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DIAL 2676
PÉROU - Le rapport de la Commission de la vérité et de la réconciliation
Pilar Arroyo
jeudi 16 octobre 2003, mis en ligne par
Après une première présentation rapide du Rapport de la Commission de la vérité et de la réconciliation (cf. DIAL D 2667), nous publions ci-dessous un résumé des importantes conclusions qu’il contient à propos des victimes, du rôle des partis politiques, des forces de l’ordre et des présidents en activité de 1980 à 2000. Suit un état des réactions positives et négatives que le Rapport a suscité. Texte de Pilar Arroyo, paru dans Pérou Forum Solidarité, 1er septembre 2003.
Le 28 août la Commission de la vérité et de la réconciliation (CVR) a présenté au pays un rapport attendu sur le processus de violence politique vécu entre les années 1980 et 2000. Etant donné son ampleur (9 tomes) personne à ce jour, sauf les membres de la commission ne l’a lu intégralement. Pour cela, dans le présent document, nous essayons de faire un résumé des Conclusions générales du Rapport final de la Commission de la vérité et de la réconciliation (28 pages), de présenter quelques unes des questions qu’il soulève et de faire ressortir les appuis reçus.
I-Résumé du rapport
Les victimes
Dans lesdites conclusions la CVR affirme que le conflit armé interne que nous avons vécu, entre 1980 et 2000, a fait 69 280 morts, presque le double de ce qui avait été évalué. La CVR soutient qu’il y eut une « relation notoire entre la situation de pauvreté et d’exclusion sociale et la probabilité d’être victime de la violence » [1]. D’où le fait que 85% des victimes appartiennent aux départements de Ayacucho, Junín, Huanuco, Huancavelica, Apurímac et San Martín. La CVR soutient également que « conjointement aux brèches socio-économiques, le processus de violence a mis en évidence la gravité des inégalités de caractère ethnique et culturel qui prévalent aujourd’hui encore dans le pays », d’où le fait que 75% des victimes avaient pour langue maternelle le quechua ou une autre langue indigène et que 79% d’entre elles habitaient en zones rurales. De même les victimes, en moyenne, « avaient un niveau d’instruction très inférieur à la moyenne nationale ». Et, ce qui est plus grave, tout cela fait que cette tragédie « n’a pas été sentie, ni assumée comme appartenant au reste du pays ».
La CVR constate aussi « contrairement à d’autres pays qui ont souffert des conflits armés internes, la faiblesse des organisations de victimes. Et cela parce que dans la majorité des cas, les victimes étaient des paysans pauvres, peu conscients de leurs droits, ayant accès difficilement à la justice, ayant des réseaux sociaux fragiles et peu de contacts urbains. Cette faiblesse a favorisé l’impunité de ceux qui ont commis les crimes. »
Sentier lumineux, principal responsable
La CVR affirme que le principal responsable des crimes et violations des droits humains est le Sentier lumineux qu’elle rend coupable de 54% des morts. Elle accuse également le Sentier lumineux de crimes de lèse-humanité pour avoir fait preuve d’une « violence extrême et cruauté inusité » dans l’élaboration d’un projet fondamentaliste « militariste et totalitaire de caractéristiques terroristes », avec un « manque absolu de respect pour la personne humaine et pour le droit à la vie, y compris celle de ses militants ». De même elle l’accuse d’avoir « des conceptions racistes et de supériorité sur les populations indigènes » et d’avoir « cherché à provoquer des réactions brutales des forces de l’ordre contre les populations civiles ». Pour cela, le président de la CVR, Salomón Lerner, signale que « par son caractère criminel et totalitaire, méprisant tout principe humain, le PCP-SL (Parti communiste du Pérou-Sentier lumineux) est une organisation qui, comme telle, ne peut avoir sa place dans une nation démocratique et civilisée comme celle que nous, les Péruviens, nous souhaitons construire » [2].
