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DIAL 3714 - Dossier « Uruguayens détenus disparus »
URUGUAY - « Aujourd’hui elle revient à la maison » : la dépouille trouvée au Bataillon 14 est celle d’Amelia Sanjurjo Casal
La diaria
lundi 30 septembre 2024, mis en ligne par
La loi de caducité de décembre 1986, adoptée après la fin de la dictature militaire (1973-1985), a consacré l’impunité des délits de violations des droits humains et de terrorisme d’État. S’il y a eu depuis plusieurs tentatives et mobilisations pour la remettre en question, notamment en 1989 et en 2009, les référendums organisés ont à chaque fois confirmé la loi de caducité. Si une loi adoptée en 2011 aurait pu permettre la réouverture d’enquêtes sur les violations des droits humains pendant la dictature et la tenue de procès, un arrêt de la Cour suprême d’Uruguay de février 2023 a invalidé deux articles de la loi, jugés anticonstitutionnels, et rétabli le statu quo antérieur.
Pour cette raison notamment, le sort de très nombreux détenus disparus reste inconnu, malgré les luttes de leurs proches pour obtenir vérité et justice. Dans ce dossier spécial, DIAL publie trois articles consacrés à ce thème et publiés sur le site du média uruguayen la diaria. Le premier, paru le 18 mai, donne la parole à deux petites-filles et une nièce de détenus disparus. Le deuxième (20 mai) concerne la Marche du silence organisée chaque 20 mai avec de plus en plus de manifestants. Le troisième, ci-dessous, a été publié le 28 mai. Il évoque l’identification de la dépouille découverte en juin 2023, après onze mois de recherches.
Le procureur spécialisé Ricardo Perciballe a indiqué que ce mardi l’Équipe argentine d’anthropologie médico-légale a confirmé que la dépouille découverte est celle, à 99,99%, de la militante communiste enlevée en 1977.
Le bureau du procureur spécialisé dans les crimes contre l’humanité, dirigé par Ricardo Perciballe, a indiqué ce mardi à l’association Mères et familles de détenus disparus que la dépouille découverte au Bataillon 14 en juin 2023 est celle d’Amelia Sanjurjo Casal, militante du Parti communiste âgée de 41 ans qui, au moment de sa détention, était enceinte.
En conférence de presse, Perciballe a expliqué que l’Équipe argentine d’anthropologie médico-légale (EAAF) a confirmé que les restes humains concordent à 99,99% avec l’ADN obtenu sur les échantillons collectés au sein de la famille de Sanjurjo. Il était accompagné d’Alicia Lusiardo, coordonnatrice du Groupe de recherche en archéologie médico-légale (GIAF), responsable de la découverte et de l’enquête, d’Alba González et Graciela Montes de Oca, de Mères et familles de détenus disparus, et de Wilder Tayler, membre de la direction de l’Institution nationale des droits humains (INDDHH).
Perciballe a expliqué que la confirmation de l’identité a pris du retard parce qu’on n’a pas réussi à obtenir des échantillons de la famille proche vu que Sanjurjo n’a pas eu d’enfants et que ses parents sont décédés. En revanche des échantillons ont été obtenus auprès de membres de la famille vivant à l’étranger, en Espagne et en Italie ; ces échantillons ont été remis au GIAF qui, à son tour, tout en préservant la chaîne de responsabilité, a transmis le matériel à l’EAAF.
Perciballe a rappelé que Sanjurjo été arrêtée le 2 novembre 1977 sur la voie publique et transférée à La Tablada, où elle a subi des « tortures aussi variées qu’atroces ». La procédure judiciaire d’enquête sur sa disparition, aux termes du code ancien, est archivée mais selon ce qu’a appris la diaria, Perciballe va demander la réouverture du dossier dans les prochains jours.
Los restes découverts au Bataillon d’infanterie parachutiste 14, situé à Toledo, dans le département de Canelones, se trouvaient à environ 100 mètres de l’endroit où, en octobre 2011, on avait trouvé ceux de l’enseignant Julio Castro, enlevé en août 1977, et, en 2012, ceux de Ricardo Blanco Valiente, arrêté en janvier 1978.
À la suite de l’exhumation des restes, et après confirmation qu’il s’agissait de ceux d’une femme, des échantillons sanguins ont été prélevés les derniers mois auprès de parents éloignés de Sanjurjo, certains vivant à l’étranger, et ont été envoyés par valise diplomatique à l’EAAF pour être analysés dans son laboratoire de Córdoba.
