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DIAL 3171

ARGENTINE - les mères contre l’agrobusiness

Martín Cúneo et Emma Gasco

lundi 7 novembre 2011, mis en ligne par Dial

Cet article de Martín Cúneo et Emma Gasco, publié dans le numéro 70 de la revue Ecologista relate les étapes de la lutte de mères d’un quartier ouvrier de la ville de Córdoba contre les fumigations de substances toxiques sur les champs de soja transgéniques avoisinants. La traduction de ce texte et du précédent, des mêmes auteurs, est l’occasion pour nous de saluer la qualité du travail de ces deux journalistes, que l’on peut découvrir plus en détails sur leur site, Los movimientos contraatacan.


Grâce aux exportations de soja, l’Argentine a connu huit années de croissance économique. Un collectif de mères du quartier de la ville de Córdoba est parvenu à montrer au pays les conséquences néfastes entraînées par ce modèle.

Sofía Gática a commencé à s’apercevoir que quelque chose ne tournait pas rond à Ituzaingó Anexo, un quartier ouvrier de la ville de Córdoba qui est entouré de plantations de soja et d’usines polluantes. Des foulards blancs sur la tête des femmes, des enfants avec des masques, des bébés avec des malformations… Quelque chose les rendait malades. Sa propre fille était décédée à sa naissance à cause d’une malformation rare au rein.

Comme aucune autorité n’allait le faire, en 2001, Sofía a commencé à enquêter sur l’origine du problème : « J’ai commencé à rendre visite à chaque foyer et les mères m’expliquaient leur situation. Nous nous sommes connues ainsi, lorsque j’ai frappé à leur porte. Peu à peu, elles se sont jointes à moi. » Il ne fallait pas être médecin pour savoir ce qui se passait. « C’était du bon sens », déclare Corina Barbosa. « J’ai commencé à défendre mon fils, qui était hospitalisé. À présent, son sang contient encore quatre substances agrochimiques. » Néanmoins, à ce moment-là, on ne savait pas ce qui provoquait cette épidémie.

L’enquête a révélé 60 cas de cancer, des bébés avec des malformations aux reins et aux intestins, sans maxillaires, 14 cas de leucémie, des maladies respiratoires et dermatologiques, parmi une longue liste de pathologies, raconte Sofía. Quelque temps après, lorsqu’on a élaboré une cartographie complète du quartier, les cas de cancer au sein d’une population de 5 000 habitants avaient augmenté en passant à 200 malades.

Début 2002, avec une carte du quartier où étaient détaillés les noms et les maladies de chaque habitant, les Mères d’Ituzaingó, appelées ainsi en hommage aux Mères de la Place de Mai [1], ont réussi à obtenir de la part de la municipalité la réalisation d’une série d’analyses environnementales pour déterminer l’origine de la pollution. Les résultats furent révélateurs : la pollution était causée par les substances agrochimiques fumigées par les producteurs de soja depuis le sol et les airs à quelques mètres du quartier.

« Nous vivons en face du champ », raconte Corina Barbosa, « les petits avions passaient et ils pulvérisaient des substances agrochimiques sur nos enfants. » L’ennemi auquel elles devaient faire face ne pouvait pas être plus puissant : un modèle économique fondé sur la production de soja transgénique.

Pionnières

En 1996, le gouvernement a approuvé l’introduction du soja transgénique, conçu pour résister à l’action des herbicides, notamment le glyphosate, ou aux pesticides tels que l’endosulfan. Depuis lors, il est devenu la principale culture du pays. Selon un rapport du Groupe de réflexion rural (GRR), les plantations de soja recouvrent 22 millions d’hectares, soit 50 % des terres cultivées. Dans la province de Córdoba, la principale productrice de l’Argentine, ces cultures transgéniques destinées à l’exportation occupent entre 80 et 85 % de la superficie agricole.

Lorsque les Mères ont commencé à dénoncer les effets secondaires des fumigations, en Argentine il n’existait aucune étude médicale, aucun type de développement juridique ni aucun contrôle sur les agrotoxiques. Elles étaient des pionnières en territoire inconnu. « Au début, on nous traitait de folles », se rappelle Sofía Gática. Actuellement, les rapports de scientifiques, médecins et généticiens, tant en Argentine que dans le reste du monde, sont de plus en plus nombreux à confirmer le lien entre les substances agrochimiques et les cancers, les leucémies, les maladies respiratoires, les malformations et les dégâts sur le matériel génétique. En août 2010 a eu lieu la première réunion de médecins pour les villages fumigés, avec une représentation de toutes les provinces touchées. Une multitude de professionnels de la santé ont confirmé sur le terrain et à l’aide d’analyses médicales le « bon sens » des Mères. « Le gouvernement est au courant de ce qui se passe, mais cela ne l’intéresse pas, il se préoccupe uniquement de ses affaires », dénonce María Godoy.