Les partis politiques n’ont pas été à la hauteur de leurs responsabilités
La CVR reconnaît et pour cela rend « hommage aux dirigeants et militants des partis politiques démocratiques qui offrirent leur vie ou furent maltraités pour accomplir leurs devoirs publics avec honnêteté ». Cependant, elle trouve que l’Action populaire (AP), qui nous gouverna de 1980 à 1985 et l’Alliance populaire révolutionnaire américaine (APRA) qui le fit durant la période de 1985 à 1990, ont une responsabilité politique dans ce qui est arrivé et que Fujimori, qui nous gouverna entre 1990 et 2000 a une responsabilité pénale. La gauche, bien qu’elle ne gouvernât pas, a également une responsabilité due à son ambiguïté initiale face aux subversifs.
Dans le cas de l’Action Populaire , la CVR reconnaît que Fernando Belaúnde dut faire face au phénomène de la subversion dans « un contexte difficile », sans la collaboration des autres forces politiques, et « ce désaccord a énormément compliqué les possibilités d’une réponse unitaire à la menace subversive ». Pour cela, « le gouvernement d’AP et l’opposition ont perdu un temps précieux à attribuer les responsabilités des faits, à partir de leurs propres agendas politiques ». Cependant, la CVR fait remarquer que la décision de l’AP de céder aux forces armées (fin 1982) la conduite de la lutte antisubversive « inaugura un processus de militarisation qui dura plus d’une décade et qui eut de graves conséquences pour le pays », entraînant, entre 1983 et 1984, 28% des morts. Pour tout cela « la CVR donne une responsabilité politique au gouvernement d’Action populaire, en raison de sa tolérance pour les violations des droits humains commises par l’État ».
Se référant au parti Alliance populaire révolutionnaire américaine (APRA), la CVR reconnaît qu’au début de son gouvernement Alan García voulut changer de stratégie antisubversive, cherchant à reprendre le contrôle civil de celle-ci et à organiser une « politique de respect des droits humains et de dénonciation de leurs violations » ce que l’on a vu dans le cas du massacre de Accomarca (août 1985). Cependant, les événements des prisons (18 et 19 juin 1986) marquèrent une cassure et à partir de là « les forces armées agirent avec plus d’autonomie dans leurs opérations antisubversives ». La CVR reconnaît « une grave responsabilité politique au gouvernement APRA » aussi bien dans le cas des prisons que dans la dissimulation du massacre de Cayara (mai 1988). Dans ce dernier cas la commission d’enquête du Parlement, présidée par le parlementaire apriste, Enrique Melgar, « estima que le massacre n’avait pas eu lieu », ce qui fut approuvé par la majorité apriste du Parlement.
La CVR soutient que A.Fujimori « assuma comme sienne la stratégie anti-subversive des forces armées » et assure que « la CVR possède des indices raisonnables pour affirmer que le président Alberto Fujimori, son conseiller Vladimiro Montesinos et de hauts fonctionnaires du Service de renseignement national (SIN) ont une responsabilité pénale dans les assassinats, disparitions forcées et massacres perpétrés par l’escadron de la mort dénommé Colina. De plus elle accuse son gouvernement de manipuler les moyens de communication pour « créer et recréer exagérément le ‘terrorisme’comme une menace latente et justifier ainsi l’autoritarisme du régime et discréditer les opposants ».
Quant à la gauche, si la CVR reconnaît bien que les organisations qui constitueront ensuite la Gauche Unie (IU) partagèrent « avec des nuances un discours et une stratégie qui privilégiaient la prise du pouvoir au moyen de la lutte armée » ce qui les conduisit à une « délimitation idéologique insuffisante et en beaucoup de cas tardive » face au Sentier lumineux et spécialement au MRTA (Mouvement révolutionnaire Túpac Amaru). Elle signale aussi que s’il est bien certain que « la gauche dénonça, et c’était nécessaire, les violations des droits humains commises par l’État, cependant elle ne traita pas de la même manière celles commises par les groupes subversifs, en particulier par le MRTA ». Enfin, elle critique que la division de la Gauche Unie ait fait « craquer la digue de soutènement que représentait la Gauche unie pour d’amples secteurs populaires, favorisant l’avance des groupes subversifs et postérieurement du fujimorisme ».
