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DIAL 2673

CUBA - Quelle présence de l’Église à Cuba ? Le point de vue des évêques cubains

Carlos Batista

jeudi 16 octobre 2003, mis en ligne par Dial

Il y a dix ans, les évêques cubains publiaient une lettre pastorale L’amour espère tout (8 septembre 1993) dans laquelle ils exprimaient pour la première fois depuis la révolution castriste de 1959 leurs réflexions sur la vie religieuse et la situation économique et politique de Cuba (cf. DIAL D 1813). De nouveau, ils expriment leur point de vue dans un document au titre significatif : La présence sociale de l’Église, daté du 8 septembre 2003. Entre temps, il y eut la visite mémorable de Jean-Paul II dont les effets, cinq ans après, semblent être restés inférieurs à ce qui était espéré. La présence sociale de l’Église permet de mieux comprendre comment les évêques voient la situation actuelle de Cuba, mais surtout comment ils voient celle de l’Église à Cuba et quel espace public celle-ci devrait, selon eux, occuper. Article de Carlos Batista, paru dans Proceso (Mexique), 17 septembre 2003.


L’Église catholique cubaine a questionné le gouvernement de Fidel Castro sur le « retour au langage et aux méthodes » idéologiques des premières années de la révolution. Bien plus, l’Église catholique reproche au gouvernement de faire marche arrière en matière d’ouverture économique ainsi que de fermer des espaces à l’action de l’Église dans la société cubaine, y compris l’espace politique. Elle fait de telles revendications par le biais d’une instruction théologico-pastorale intitulée La présence sociale de l’Église, destinée aux prêtres, diacres, religieux et laïques de l’île. Le document, qui comprend 75 paragraphes, a été signé par les 13 évêques cubains et remis à la presse étrangère accréditée dans l’île pour être diffusé internationalement.

Cette instruction est émise 10 années après la lettre pastorale L’amour espère tout, qui avait créé en 1993 de fortes frictions dans les relations Église-État, en raison des critiques et des suggestions faites par l’Église au gouvernement au moment le plus dur de la crise provoquée par la disparition du bloc soviétique et le durcissement de l’embargo états-unien. Beaucoup espéraient alors la chute du régime cubain grâce à « l’ effet domino » qui marqua la déroute du communisme dans l’Europe de l’Est. La Havane s’est protégée par une politique claire de résistance. La lettre pastorale fut reçue avec une irritation officielle qui se manifesta dans la presse locale et fut rendue publique. Cependant, les différences furent aplanies ou tout au moins passées sous silence au cours des années suivantes, pendant lesquelles les deux parties se consacrèrent à la préparation de la visite du pape Jean-Paul II à Cuba, réalisée du 21 au 25 décembre 1998. La visite du pape et son appel à l’ouverture du monde vers Cuba et de l’île vers le reste du monde laissa un solde positif des deux côtés. Tandis que Cuba diminuait son isolement et améliorait son image internationale, l’Église se renforçait à l’intérieur et obtint satisfaction pour une partie de ses revendications quasi historiques. Depuis lors, le jour de la Nativité, le 25 décembre, fut déclaré férié ; les processions catholiques publiques furent autorisées et une présence ponctuelle fut accordée dans les médias, à égalité avec les autres religions.

Cinq années après le séjour de Jean-Paul II, les évêques reconnaissent que « a commencé dans le pays un processus apparent de révision qui ne favorisait pas les aspirations au pluralisme, à la tolérance et à l’ouverture qui apparaissait à l’horizon national ».

Pour les spécialistes à Cuba des relations Église-État, les prélats ne surent pas ou ne purent pas réagir de façon adéquate au cours de l’an 2000, lorsque la saga de l’enfant naufragé Elían González domina toute la scène nationale et les relations entre Cuba et les États-Unis.
Embarqué dans une sortie illégale de Cuba avec 13 autres personnes, parmi lesquelles sa mère et son beau-père, l’enfant fut sauvé des eaux avec deux autres survivants du naufrage et remis à sa famille à Miami. Le père de l’enfant, Juan Miguel González, avec lequel on n’avait pas compté dans cette histoire, commença, soutenu par le gouvernement cubain, à faire un procès pour réclamer l’enfant, qui dura 7 mois et exacerba les contradictions entre les exilés cubains de Miami et les résidents de l’île, et qui polarisa la société cubaine. Juan Miguel gagna le procès devant les tribunaux nord-américains, sensibilisés par l’opinion publique de ce pays et l’enfant revint à Cuba. Ce fut une déroute pour les exilés, et l’Église catholique de l’île perdit sa crédibilité face à la mollesse de ses deux prises de positions publiques sur la question.
Avec le goût et l’expérience de la victoire, Fidel Castro annonça le début d’une « bataille d’idées », comprise comme la récupération idéologique du socialisme cubain suite à la crise des valeurs représentée par la disparition du bloc soviétique, et grâce à l’emploi des médias, de la culture et des avantages d’Internet dans l’affrontement avec les opposants.

Durcissement idéologique

Une des principales occupations des évêques dans l’Instruction est que « à partir de la visite du pape, on a expérimenté à Cuba de façon croissante un retour au langage et aux méthodes propres aux premières années de la révolution en tout ce qui concerne l’idéologie », ce qui « rend difficile toute possibilité de dialogue critique ».

« Quand on identifie l’idéologie du gouvernement avec la totalité de l’ordre juridique et de la réalité éthique du pays, on identifie la société avec l’État et, de cette façon, l’État devient lui-même la conscience des citoyens », déclare le document ecclésial. Il ajoute « qu’il est préoccupant de constater que, actuellement, tout ce qui, dans la pensée et l’action, ne coïncide pas avec l’idéologie officielle, est considéré comme dépourvu de légalité, est disqualifié et combattu sans que l’on prenne en compte sa vérité et sa bonté ».