Mères et familles : « Nous pouvons enfin lui donner un nom »
Pour parler d’Amelia, Pocha ainsi que l’appelaient ses amis, Alba González, de Mères et familles, a pris la parole. Elle a expliqué qu’elle avait 40 ans quand on l’a enlevée, elle vivait à Colón et travaillait comme vendeuse de livres. « Grande lectrice, toujours prête à raconter une histoire aux petits qui le demandaient. »
« Amelia était une femme douce, coquette, chaleureuse, distraite, mais d’une grande force de caractère. Ainsi la décrivent les gens qui l’ont connue. Patiente et opiniâtre, avec ses cheveux ébouriffés et son ton pausé. Toujours le sourire aux lèvres et prête à se sacrifier, elle a voué sa vie entière à son militantisme et y est restée fidèle jusqu’à la fin. Comme militante elle était incomparable, elle militait jour et nuit, peu lui importait l’heure à laquelle elle rentrait chez elle. Le souvenir qu’on en garde : une militante dans l’âme », raconte González. « Nous pouvons enfin lui donner un nom, aujourd’hui Amelia rentre chez elle, dans sa famille et son village », a-t-elle ajouté.
Mères et familles a remercié le bureau du procureur pour son travail, ainsi que l’équipe de recherche de l’INDDHH et le GIAF. « C’est ce travail en commun qui nous a permis d’aboutir à l’identification de notre camarade, un processus long et douloureux mais qui aujourd’hui nous apporte enfin la vérité de son nom. »
« Amelia a été séquestrée très longtemps ; même après la récupération de sa dépouille, ses bourreaux ont continué de la séquestrer. Les choses auraient été tellement plus faciles si les détenteurs de l’information nous l’avaient transmise. Ceux qui l’ont torturée et assassinée, ceux qui l’ont enterrée savaient que ce corps appartenait à Amelia mais, malgré cela, par lâcheté, ils ont décidé de continuer à se taire. Aujourd’hui, ils restent muets, ils continuent de séquestrer nos proches. Ils continuent de faire régner leur haine et leur peur. Pour cela, nous exigeons de nouveau que l’on nous dise où ils sont. »
González a renouvelé l’appel lancé par les familles des détenus disparus depuis des décennies : « Aujourd’hui, alors que nous avons fait un pas de plus vers la vérité, nous réaffirmons notre engagement permanent à rechercher les êtres qui nous sont chers, pour la mémoire, la vérité et la justice. Aujourd’hui Amelia retrouve son foyer. »
Alicia Lusiardo : « Nous continuons de chercher toutes les autres personnes manquantes, et pour cela il nous faut des informations »
« Le 6 juin cela fera un an que l’on a découvert au Bataillon 14 la dépouille de cette femme, allongée à plat ventre sur un lit de chaux, nue, portant des traces de violence. Cette femme, nous pouvons affirmer aujourd’hui que l’on connaît son identité et son nom », a déclaré l’anthropologue Lusiardo, qui a dirigé l’équipe de recherche.
Elle a rappelé que l’équipe a travaillé durant un an d’une façon multidisciplinaire afin de recueillir les échantillons sanguins et osseux nécessaires pour obtenir la certitude scientifique de l’identification légiste. Elle a mis l’accent sur le fait que c’est le travail de tous les membres du groupe qui a permis d’annoncer la nouvelle avec ce degré de certitude.
Ils ont eu pour tâches, entre autres, a-t-elle expliqué, de chercher les actes de naissance et de décès, de visiter des cimetières et d’ouvrir des cercueils pour en confirmer les contenus et les analyser afin de réunir les échantillons envoyés à Córdoba. « Tout ce travail, qui est nécessaire et qui peut paraître lent, est ce qui permet de parvenir maintenant à ce degré de certitude au regard de la loi mais aussi pour sa famille », a-t-elle souligné.
Le 20 juin, il y aura 19 ans que l’équipe d’anthropologues est entrée pour la première fois sur le terrain d’un bataillon pour lancer les recherches. « Cela fait 19 ans que nous sommes aussi à la recherche d’Amelia Sanjurjo et nous continuons de rechercher toutes les autres personnes manquantes. Pour cela, il nous faut des informations, pour pouvoir réaliser des recherches plus précises et pour que nous n’ayons pas à travailler sur une aussi longue durée. De plus, pour pouvoir identifier les personnes, il nous faut des informations, des échantillons sanguins, et des éléments à comparer. »
L’INDDHH a indiqué que les travaux de recherche au Bataillon 14 se poursuivent
De son côté, Wilder Tayler, de l’INDDHH, a mis l’accent sur le travail en équipe et multidisciplinaire. Il a notamment pris le temps de remercier de leur collaboration des institutions publiques et privées, comme les mairies de Montevideo, Canelones et Paysandú, des groupes de travailleurs comme le syndicat du bâtiment et les anciens fonctionnaires de la Maison de Galice, ainsi que les ministères de la défense et des relations extérieures.