D’autre part la CVR signale que dans le Pouvoir législatif « les forces politiques représentées n’eurent pas, ni ne présentèrent d’initiatives sur la façon de faire front de manière intégrale aux groupes subversifs et cela même quand le conflit était bien avancé (1991) et qu’après le coup d’État de 1992 aussi bien le Parlement que le CCD (Parlement constituant démocratique ) non seulement abdiqua de sa fonction constitutionnelle de contrôle, mais encore garantit et promut la dissimulation et l’impunité » comme ce fut le cas de l’approbation de la Loi générale d’amnistie de juin 1995.
La responsabilité des forces de l’ordre
La CVR « reconnaît le travail vaillant et dévoué » que les membres des forces armées et de la police nationale « réalisèrent durant les années de violence. De même, elle rend son hommage le plus sincère aux effectifs courageux qui perdirent la vie ou restèrent invalides pour avoir accompli leur devoir ».
Dans le cas de la police, qui se chargea d’abord du travail anti-subversif, elle signale qu’elle n’a pas pu compter sur l’appui adéquat du gouvernement et que ses conditions logistiques étaient précaires. De plus, la corruption existante parmi des officiers hautement gradés et dans des unités stratégiques ne lui permit pas de donner une réponse appropriée. Et au fur et à mesure que « l’offensive militaire progressa, des agents des trois instituts policiers qui intervinrent dans les zones d’urgence commirent de graves violations des droits humains ». Pour cela la CVR affirme que « l’écart se creusa entre la police et la population avec le développement du conflit armé interne ». Cependant elle souligne le labeur de la DINCOTE (Direction contre le terrorisme) dont le travail de renseignement permit la capture du leader MRTA, Víctor Polay (juin 1992), et de Abimael Guzmán du Sentier lumineux (septembre 1992). La CVR signale que « ces captures constituèrent un apport fondamental pour obtenir la défaite stratégique de la subversion et du terrorisme ».
Par rapport aux forces armées la CVR signale « qu’elles avaient le devoir d’affronter les groupes subversifs qui bravaient l’ordre constitutionnel de la République et portaient atteinte aux droits fondamentaux des citoyens ». Mais elle indique « qu’elles appliquèrent une stratégie qui dans un premier temps fut de répression indiscriminée contre la population suspectée d’appartenir au PCP-SL ». Elle assure également qu’« en certains lieux et moments du conflit, le comportement de membres des forces armées non seulement donna lieu à des excès individuels de la part d’officiers ou de troupe particulière, mais encore à des pratiques généralisées et/ou systématiques de violations des droits humains qui constituent des crimes de lèse humanité ainsi que des transgressions des normes du droit international humanitaire ». Même si elle reconnaît qu’ensuite, « les forces armées furent capables de tirer des leçons durant le processus de violence, lui permettant d’affiner sa stratégie pour une efficacité plus grande et une moindre tendance à une violation massive des droits humains ».
Autres responsabilités
La CVR signale que le système judiciaire « n’a pas accompli sa mission de manière adéquate ; ni en ce qui concerne la condamnation selon la loi des actes des groupes subversifs, ni en ce qui concerne la sauvegarde des droits des personnes détenues, ni pour empêcher l’impunité avec laquelle agissaient les agents de l’État qui commettaient de graves violations des droits humains ».
Dans le cas des Églises, elle signale qu’aussi bien l’Église catholique que les Églises évangéliques « contribuèrent à protéger les populations contre des crimes et violations des droits humains. Institutionnellement l’Église catholique a condamné de bonne heure la violence des groupes armés ainsi que les violations des droits humains commises par l’État (…) dans les départements de Puno, Cajamarca, Ancash, Ucayali ou en Amazone. Le rôle de prêtres, laïcs, catéchistes a contribué à fortifier le tissu social et à construire une barrière qui a affaibli la progression du PCP-SL et le débordement de la dénommée guerre sale ». Cependant, la CVR a trouvé que « la défense des droits humains n’a pas été ferme dans l’archevêché d’Ayacucho », mais plutôt que « ledit archevêché fit obstacle au travail d’organisations d’Église liées à cette défense, et aussi qu’il niait des violations des droits humains ». La CVR affirme la même chose pour Huancavelica et Abancay.