Vers le milieu de l’année 2002, entre les barrages de routes, les manifestations dans le centre-ville et les actions revendicatives en face des machines d’épandage qui fumigeaient des produits chimiques en face des habitations, la lutte des Mères a commencé à porter ses premiers fruits. « Nous étions peu nombreuses, mais nous faisions beaucoup de bruit. Des femmes ordinaires qui vont dans la rue pour faire autant de boucan, cela attire l’attention », évoque Corina Barbosa. Même CNN a retransmis certaines de leurs manifestations.

À l’issue de la découverte de résidus d’endosulfan dans l’eau, les Mères ont obtenu le raccordement d’Ituzaingó Anexo au réseau d’alimentation d’eau courante. Peu après, les autorités ont déclaré que le quartier se trouvait dans une situation d’urgence sanitaire face au « taux extrêmement élevé de cas de leucémie », et elles ont interdit par ordonnance la fumigation aérienne à une distance de 2 500 mètres d’Ituzaingó Anexo pendant la durée de l’urgence. Une autre ordonnance stipulait l’interdiction de fumiger des produits chimiques dans toute la zone urbaine de la ville de Córdoba.

L’opération a continué à porter ses fruits. Entre les plaintes, les barrages et les pétitions, les Mères ont réussi à obtenir, dans la province de Córdoba, le débat et l’approbation de la Loi sur les substances agrochimiques vers le milieu de l’année 2004. Cette loi établit la limite des fumigations à 500 mètres pour les épandages terrestres et à 1 500 mètres pour les épandages aériens. Toutefois, ces distances sont sensiblement inférieures à celles demandées par les Mères.

Pourtant, les fumigations se sont poursuivies, et les habitants ont continué à tomber malades. Cette même année, les Mères ont entamé un parcours interminable à travers les institutions du gouvernement national, sans obtenir de réponse. « Il semblerait que les droits humains sont seulement ceux de la dictature militaire », dénonce María Godoy.

La lutte des Mères a révélé au grand jour un conflit passé sous silence qui affectait des milliers de localités de l’Argentine du soja. « Dix années plus tard, nous pouvons parler de foyers de résistance multiples et de collectifs de villages fumigés », indique Berger. En tant que coordinatrices à Córdoba de la campagne Arrêter de fumiger (« Paren de Fumigar »), les Mères ont commencé à parcourir en 2006 les villages fumigés de la province. À l’instar d’Ituzaingó Anexo, face à l’absence de contrôles de la part de l’administration, une multitude de villages fumigés et de mouvements paysans ont commencé à réaliser leurs propres relevés, leurs propres enquêtes épidémiologiques. Au terme de conflits prolongés, des dizaines de villages ont réussi à débarrasser leurs municipalités des agrotoxiques ou à adhérer à la loi sur les agrotoxiques de 2004 malgré l’opposition des maires. « De nombreux maires sont des producteurs de soja ou travaillent directement pour ces producteurs », affirme Berger. La lutte des villages fumigés ne s’est pas limitée à Córdoba, mais elle s’est propagée dans d’autres provinces productrices de soja telles que Santa Fe, Buenos Aires ou Entre Ríos, ainsi que dans les provinces comptant une présence importante de cultures transgéniques de riz, notamment le Chaco.

Les producteurs de soja sur la sellette

En février 2008, la loi sur les produits agrochimiques de la province de Córdoba a de nouveau fait parler d’elle. Après avoir aperçu un avion en train d’épandre des substances au-dessus des habitations d’Ituzaingó Anexo, le Secrétariat de la santé de la municipalité de Córdoba a déposé plainte contre deux producteurs de soja et un fumigateur pour empoisonnement. Les trois accusés ont été arrêtés et poursuivis en justice. En mars 2011, ils comparaissaient devant le tribunal pour un jugement oral et public, le premier en Argentine pour fumigations illégales.

« L’important, c’est que cela soit le début », déclare Corina Barbosa, « qu’au moins on juge et on condamne les empoisonnements de la population ». Pour María Godoy, les responsabilités ne se limitent pas aux producteurs de soja. « Ceux qui devraient également aller en prison, ce sont les fonctionnaires qui ont permis ces activités et ceux qui ont implanté le soja dans le pays », dénonce-t-elle.

« Maintenant, ils disent tous que Kirchner était un homme bien et il s’avère qu’il nous a laissé l’Argentine pleine de soja avec une foule de gens qui se disputent et qui se défendent comme ils peuvent », déclare Sofía Gática. Les Mères d’Ituzaingó, à l’instar des Mères de la Place de Mai, parlent de génocide, d’un « génocide silencieux ». Elles n’ont pas réussi à le freiner, mais elles ont été les premières à lui donner un nom. C’est un premier pas vers l’éradication de ce fléau.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3171.
 Traduction de Cyrielle Hardenne pour Dial.
 Source (espagnol) : revue Ecologista, n° 70, 1erseptembre 2011.

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[1La Plaza de Mayo se trouve juste devant la Casa rosada, le palais présidentiel, à Buenos Aires. C’est là que venait chaque jeudi les mères de détenus disparus de la dictature – note DIAL.

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