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DIAL 2568

AMÉRIQUE LATINE - Zone de libre-échange des Amériques : Réalités et conflits

Hector de la Cueva

dimanche 16 juin 2002, par Dial

Il est parfois difficile de se repérer parmi les sigles de la multitude d’accords commerciaux déjà en vigueur ou en préparation sur le continent américain. Il est aussi difficile d’y voir clair. Cet article d’Hector de la Cueva, directeur du Centre de recherche sur le travail et l’expertise syndicale de Mexico a précisément ce mérite là : clarifier un peu ce que ces accords mettent en jeu et les mobilisations qu’ils provoquent, en insistant particulièrement sur le dernier projet en cours : la création d’une unique zone de libre-échange pour l’ensemble des Amériques. Texte paru dans Alai/America Latina en movimiento, 30 avril 2002.


Ce qu’on appelle mondialisation est en réalité le cadre d’une concurrence exacerbée entre puissances économiques et blocs commerciaux. Il y a la "transnationalisation" de l’économie, l’affaiblissement du rôle des Etats et des frontières nationales (qui est vrai pour les pays du dénommé Tiers-monde, mais pas pour les puissances du G-7), la mise en œuvre du processus de mondialisation de la part des transnationales. Il y a l’association accrue qui existe entre un grand nombre de multinationales et la liberté de mouvement de plus en plus importante dont elles jouissent. Mais tout cela ne doit pas occulter le fait que la guerre commerciale trouve son origine dans les États-nations ou dans les blocs qu’ils constituent. Au bout du compte, les transnationales elles-mêmes agissent en fonction des intérêts de leurs propres pays et ceux-ci en fonction des intérêts de leurs entreprises. C’est aussi pour cette raison que la mondialisation, l’intégration économique ou le "libre-échange" avancent sur la base d’accords régionaux, dans lesquels s’exprime autant la dynamique générale de la mondialisation que la concurrence entre les blocs. C’est apparemment les États-Unis qui tirent le plus profit de la situation mondiale, de la lutte observée au regard de la libéralisation du commerce et des investissements.

Pourtant, les transnationales et l’État américains ont pour première priorité de consolider ce qu’ils considèrent comme leur sphère d’influence immédiate, leur pré carré. Dans cet esprit, sous le gouvernement de George Bush père, Washington a lancé ladite Initiative des Amériques. L’objectif poursuivi était plus que clair : face à l’intensification de la lutte pour l’hégémonie mondiale avec les puissances européennes et asiatiques, consolider la mainmise économique et politique des Etats-Unis sur le continent américain, s’assurer le contrôle et l’accès privilégié de ce marché indigent mais étendu et de ses ressources naturelles, en faire une réserve de main-d’œuvre peu coûteuse face à la concurrence mondiale y compris, pour commencer, à la concurrence sur le propre marché nord-américain, et, évidemment, garantir la sécurité politique et militaire dans ce que les États-Unis considèrent comme leur arrière-cour.

L’Accord de libre-échange nord-américain

Le premier grand pas vers la concrétisation de l’Initiative des Amériques a été franchi avec la signature de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) [conclu entre les États-Unis, le Canada et le Mexique, et entré en vigueur le 1er janvier 1994], traité qui illustre le phénomène de mondialisation néolibérale à de nombreux égards. Un traité qui constitue un hommage à l’inégalité, fondé sur des règles "égales" pour des pays aussi inégaux que peuvent l’être le Mexique et les États-Unis quant à leur niveau de développement. Un traité qui n’est pas seulement commercial, mais qui ouvre indéniablement la voie à la libéralisation des investissements et des services. Un traité dont le chapitre onze a été en fait le modèle de l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI), rejeté par la communauté internationale.

Les pires effets de l’ALENA - il est presque inutile de le rappeler - se sont fait surtout sentir au Mexique, où il a été une cause déterminante de la grande faillite sociale qui frappe le pays, notamment à la campagne, mais aussi dans le monde du travail, les promesses d’emplois plus nombreux et de meilleure qualité s’étant concrétisées en des emplois en nombre réduit et pires qu’auparavant, et la hausse annoncée du niveau de vie par une baisse irrépressible des salaires.

Mais l’ALENA s’est aussi traduit par une pression à la baisse pour les travailleurs des États-Unis et du Canada. En fait, la question que l’on se posait au début des négociations quant à savoir quel pays serait gagnant et lequel perdrait au change s’avère aujourd’hui une erreur complète. La bonne question était de savoir qui seraient les gagnants et les perdants dans chaque pays. La réponse est maintenant évidente : les gagnants sont les transnationales et quelques familles riches locales, et les perdants sont les masses laborieuses des trois pays. La polarisation sociale qui accompagne l’intégration régionale est manifeste et s’accentue.