Quant aux organisations des droits humains la CVR signale que « le pays doit à ces organisations une dette de gratitude parce qu’en exerçant le droit démocratique à surveiller les forces de l’ordre, elles contribuèrent à contrôler certains aspects du conflit les plus brutaux et à gagner une large solidarité internationale en vue de la lutte démocratique du peuple péruvien ».
En ce qui concerne les moyens de communication, la CVR constate que l’investigation journalistique, abondante et courageuse, a permis
de signaler des violations des droits humains à beaucoup de responsables. Pour les événements couverts et la perspective mise en œuvre, les moyens de communication ont condamné la violence subversive . Mais la CVR dit que « ceux-ci n’eurent pas la même position en ce qui concerne l’investigation et la dénonciation des violations des droits humains (…). Il y eut des moyens de communication qui ont soutenu une position ambiguë et, même dans certains cas importants, se sont portés garants de la violence arbitraire de l’État ». De même elle signale que « chez beaucoup, le thème de la violence subversive et contre-subversive ne fut pas traité de manière à produire un apport significatif en vue de la pacification du pays », cela à cause d’une logique de la violence qui a imprimé une manière peu sensible de traiter les thèmes mais également à cause de « la primauté de la logique commerciale, qui, dans le pire des cas, a provoqué une opposition systématique, et s’est compliqué à la fin de la décade 1990 du phénomène de la méga-corruption et achat des moyens de communication ».
La CVR signale que les ronderos (Comités d’autodéfense-CAD) ont joué un rôle central dans la défaite stratégique du Sentier lumineux en zones rurales et pour cela « le pays continue à avoir une dette envers eux ». Cependant, « en certains cas, les CAD ont outrepassé leur travail d’autodéfense et sont devenus, selon les découvertes de la CVR, responsables de crimes qui doivent être sanctionnés ». Cela pourrait être dû « à la réactivation et militarisation de vieux conflits intra et intercommunaux par la présence du PCP-SL dans les Andes et de la réponse contre-subversive de l’État ».
En fin la CVR dit qu’il y eut un secteur de la population, spécialement urbain, qui a approuvé la stratégie antisubversive violatrice des droits humains . C’est ainsi, dit-elle, que la propension des gouvernements civils « pour la solution militaire sans contrôle civil obtint l’accord d’un secteur considérable de la société péruvienne, principalement le secteur urbain moyennement instruit, bénéficiaire des services de l’État et vivant dans des régions éloignées de l’épicentre du conflit. Ce secteur regarda majoritairement avec indifférence ou réclama une solution rapide, disposé à affronter le coût social payé par les habitants des zones rurales et des zones les plus pauvres ». La CVR signale que « en pleine offensive urbaine du PCP-SL, des secteurs importants de toutes les couches sociales se montrèrent disposés à troquer la démocratie pour la sécurité et à tolérer les violations des droits humains comme prix nécessaire pour en terminer avec la subversion ».
Séquelles et nécessité de réparation
La CVR dit que ce conflit, le plus grave de notre histoire républicaine « a laissé des séquelles très profondes à tous les niveaux de la vie nationale. L’ampleur et l’intensité du conflit ont accentué les graves déséquilibres nationaux, ont détruit l’ordre démocratique, ont accentué la pauvreté et augmenté les inégalités, ont aggravé les formes de discrimination et d’exclusion, ont affaibli les réseaux sociaux et émotionnels et ont favorisé une culture de crainte et de méfiance ». De plus, il s’en suivit une destruction massive de l’infrastructure de production, la perte de capital social et de possibilités économiques. Les départements qui ont souffert de ce conflit avec plus d’intensité se trouvent aujourd’hui dans les derniers rangs en ce qui concerne les indices de pauvreté et de développement humain. Elle nous dit également que « la souffrance extrême a provoqué des ressentiments et a marqué de soupçons et de violence la vie sociale collective et les relations interpersonnelles ».