D’un point de vue historique, le retour « au langage et aux méthodes propres des premières années de la révolution » signifie le retour à l’époque du plus fort affrontement Église-État (1961-1962).
Affectée par diverses mesures du nouveau gouvernement arrivé au pouvoir en 1959, l’Église a vu diminuer sensiblement sa capacité économique et son champ d’action sociale avec certaines mesures, parmi lesquelles la nationalisation de l’enseignement privé (y compris les collèges catholiques) et du Cimetière de Colón (le principal du pays, propriété de l’Église), et le changement de monnaie qui a réduit en poussière les grandes quantités d’argent amassé dans les lieux de culte.

Tandis que le gouvernement revêtait un caractère athée-marxiste à partir de 1961 et qu’il qualifiait la religion comme « opium des peuples », l’Église s’engageait avec des groupes anticastristes nés peu après et « démonisa » le communisme dans ses moyens de communication, qui passèrent tout de suite après sous le contrôle du gouvernement.
L’affrontement donna lieu à des éclats de part et d’autre et s’acheva avec l’expulsion de Cuba de 132 prêtres, pour la majorité espagnole, et la suspension des processions et autres actes publics de l’Église, qui s’enferma dans ses églises jusqu’en 1967, au cours d’une période que les études qualifient « d ’évasion ».

Mais les évêques indiquent aussi dans leur instruction que le retour en arrière va plus loin que la seule idéologie. « À cela s’ajoute une franche régression dans l’ouverture de l’économie à la juste aspiration du peuple à de petits commerces, à des travaux privés, etc., grevés de plus en plus par des impôts, des amendes élevées, des refus de permis qui découragent ou interdisent ces activités économiques. »

Dans les milieux diplomatiques et patronaux étrangers à La Havane, on a l’impression, ces derniers temps, que le gouvernement préconise une espèce d’ « autarcie » qui s’oriente vers la cessation de l’activité économique privée autorisée en 1993, et une certaine indifférence à l’investissement et à une gestion étrangère.

D’autre part, dans des secteurs partisans du gouvernement, on parle de « corriger les problèmes et les déformations de la Période spéciale », nom officiel du programme anticrise appliqué en 1990.

Les évêques ont également manifesté leur « préoccupation » pour les 75 dissidents emprisonnés en mars dernier et condamnés à de fortes peines de prison, accusés de travailler pour une puissance étrangère, de même que pour l’exécution, après des jugements sommaires, de trois personnes qui voulaient ainsi émigrer, après avoir séquestré une barque avec des passagers. Ils ont ajouté : « Nous demandons de nouveau aux plus hautes autorités du pays un geste de clémence envers ces personnes qui sont en prison, surtout en tenant compte, d’un point de vue humanitaire, de leur âge, état de santé et sexe, qui exigent une attention particulière… », précisent-ils.

Un espace politique

En précisant leur position sur la société cubaine, les évêques prennent leurs distances aussi bien à l’égard « des tentatives de manipulations de groupes divers à l’intérieur de l’Église pour qu’ils jouent un rôle politique étranger à la nature et à la mission de celle-ci, qu’à l’égard d’une mentalité qui conçoit la théologie comme un instrument de libération pour ce monde, en prenant pour objectif les changements sociaux obtenus par la confrontation ». Comprenant la politique comme la sphère publique dans laquelle s’articulent les intérêts de tous les citoyens pour atteindre le bien commun, « l’Église a une présence publique inévitable dans le politique et doit intervenir lorsque, à partir de l’exercice du pouvoir, que ce soit dans le champ économique ou dans le champ politique, on porte atteinte aux droits fondamentaux des êtres humains ». Ils ajoutent : « Nous avons l’impression que dans notre pays une lutte subtile contre l’Église a toujours lieu : elle est comme une entité privée ou un fait marginal qui peut soustraire des forces ou des énergies à la révolution. »

Les évêques revendiquent pour l’Église et ses institutions « qu’elles jouent un rôle social », et « qu’elles aient droit à un statut spécifique qui leur permette d’accomplir sa mission : la satisfaction de ce droit, déclarent-ils, n’est pas un privilège ».

En ce sens, ils font deux revendications fondamentales : dialogue avec le gouvernement et liberté religieuse.

La liberté religieuse, bien différenciée de la liberté de culte, signifie pour les évêques cubains non seulement « que l’Église ait une existence sociale et juridiquement reconnue, mais que sa présence dans la société soit évangéliquement significative ». « Le respect de la liberté religieuse implique que l’on facilite la participation sociale des chrétiens dans la vie syndicale, professionnelle et politique, avec la possibilité de diffuser et de proposer aux autres librement leur foi et l’éthique chrétienne avec ses implications sociales. » De plus : la reconnaissance du droit de l’Église à construire des lieux de culte, à ce que l’on facilite l’entrée au pays de prêtres et de religieuses qui veulent apporter une aide dans l’œuvre d’évangélisation, à ce que l’Église puisse disposer d’un accès libre et normal aux moyens de communication et à sa présence naturelle dans le domaine éducatif.

Cette revendication ecclésiale n’a pas reçu de réponse officielle immédiate. Avec une situation intérieure d’affrontement à la dissidence, des contradictions croissantes avec l’Union européenne et son vieux mais toujours persistant différend avec les États-Unis, le gouvernement ne paraît pas intéressé par une confrontation avec l’Église et la revendication religieuse peut être simplement ignorée.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2673.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Proceso (Mexique), 17 septembre 2003.

En cas de reproduction, mentionner la source francaise (Dial) et l’adresse internet de l’article.

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