Par ailleurs, Tayler a indiqué que les recherches continuent au Bataillon 14 avec deux machines et des équipes d’anthropologues légistes sur place, et que de nouveaux sites de recherche seront prochainement ouverts au Service national du matériel et de l’armement et sur d’autres terrains privés.
Entre les différents aspects qui ont été soulignés pendant la conférence, Lusiardo a évoqué les progrès accomplis concernant la banque de données sur les échantillons. En premier lieu, il a été décidé d’en finir avec la fragmentation des différentes banques de données et de remettre tous les échantillons au laboratoire de référence de Córdoba. D’autre part, on a augmenté la base de données après avoir réuni des échantillons osseux et sanguins de proches des femmes détenues disparues ainsi que de certains hommes enlevés. C’est un processus auquel participe l’État via le bureau du procureur, a rappelé Perciballe.
Selon Tayler, avec cette découverte, on ne peut parler d’un « schéma récurrent » mais, comme il s’agit de la deuxième personne détenue trouvée au Bataillon 14 après avoir séjourné au centre de La Tablada, on peut parler d’un « indice ». Désormais, les chercheurs de l’INDDHH vont continuer de compléter « le puzzle » d’informations avec les différents témoignages et archives.
Par ailleurs, Perciballe a assuré que le nombre de personnes détenues disparues ne change pas avec cette découverte, dans la mesure où Amelia est restée disparue durant tout ce temps. « Tous possèdent cette qualité, au-delà du fait qu’aujourd’hui on trouve leurs dépouilles et qu’on a affaire à un homicide », a-t-il affirmé.
« Le travail de recherche vaut la peine »
Elena Zaffaroni, visiblement émue, a déclaré à la diaria après la conférence que le premier effet de cette confirmation a été « une réaction forte, positive, de joie », parce qu’il existait un sentiment d’expectative, de douleur, du fait qu’on était en possession des dépouilles mais sans certitude à leur sujet. De plus, selon la représentante de Mères et familles, cette découverte montre que « l’information existe », chose que « la marche du 20 mai met en lumière depuis fort longtemps ». Les informations que les responsables ont entre leurs mains, insiste Zaffaroni, « auraient permis d’en arriver là beaucoup plus vite ».
« Les gouvernements qui ont été à la tête de l’État sont responsables du fait que l’on n’a pas pris des mesures de fond » parce que « l’on a continué d’attendre que les forces armées collaborent, ce qu’elles n’ont pas fait et ne feront jamais », déplore Zaffaroni. Sur cette ligne, elle en appelé aux futurs gouvernements « pour qu’ils engagent des actions proactives de recherche et s’impliquent fortement pour fournir ces informations ».
L’information « se trouve entre les mains des forces armées, dans les archives, chez les survivants, dans les tribunaux d’honneur que nous avons vus », et elle se trouve « sur leurs terrains ». Ce fait, a répété l’épouse du détenu disparu Luis Eduardo González, apporte aux gens en quête de vérité et de justice « de la joie et un encouragement fort de voir que, après 50 années, il est possible d’identifier les corps en dépit de toutes les difficultés ».
Ignacio Errandonea a raconté à la diaria qu’ils ont appris la nouvelle « peu avant » la conférence, comme la famille de Sanjurjo. La première chose qui lui est venue à l’esprit, a-t-il affirmé, c’est que « malgré le silence lâche et éprouvant affiché par l’institution militaire, le travail de recherche vaut la peine parce qu’on va les retrouver ».
« Il nous a fallu un an, pratiquement un an, pour l’identifier à partir du moment où nous l’avons trouvée, sans que l’on nous fournisse aucune donnée, mais les efforts déployés par toute la société sont ce qui nous donne de la force et la conviction que l’on va tous les retrouver », a ajouté Errandonea, avant d’assurer que « les recherches vont se poursuivre, nous allons poursuivre notre dénonciation de l’institution militaire qui continue de cacher la vérité. »
« Les anciennes nous ont appris à être patients, tenaces, et à aller de l’avant », a-t-il-dit, faisant référence aux mères des disparus, « qui ont commencé à rechercher nos proches il y a plus de 40 ans ». « Aujourd’hui ce sont les survivantes qui, courageusement, continuent de chercher », et nous autres « n’avons qu’à suivre ». « Nos enfants, nos neveux prendront la suite et nous allons continuer jusqu’à ce qu’on les retrouve tous, jusqu’à ce que la vérité et la justice s’imposent ».
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3714.
– Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
– Source (espagnol) : La diaria, 28 mai 2024.
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