C’est pour cela qu’elle soutient la nécessité de « réparer, dans la mesure du possible, les très graves dommages qui ont été occasionnés ». A cette fin, elle a présenté un « Programme intégral de réparations, dans lequel se combinent des formes individuelles et collectives, symboliques et matérielles de dédommagement ». De même elle soutient que « le grand horizon de la réconciliation nationale est celui de la pleine citoyenneté pour tous les Péruviens et Péruviennes ». Elle termine en disant « qu’elle comprend que la réconciliation doit se vivre au plan personnel et familial ; à celui des organisations de la société et de la réinstauration des relations entre l’État et la société dans son ensemble. » Les trois plans signalés devant s’adapter à un but commun, l’édification d’un pays qui se reconnaît positivement comme multiéthnique, pluriculturel et multilingue. Une telle reconnaissance étant nécessaire pour dépasser les pratiques de discrimination sous-jacentes aux multiples discordes de notre histoire républicaine.
II - Les questions soulevées par le rapport
Bien que seulement trois jours se soient écoulés depuis la présentation des conclusions de la CVR, nous pouvons tenter une synthèse des questions soulevées par le rapport.
1 - On objecte la méthodologie utilisée pour calculer le nombre de victimes. Sur ce point Alan García (APRA), Rafael Rey (Unité nationale) et Víctor Andrés García Belaúnde (Action populaire) ont été les principaux, bien que non uniques, objecteurs. Rey a parlé de la CVR comme de « la commission du mensonge » et poursuivit en disant : « je défie les membres de la commission de nous montrer le Document national d’identité (DNI), le certificat de naissance ou un quelconque document prouvant que ces personnes ont existé » [3]. Sa demande nous indique à quel point cet homme est loin de la réalité quotidienne des Péruviens.
2.- On critique également que le rapport mette sur le même plan les forces armées, la police nationale et le Sentier lumineux. Parmi les auteurs de cette critique, on rencontre une fois encore l’APRA, Rey et Barba (Unité nationale), ainsi que la majorité des officiers en retraite de l’armée, de la marine, et de la police nationale qui regrettent que le rapport de la CVR ne reconnaisse pas le travail des forces armées et de la police nationale. Ils soutiennent qu’il faut comprendre que les violations des droits humains commises par les forces armées et la police nationale ont été la conséquence du stress de la guerre et de leur inexpérience. De plus ils affirment que c’est eux qui ont sauvé le pays du terrorisme et qu’au lieu de les critiquer, de les mettre en accusation ou de leur demander qu’ils s’excusent, il faudrait les remercier. Une lecture sérieuse du rapport leur ferait voir qu’il n’en est pas ainsi.
3.- On dit que l’argent utilisé par la CVR (13 millions de dollars) aurait été mieux utilisé à autre chose puisque le rapport ne sert pas. Barba (UN) a dit : « ce rapport doit être jeté à la corbeille à papiers » [4] et J.Fabre, ex-président de CONFIEP (corporation des patrons) partage cette opinion. Le maire de Lima, Luis Castañeda Lossio (Solidarité nationale) a fait remarquer que cet argent aurait été mieux utilisé si on le lui avait donné pour faire des travaux à Lima.
4.- On accuse le rapport de torsion idéologique dûe à ce que bon nombre de ses membres viennent d’une militance de gauche. Sur ce
point, mènent la danse Barba et Rey (Unité nationale) et des représentants du Fujimorisme. Luz Salgado a même dit que « la CVR a mis en œuvre fidèlement la stratégie de Sentier lumineux manifestée en 2000 : mettre sur le même plan les fautes pour obtenir le pardon correspondant » [5]. Mais ils ne sont pas les seuls, García Belaúnde, en se référant à la CVR a dit que « bon nombre d’entre eux sont des messieurs qui, à cette époque, applaudissaient le Sentier lumineux et justifiaient les crimes d’idéologies analogues en d’autres pays » [6]. Et l’ineffable parlementaire Mufarech (Pérou possible) a même demandé que le Parlement enquête sur les liens pro-Sentier lumineux de la CVR.
5.- AP et APRA repoussent la responsabilité politique que la CVR leur attribue et le fujimorisme la responsabilité pénale qu’elle lui impute. Lors de la cérémonie à Huamanga, des militants APRA et du fujimorisme se consacrèrent à fustiger la CVR, attitude qui n’a pas été suivie par le gros de la population présente sur la place. Pour sa part García Belaúnde a affirmé que le rapport de la CVR est « tordu et décevant ». Et il est à regretter que l’ex-président Valentín Paniagua, dirigeant de AP, ait pris des distances avec la CVR.
