout, de contribuer à réduire la déforestation. Comme l’élevage est le principal moyen de subsistance de ces familles et que les paysans n’ont pas d’alternatives qui leur fournissent assez de revenus, les agents de l’ACT leur ont proposé de mettre en place des systèmes d’agroforesterie et de sylvopastoralisme, c’est à dire des pâturages de petite taille, séparés par des corridors biologiques de 10 à 15 mètres de large avec quelques arbres espacés qui font office de relais pour les oiseaux et de médiateurs pour la biodiversité de la zone. Naverrete explique : « Alors, quand l’herbage du premier champ est épuisé, les vaches passent au suivant, puis au suivant. Quand elles reviennent vers le premier, l’herbe a repoussé ». De cette façon on ne dégrade pas le sol et on réduit la nécessité d’abattre des arbres.
L’espacement des surfaces de pâturages a été le meilleur argument pour les convaincre de créer des passages de circulation pour la faune, de mettre en pratique des systèmes d’agroforesterie et d’isoler les sources d’eau car les vaches s’y abreuvent habituellement et souillent l’eau des ruisseaux et des ravines. Les agents ont amené les paysans à San José del Fragua, à Doncello et à Belén de los Andaquíes pour leur montrer ce qui se pratiquait dans des dizaines d’exploitations d’autres municipalités du Caquetá. Ils affirment qu’ils n’en croyaient pas leurs yeux : 10 vaches (ou plus) dans un champ de 1000 mètres carrés (ou moins), des fermes avec canaux d’irrigation, énergie solaire, 24 heures sur 24, et la commercialisation de bananes, de citrons et autres fruits qu’ils cultivent selon un nouveau système de polyculture.
Alfonso Poveda, de la ferme Miravalle, était l’un des plus sceptiques. Il lui semblait impossible de séparer les pâturages par des haies vives. « Je pensais qu’ils étaient fous d’enfermer les vaches dans un carré », dit-il. Il a voulu tout remettre en question et il a géré ses pâturages à sa manière mais il s’est rendu compte ensuite qu’ils avaient raison. Désormais il a de nombreux espaces de pâturage et il s’est découvert un nouvel intérêt : la plantation d’arbres. Il a maintenant une plantation de cacay (Caryodendron orinocense), d’açaï (Euterpe oleracea), de chontaduros (Bactris gasipaes) et d’autres arbres. Il ne réalise pas encore complètement comment tout a changé : « Il y a quinze ans de cela la ferme qui avait le plus de valeur était celle qui était la plus propre (celle qui avait le moins d’arbres) ».
Maintenant il parcourt ses plantations et il est fier de les montrer. Il est fier de l’un de ses cacay qui a grandi rapidement car il a appris à fertiliser la terre. Il a été formé par Édgar Núñez, agro et zootechnicien responsable du projet de Bajo Caguán, la personne qui forme les paysans et qui, chaque mois, se rend sur la zone pour leur apporter son soutien et son assistance technique. Núñez est de Caquetá. Il parcourait les exploitations à pied pendant des heures et maintenant il est certain qu’il est impossible de changer les pratiques des éleveurs sans leur proposer des alternatives : « Je ne peux pas demander de protéger l’eau si nous n’installons pas d’abreuvoir pour les vaches. Nous cherchons des stratégies pour parvenir à modifier les pratiques et restaurer l’environnement ».
Modèle 50/50
L’élevage extensif non seulement dégrade les sols mais aussi les ressources hydriques. La dernière évaluation des paramètres physico-chimiques de l’eau faite par ACT en 2022, a confirmé que l’eau était de qualité « moyenne » à « très mauvaise », dans 90% des ruisseaux et des torrents qui alimentent les fermes (aussi bien celle consommée par le bétail que par les humains). Elle est en général polluée par les excréments et les urines du bétail. Cette analyse a été faite à partir de la recherche de macro-invertébrés aquatiques, organismes qui sont présents dans l’eau, si elle est propre et saine.
Prenant en compte ce problème, les 36 fermes du Bajo Caguán sont désormais équipées de pompes électriques qui fonctionnent grâce à des panneaux solaires, de réservoirs surélevés et de points d’eau pour la consommation du bétail et pour la consommation humaine. Les champs sont équipés d’abreuvoirs et les paysans bénéficient enfin de l’énergie solaire sur leurs terres. Par ailleurs, toutes les fermes ont reboisé et isolé 6,6 kilomètres autour des différentes sources hydriques ; elles ont ensemencé près de 42 000 mètres carrés de corridors biologiques, 32 000 mètres linéaires de haies vives et 33 hectares en agroforesterie.