A plus grande échelle, l’histoire des catastrophes liées à ce modèle de mondialisation est bien connue : partout se sont produites des privatisations aveugles, avec leur lot de licenciements et de dégradation des conditions de travail, privatisations qui touchent aujourd’hui des créneaux extrêmement rentables comme la santé et l’éducation, qui de droits sociaux sont en train de se transformer en des marchés juteux. On assiste partout à une remise en question de conquêtes sociales et de droits acquis, et à une hausse du chômage. De plus en plus, des modèles de production et des normes de travail sont adoptés dans le monde au nom de la flexibilité et de la course à la productivité.

De façon générale, on observe ce que l’on pourrait appeler un processus de normalisation par le bas - en l’occurrence du Nord vers le Sud - des conditions de travail. Les pays et les travailleurs sont devenus les otages de la libre circulation des capitaux, des investissements, des biens et des services. Pour les travailleurs et leurs organisations syndicales, la mondialisation néolibérale signifie un véritable chantage transnational : si les travailleurs des vieux pays n’acceptent pas une dégradation de leurs conditions de travail, ils risquent de perdre leurs emplois au profit d’un pays quelconque du Tiers Monde ; si les travailleurs du Tiers Monde n’acceptent pas le maintien, voire une détérioration de conditions d’existence déjà déplorables, les emplois ne leur seront pas destinés et il s’exerce même un chantage sur les travailleurs de différentes régions du Tiers Monde, sous la forme d’une concurrence Sud-Sud, dont le but est de déterminer qui emportera les marchés du Nord au prix d’une aggravation des conditions de travail.

Comment, dans ces conditions, la réponse de la société et des syndicats a-t-elle été vécue et s’est-elle manifestée en Amérique du Nord ? Dès l’origine même des négociations s’est instauré en réaction un processus intense et inédit de rapprochement et de réponse sociale dans les trois pays. Ces derniers ont vu apparaître des réseaux multisectoriels qui leur ont véritablement permis de mieux se connaître car, en dépit de leur proximité géographique et des relations évidentes qu’ils entretenaient, celles-ci n’avaient jamais atteint un tel degré et encore moins abouti à jeter les bases d’une communauté d’intérêts entre des pays si différents. C’est pourquoi l’action de ces réseaux a d’abord été triangulaire, engagée simultanément dans les trois directions en rapport avec les trois aspects ‘pervers’ du modèle dont il a été question plus haut : essayer de contrer la dérive antidémocratique du processus, essayer de mettre sur pied l’Agenda social et s’interroger sur le fond du traité pour proposer un autre modèle de développement.

La Zone de libre-échange des Amériques et l’Alliance sociale continentale

Ce problème se trouve aujourd’hui amplifié et multiplié dans la mesure où il touche tout un hémisphère. En effet, l’ALENA était à peine entré en vigueur en 1994 que les États-Unis passèrent à l’étape suivante de leur stratégie et convoquèrent à Miami le premier Sommet des Amériques pour préparer une Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA), qui ne ferait qu’étendre à tout l’hémisphère le modèle désastreux de l’ALENA.

En mai 1997, lors du Sommet des ministres du Commerce organisé à Belo Horizonte (Brésil), des complications se sont également fait jour, dues principalement à la résistance opposée par le bloc sous-régional du Mercosur [Marché commun du Sud, regroupant l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay, avec la Bolivie et le Chili comme membres associés]. Il a cependant été convenu de tenir le deuxième Sommet des Amériques l’année suivante à Santiago du Chili pour sceller officiellement la conclusion des négociations de la ZLÉA.

Il s’est toutefois enclenché, à la même occasion, à Belo Horizonte, un processus social qui risque aussi de mettre en difficulté les plans nord-américains. Certains des mouvements et organisations sociales les plus importants du continent s’étaient donné rendez-vous, à la surprise générale, et des rapprochements, impensables peu de temps auparavant, se sont produits au sein du Forum Notre Amérique, organisé par la Centrale unie des travailleurs (CUT), le Mouvement des sans-terre et les ONG brésiliennes, et lors d’une réunion parallèle de l’Organisation régionale interaméricaine du travail (ORIT), filiale de la Confédération internationale des organisations syndicales libres (CIOSL), ouverte pour la première fois à des organisations syndicales et sociales non adhérentes.

Un tel phénomène a été rendu possible d’emblée précisément par le processus de recomposition syndicale constaté aux niveaux national et international. Pour commencer, la Confédération des travailleurs du Mexique, qui avait occupé pendant des décennies la présidence de l’Organisation régionale interaméricaine du travail, lui imprimant sa marque corporatiste et réactionnaire, avait initialement été détrônée par le Congrès du travail du Canada (CTC), comme elle l’est actuellement au sein du mouvement ouvrier mexicain. Ce changement est imputable à l’influence positive d’organisations comme le Congrès du travail du Canada et la Centrale unie des travailleurs-Brésil, mais aussi aux changements en cours à l’intérieur de l’American Federation of Labor – Congress of industrial organization (AFL-CIO). L’expérience de l’ALENA a sans doute fini d’enfoncer le clou. Par ailleurs, l’Organisation régionale interaméricaine du travail elle-même songeait à se renouveler en s’ouvrant aux mouvements sociaux non syndicaux.