En général aucun des partis politiques qui ont gouverné durant la période 1980-2000 ne veulent accepter avoir commis d’erreur dans la lutte contre la subversion durant leurs gouvernements respectifs. Comme le dit bien Augusto Alvarez Rodrich « beaucoup d’autres politiques se réfugient dans certains des adjectifs utilisés dans le rapport final de la CVR, au lieu d’aller au cœur (…), l’incapacité de nos leaders politiques à faire une autocritique honnête quant à leur responsabilité dans l’holocauste vécu par le pays, parfaitement reflétée dans le rapport de la CVR fait prévoir un futur sombre, dans lequel il ne sera pas possible de progresser dans le processus de réconciliation nationale proposé, à partir du dépassement des pratiques de discrimination. Une réconciliation en attente est celle de nos hommes politiques avec le pays » [7].
6.- On critique le « statut » que la CVR donne au Sentier lumineux. Plusieurs des objecteurs, entre autres Alan García, Barba, Rey, García Belaúnde ont fait remarquer, sans même avoir lu les conclusions dont nous rendons compte ici, que la CVR ne qualifie pas de terroriste le Sentier lumineux, ce qui est faux. Ils critiquent également que l’on parle de conflit armé, soutenant qu’il ne fut pas tel, mais une lutte de la société péruvienne contre le terrorisme sendériste. Ils ne sont pas d’accord pour qu’on appelle Sentier lumineux le PCP-SL, c’est-à-dire comme le Parti communiste du Pérou-Sentier lumineux. Pour eux on aurait dû le présenter comme une bande de délinquants terroristes. A cela Tapia, membre de la commission, a répondu en faisant remarquer que dans les manuels de contre-insurrection des forces armées, on parle du Sentier lumineux comme d’un parti. Et S. Lerner a signalé que « quand nous avons fait allusion au Sentier nous avons voulu qu’on le comprenne, parce que seulement ainsi on peut le combattre et le vaincre. Le Sentier lumineux était une organisation qui cherchait le pouvoir, et une organisation qui cherche le pouvoir est de caractère politique. Bien sûr ils cherchaient le pouvoir par des voies violentes en utilisant des méthodes criminelles » [8].
7.- Une septième critique est faite à propos du « Programme intégral de réparations » proposé par la CVR. Il est dit qu’il éveille de manière irresponsable les convoitises d’argent de la population et qu’il est irréel et démagogique puisque l’État n’a pas d’argent pour l’affronter. Le parlementaire apriste Mulder dit que la proposition de la CVR « affectera la bourse des Péruviens sans exception. Combien cela va-t-il coûter ?Augmenter la TVA à 23% ? » [9].
III - Les appuis reçus
Bien que les moyens de communications, en leur majorité, aient donné plus de place aux questionnements mentionnés plus haut, est remarquable l’attitude assumée par les quotidiens El Comercio, Perú 21 et La República, et à la TV par Canal N, lesquels ont donné un appui franc au travail de la Commission de la vérité et de la réconciliation, cherchant à présenter aux citoyens les conclusions du rapport en leur offrant divers critères.
D’amples secteurs de la société civile (organismes des droits humains, corporations syndicales, ONG, secteurs ecclésiaux, diverses personnalités) ont également donné leur appui à la CVR, d’abord pour contrecarrer la campagne faite préalablement à son encontre, et qui visait à délégitimer son travail. Et postérieurement, en se mobilisant le jour précédent, en organisant des veillées en divers points du pays, avec pour consigne principale « PLUS JAMAIS » ou « POUR QUE CELA NE SE RÉPÈTE PAS », manière de sensibiliser l’opinion publique et de renouveler leur appui à la CVR. Il faut souligner que jusqu’à présent la CVR dispose de l’appui majoritaire de la population (51%), selon le dernier sondage national de « Apoyo » (15-16 août)
Pour sa part la Conférence épiscopale péruvienne, a émis un communiqué invitant « toute la communauté nationale à accueillir ce rapport dans un climat de sérénité, de paix et de respect », faisant remarquer que « le Pérou veut connaître la vérité, cherche la justice et aspire à la réconciliation » [10]. De même, Mgr. Bambarén, ainsi que le P. Gustavo Gutiérrez ont accompagné les membres de la commission dans leur présentation du rapport tant à Lima comme à Ayacucho. Ce dernier a signalé que « les membres de la commission sont des personnalités reconnues dans et hors du Pérou pour leur crédibilité morale et intellectuelle » [11].