« Nous savons que la déforestation cause des dommages environnementaux mais le pire est le morcellement de la forêt, c’est pour cette raison, ajoute Núñez, que nous cherchons à relier une forêt à une autre en créant des corridors biologiques pour que les espèces puissent circuler à nouveau ». Il se souvient, en riant, qu’on disait à un des paysans participant au projet qu’il était fou de planter des arbres surtout en plein été. Pour éviter que les autres aient raison il se chargeait lui-même de les arroser toutes les nuits pour que personne ne le voit. Cet homme est Albeiro Camacho, de la ferme Los Naranjales, voisin de Gerardo Patiño, avec qui il aménage un corridor biologique de 270 mètres de long sur 20 mètres de large, pour unir les lisières des deux forêts qui sont sur leurs terres.
Les transformations des fermes de ces paysans redonnent de l’espoir alors que sur une centaine d’autres hectares de cette région du Caquetá, les signes de la dévastation sont évidents : des troncs brûlés qui témoignent d’une tragédie qu’on évalue encore mal ; un cimetière d’arbres où viennent parfois des animaux sauvages qui ne comprennent pas que ce territoire n’est plus le leur.
Reboiser demande du temps et le changement ne se fera pas en un clin d’œil. Merly Julieth Ducuara, de la ferme El Recreo, près d’El Jordán, participe au projet depuis moins d’un an mais elle a déjà planté 1700 mètres de haie vive.
– Pourquoi reboiser, Merly ?
– Parce que les effets du changement climatique se font déjà sentir. Les étés sont de plus en plus longs, répond-elle, tandis qu’Édgar Núñez lui montre comment tailler un arbre. Pour mon mari et moi les arbres sont devenus une obsession.
Les techniciens et les paysans sont convaincus que si l’on donne du temps à la nature elle se régénère plus vite que l’on ne pourrait l’espérer. La ferme La Reforma, de Baudilio Endo, en est la preuve : sa superficie est de 53 hectares dont 22 sont boisés. Dans une zone qui, auparavant, n’était que des pâturages, on voit maintenant des arbres touffus, dont nombre d’entre eux qu’il a plantés lui même et beaucoup d’autres qui ont poussé naturellement. Il a mis en place un système agroforestier avec des cacays, de la canne à sucre, des ananas, des bananiers et du manioc. « Je vais encore planter des arbres sur 1 000 mètres carrés. Je m’engage à ne pas en abattre et à reboiser, même lorsque le projet sera terminé », assure-t-il.
Quand on se promène sur ses terres la température baisse. Les résultats de ses efforts de ces dernières quatre années sont si évidents que son voisin, Eudilio Gómez, de la ferme El Porvenir, a décidé de l’imiter. Par son exemple Endo a montré à d’autres paysans qu’on peut travailler la terre d’une manière différente et que la forêt est indispensable pour garantir la vie de l’humanité.
Le cœur du Bajo Caguán
Une bande de singes secouaient les branches des arbres sur lesquels ils avaient grimpé. Furieux, ils ont lancé des branches sur Alexander Meneses, un paysan qui était en dessous en train d’abattre les arbres de sa ferme pour créer des pâturages. Les mammifères avaient l’air d’être en colère. Meneses raconte qu’il les a regardés, il a eu pitié, et a pensé qu’il ne pouvait rien y faire. Puis il a décidé de les aider : il a cessé d’abattre des arbres et n’a plus touché au reste de sa forêt.
Cette scène a eu lieu en 2019, elle est devenue l’une des raisons principales pour laquelle Meneses a décidé de préserver sa forêt sur presque 40 hectares des 80 que compte sa ferme Tres Quebradas, du hameau d’El Jordán. « Je me disais : nous détruisons leur habitat, nous les chassons alors qu’ils sont d’une importance vitale pour l’écosystème parce qu’ils contribuent à transporter les graines », raconte-t-il, tout en buvant un jus de maracuya, fruit typique de cette région qu’il récolte maintenant sur ses terres.
Un de ses voisins tente de le persuader d’abattre la forêt qui lui reste mais il ne veut pas que son domaine ressemble à d’autres sur lesquels les paysans n’ont même plus de bois pour cuisiner. La promesse qu’il s’est faite de préserver la forêt il l’a prise très au sérieux et depuis un an il a rejoint le projet d’Amazon Conservation Team (ACT). Maintenant, non seulement il a cessé d’abattre des arbres, mais il a transformé sa ferme en « berceau » des arbres qui seront plantés dans tout le Bajo Caguán. Ne serait-ce que dans les six derniers mois, dans 36 fermes, on a planté plus de 12 000 arbres et l’objectif est d’aller jusqu’à 58 000.