Alors que la proposition la plus importante face à la ZLÉA avait été l’exigence de l’intégration d’un Forum du travail aux négociations, les discussions de Belo Horizonte ont conduit non seulement à l’établissement d’objectifs caractérisés par une plus grande profondeur démocratique et une dimension sociale accrue, mais aussi à l’élaboration d’un modèle de développement alternatif. Mais l’accord le plus remarquable a été d’aboutir à la conclusion commune selon laquelle toute stratégie devait être fondée sur l’adoption de mesures concrètes pour changer l’équilibre des forces, ce qui ne serait possible que si l’on parvenait à réunir un ensemble plus important et représentatif de forces sociales du continent, sous un programme d’objectifs et d’actions relevant d’un engagement commun. Il a ainsi été convenu de poursuivre la construction d’une grande Alliance sociale continentale, seul moyen d’opposer un contrepoids social efficace à l’avancée du « libre-échange » et de l’intégration économique néolibérale. Pour qu’une proposition aussi ambitieuse puisse se concrétiser, le Sommet des peuples d’Amérique a été organisé en avril 1998 à Santiago du Chili, en parallèle avec le Sommet des présidents.

Le Sommet des peuples d’Amérique s’est soldé par un grand succès, ayant réuni plus de mille participants originaires de presque tous les pays du continent et des secteurs les plus divers de la société, répartis en dix forums sectoriels et thématiques différents mais, si possible, liés entre eux. Le Sommet a ainsi montré que la construction de l’Alliance sociale continentale était viable, quoique non exempte d’une grande complexité, compte tenu de l’énorme diversité des intéressés sur les plans social, culturel, politique et idéologique.

Les négociations de la ZLÉA se sont cependant poursuivies et il existe même des pressions pour accélérer son entrée en vigueur. Dans le même temps, le processus d’‘intégration’ régionale sous l’hégémonie nord-américaine n’attend pas que la ZLÉA devienne réalité. Il progresse sous de nombreuses formes : avec le Plan Colombie, avec les traités de libre-échange bilatéraux ou sous-régionaux comme ceux conclus par le Mexique avec le Chili et le Triangle du Nord de l’Amérique centrale, avec le Plan Puebla-Panamá ‘novateur’ du président mexicain Vicente Fox, qui ne vise pas à autre chose qu’étendre la frontière de l’ALENA à l’Amérique centrale (ce qui témoigne du rôle de représentant de commerce nord-américain joué par le gouvernement mexicain, y compris le gouvernement actuel), autant de décisions qui préparent le terrain de la ZLÉA. La ZLÉA est donc le cadre général dans lequel les Etats-Unis cherchent à assembler les pièces du casse-tête néolibéral qui est en train de s’implanter sur tout le continent.

La conception et les négociations de la ZLÉA s’inspirent du modèle de l’ALENA, modèle que suivent plus ou moins les différents accords économiques régionaux et mondiaux : en obéissant aux intérêts des transnationales et des grandes puissances, et en ignorant les besoins réels de développement et de complémentarité des pays ; sans consulter la société et sans la faire véritablement participer, c’est-à-dire d’une manière entièrement antidémocratique ; en faisant l’impasse sur ce que nous avons appelé la dimension sociale, c’est-à-dire l’inclusion de la protection ou de la satisfaction des besoins et revendications de la société sous l’influence du mouvement d’ouverture et d’intégration.

Face à cette situation, l’Alliance sociale continentale (ASC) a continué de se consolider et de multiplier ses travaux. En même temps que le troisième Sommet des Amériques tenu à Québec (Canada), l’ASC a organisé le second Sommet des peuples d’Amérique en avril dernier. Ce sommet, qui a constitué un grand pas, a été marqué par un niveau très élevé de représentativité sociale grâce à la participation de milliers de délégués de tous les pays du continent. La mobilisation observée a mis en échec le sommet officiel.

Quelques mois après Québec, résultat de la pression exercée par la société, les gouvernements ont fini par rendre public le texte de la ZLÉA en cours de négociation. Bien que ce texte soit extrêmement alambiqué, et en dépit de son côté abscons et technique, on peut d’ores et déjà dire qu’il s’agit d’un texte encore plus désastreux que l’ALENA et l’AMI.

C’est pourquoi l’Alliance sociale continentale, de concert avec de nouvelles forces et de nouveaux acteurs sociaux et politiques, se dispose à entamer une nouvelle étape de lutte et de nouvelles stratégies pour mettre en déroute l’application de ce modèle d’intégration qui ne peut qu’aggraver les injustices et les inégalités sur le continent. Parmi les nouvelles stratégies, il convient de mentionner l’idée qui suscite un consensus de plus en plus large depuis Québec, et qui consiste à organiser un plébiscite ou un référendum continental pour que ce soient les peuples, exclus jusqu’à présent du débat, qui décident s’ils veulent ou non de la ZLÉA.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2568.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Alai/America Latina en movimiento, 30 avril 2002.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

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