Au plan politique il faut mettre en évidence que malgré la très forte pression reçue par le président Toledo pour ajourner la présentation du rapport, ou que cela ne se fasse pas en public, le gouvernement a maintenu jusqu’au bout son appui au travail de la CVR. Bien que nous ayons trouvé inquiétant que lors du discours de réception du travail de la commission, au Palais du gouvernement, il se soit senti obligé de renouveler son appui aux forces armées ; de même également la hâte mise à libérer la CVR de sa mission, n’acceptant pas la demande que celle-ci formulait pour lui donner un délai raisonnable afin de permettre le transfert de toute la documentation aux instances correspondantes.
Il est remarquable également que la leader d’Unité nationale, Lourdes Flores, ne partage pas la position de Barba et Rey . Il est certain qu’elle manifesta son désaccord avec le rapport en ce qui concerne le cas des forces armées, le traitement du Sentier lumineux lui paraît « bien vu » et elle considère qu’il « est bien d’avoir créé la CVR et que son travail est digne d’être étudié et soutenu. Il ne faut pas le sataniser mais le regarder avec des yeux positifs. Je salue avec respect son travail, mais je fais ces réserves » [12]. Le président de la région Lambayeque, Yehude Simon, a également fait parvenir son soutien.
Nous sommes pleinement d’accord avec S. Lerner quand il faisait remarquer que l’obligation morale qui émane du rapport de la CVR est « l’obligation de faire justice, et de faire prévaloir la vérité, l’obligation de fermer les brèches sociales qui furent la toile de fond du malheur vécu » [13]. Il y a des secteurs importants de la société péruvienne, surtout dans les partis politiques, dans les forces armées et la police nationale, mais aussi dans l’opinion publique, qui continuent à se refuser à cela. Notre responsabilité aujourd’hui consiste à leur faire voir que c’est le chemin par lequel le Pérou peut entreprendre de soigner ses blessures et le seul viable pour poser les bases qui permettent d’assurer que la tragédie vécue entre 1980 et 2000 ne se répète jamais. Ce serait le meilleur hommage à rendre à tous ceux qui ont perdu la vie ou sont restés marqués par la souffrance qui fut injustement leur lot.
La réaction de Mario Vargas Llosa (Extrait)
Vérité douloureuse
Les conclusions ne peuvent être plus atroces. Plus de 69 000 personnes sont mortes ou ont disparu à cause de la guerre subversive - le double de ce que l’on croyait -, les trois quarts étaient des paysans de la région andine qui parlaient le quechua, beaucoup d’entre eux victimes innocentes sacrifiées lors d’exterminations collectives perpétrées par le Sentier lumineux ou par les forces de l’ordre pour faire un exemple, pour donner une leçon à une communauté ou simplement pour qu’il ne reste pas de témoins des exactions et des crimes. La torture fut une pratique généralisée de part et d’autre, torture à laquelle n’échappèrent ni les personnes âgées, ni les femmes ni les enfants. Les meurtres, les crimes individuels, les folles représailles, les pillages, les séquestrations, la mise à sac systématique, sont présentés dans le rapport de la commission avec une telle minutie que parfois celui qui se plonge dans cette boue de cruauté et de dégradation doit fermer les yeux et respirer profondément pour retenir ses larmes et la nausée. Alors est-ce cela aussi le Pérou ? Cela ne m’étonne pas que beaucoup de Péruviens préfèrent ne pas savoir et choisissent de récuser la commission avec des disqualifications politiques.