Après avoir constaté qu’apporter des arbres de l’extérieur sur des embarcations n’était pas une bonne idée car ils arrivaient en piteux état et tous ne résistaient pas, Meneses a été choisi pour mettre en place le projet de la pépinière avec Jhon Fredy Sabogal, le responsable de l’ACT, qui tous les jours apporte son soutien technique aux familles. Actuellement il y a un peu plus de 25 000 arbres dans sa pépinière : yopo (Anadenanthera peregrina), acacia (Acacia melanoxylon), matarratón (Gliricidia sepium), cèdre acajou (Swietenia macrophylla), açaí, ceiba bonga (Ceiba pentandra), guamo (Inga sp), arbre à pain (Artocarpus altilis), chontaduros, guanábano (Annona muricata), chirimoya (Annona cherimola) et raisin d’Amazonie (Pourouma cecropiifolia), entre autres.
Ce que les scientifiques affirment, les paysans l’ont appris empiriquement « J’ai vu que quand on déforeste il y a plus de maladies et d’infections dans le bétail. Sans les arbres, les vaches n’ont plus d’endroit où se mettre à l’ombre », dit Meneses. Mais pas seulement ça. Il affirme aussi qu’avec les arbres les abeilles sauvages reviennent, qui aident à ce que les plantes donnent des fruits et garantissent des aliments en abondance.
Daniel Villamil, biologiste et responsable du programme Soin et gestion des abeilles natives dans l’Amazonie colombienne, d’ACT, raconte que de nombreux paysans qui auparavant s’adonnaient à la « chasse au miel », ou exploitation irrationnelle des abeilles, sont maintenant préoccupés par leur conservation et préservation. Grâce au travail de l’ACT et de Corpoamazonia (l’organisme de protection de l’environnement dans cette zone de l’Amazonie), 45 familles dans tout le Caquetá se sont formées et ont obtenu leur certification de méliponiculteurs – dont une dans le Bajo Caguán. Pour eux, c’est un moyen de promouvoir le développement communautaire soutenable, d’assurer la souveraineté alimentaire et de favoriser la conservation de la forêt primaire et la restauration des zones dégradées.
Le rêve de ces paysans est de devenir des exemples dont s’inspireront d’autres familles, des responsables en puissance, engagés dans la préservation de la forêt amazonienne et la reforestation des territoires qu’ils ont déboisés dans le passé.
Autres initiatives de conservation
ACT n’est pas la seule organisation qui travaille dans le Bajo Caguán. La Fondation pour la conservation et le développement durable (FCDS) met actuellement en place le programme Modes de vie durable qui cherche à créer d’autres options productives qui génèrent des revenus pour les communautés des zones actives de déforestation. Elle travaille sur la gestion forestière communautaire qui a deux objectifs : le premier consiste à tirer profit des arbres qui sont des bois-d’œuvre et de ceux qui ne sont pas appropriés pour la menuiserie ; le second est d’élaborer des processus de reconversion productive, par la création de haies vives qui relient les parcelles de forêt. « Tous sont engagés en faveur de la conservation », explique Emilio Rodríguez, coordinateur du programme, qui souligne que les 250 familles qui ont adhéré au programme ont choisi elles-mêmes le type de projet à mettre en œuvre. Certaines ont opté pour le programme sylvopastoral, d’autres pour des pratiques d’agroforesterie et quelques autres se sont formées à la méliponiculture.
Par ailleurs, l’Institut amazonien de recherches scientifiques SINCHI, conduit actuellement le programme GEF Cœur de l’Amazonie, qui met en place des conditions favorables à la conservation des forêts dans l’aire d’influence du Parc national naturel de Chiribiquete.
L’une des initiatives issue de ce programme a été la construction d’une usine d’extraction d’huile du palmier canangucha (Mauritia flexuosa), à proximité de Guamo, également dans la municipalité de Cartagena del Chairá. 69 familles fournissent la matière première et exploitent de façon durable les 4000 hectares de ces palmiers situés entre les hameaux de Santo Domingo et Las Palmas. L’idée, raconte Jaime Barrera, chercheur du SINCHI, est d’extraire l’huile et d’utiliser les résidus pour fabriquer des concentrés pour l’alimentation animale. Ils élaborent actuellement le plan d’exploitation pour obtenir l’autorisation de l’autorité environnementale et pouvoir la commercialiser.
L’espoir est que, dans quelques années, quand ces initiatives et ces systèmes d’agroforesterie commenceront à être le revenu principal de centaines de paysans, la déforestation ne soit plus qu’un épisode de l’histoire, une histoire qu’aucune communauté ne voudra revivre.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3660.
– Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
– Source (espagnol) : Mongabay Latam, 13 mars 2023.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.