Il n’est pas certain que le rapport atténue la responsabilité première et majeure du Sentier lumineux dans cette orgie de violence et celle de la MRTA, l’autre groupe subversif. Au contraire, à chaque instant, il souligne que, sans la bêtise démentielle que signifiait commencer une guerre contre l’État, dans un pays aux institutions démocratiques si faibles - pour ne pas dire nulles - et aux terribles antagonismes, frustrations, préjugés et haines ancrées dans la société péruvienne, jamais ne se serait produit le cataclysme sanguinaire qui dévasta des bourgs et des villages, détruisit des maisons, des routes, des postes de travail, appauvrit encore plus une région déjà très pauvre. Le cataclysme provoqua aussi une violence démesurée parmi les forces de l’ordre, qui, outre qu’elles n’étaient pas vraiment entraînées et équipées pour faire face à une action insurrectionnelle, étaient habituées à cause d’une longue tradition de gouvernements militaires et autoritaires à agir en faisant totalement fi de la légalité. Et de plus, comme le montre si clairement te rapport de la commission, une légalité qui ne respectait ni les partis politiques, ni le Parlement, ni les autorités et encore moins les tribunaux et les juges. Une légalité qui était une simple fiction, surtout pour un pays qui venait d’émerger - une fois de plus dans son histoire - d’une dictature militaire.
Le rôle de Belaúnde
Avec une implacable logique, la Commission de la vérité reproche au gouvernement de Belaúnde Terry d’avoir hésité de nombreux mois avant de reconnaître l’existence d’un mouvement subversif à Ayacucho et d’avoir agi en conséquence. En 1982, nous le lui avons aussi reproché, nous, les auteurs du Rapport sur Ucharaccay, dont les conclusions centrales ont fini par être validées par la commission - mieux vaut tard que jamais. Mais les raisons pour lesquelles Belaúnde se refusait à appeler l’Armée à réprimer la subversion du Sentier lumineux n’étaient pas gratuites. C’était simplement parce que, lui, savait très bien ce qui allait se passer. Au milieu des années soixante, l’insurrection castriste du MIR et du ERL fut étouffée par l’armée, qui après avoir écrasé les guérilleros écrasa la démocratie et mis en place l’ignominieuse dictature du général Velasco. L’état d’insécurité que propagea le terrorisme dans la société servit, au bout de quelques années, à ce qu’une majorité de Péruviens célèbre avec joie le coup d’État de Fujimori et appuie l’autoritaire "cleptocratie" qui gouverna le pays jusqu’en 1999.
Le rapport fait aussi une critique sévère de la gauche légale – représentée, durant ces années-là, par la Gauche unie - qui, bien qu’elle fût contre l’action armée et que certains de ses militants aient été victimes du terrorisme, se montra dubitative et confuse, sans prendre une position claire contre la subversion et pour la démocratie, et qu’à certaines occasions, elle a même contribué à saper les institutions démocratiques renaissantes (...)
La Tercera (Chili), 21 septembre 2003
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2676.
– Traduction Dial.
– Source (espagnol) : Pérou Forum Solidarité, 1er septembre 2003.
En cas de reproduction, mentionner la source francaise (Dial) et l’adresse internet de l’article.
[1] Sauf mention contraire, toutes les citations sont faites à partir de Commission de la vérité et de la réconciliation. Conclusions générales du Rapport final de la CVR disponible sur le site Web et sur le Web du journal El Comercio. Sur les 2 sites il est possible de consulter la quasi totalité des 9 volumes du Rapport final.
[2] Discours de présentation du Rapport final de la CVR au Palais du gouvernement, 28 août 2003.
[3] Quotidien La Razón, 29 août 2003, p.3.
[4] Quotidien La Razón, 29 août 2003, p.3.
[5] Quotidien EL Comercio, 29 août 2003, p.A-8.
[6] Quotidien Perú 21, 29 août 2003,p.7.
[7] Editorial de Péru 21 (30 août 2003).
[8] « Il est lancé des arguments pervers pour discréditer le Rapport. » Interview dans La República, 30 août 2003, p.4.
[9] Quotidien Correo, 29 août 2003, p.9.
[10] Conseil permanent de la Conférence épiscopale péruvienne. La vérité et la réconciliation. Engagement de tous, Lima, 21 août 2003.
[11] La Revista de la República (31 août 2003) p.7.
[12] Interview, La Revista de la República (31 août 2003) p.11.
[13] Discours de présentation du Rapport final de CVR au Palais du gouvernement, 28 août 2003.