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DIAL 3304

MEXIQUE - « Le migrant est un mort qui chemine sans nom et sans sépulture. » Entretien avec le Père Pedro Pantoja

Ilka Oliva Corado

mardi 25 novembre 2014, mis en ligne par Dial

La disparition de 43 étudiants de l’École normale rurale d’Ayotzinapa (Guerrero) le 26 septembre 2014 — qui s’ajoute aux 27 blessés et aux 6 morts, le même jour —, la découverte lors des recherches qui ont suivi de plusieurs fosses communes ont mis une nouvelle fois sur le devant de la scène médiatique une violence devenue bien trop « ordinaire », ainsi que l’imbrication et la connivence, à de nombreux niveaux, d’institutions d’État et du narcotrafic [1]. Pour celles et ceux qui ont suivi les événements des dernières semaines au Mexique, l’entretien avec le Père Pedro Pantoja, en charge de la Maison des migrants de Saltillo, Coahuila, dans le nord du pays, aura par certains côté des airs de déjà-vu car la violence qu’il évoque est la même qu’on retrouve aussi dans l’État de Guerrero et ailleurs. Face à cela, dans l’État de Guerrero, de Coahuila et ailleurs, des gens se battent. Le témoignage de Pedro Pantoja en est un exemple, parmi d’autres [2]. Entretien conduit par Olka Oliva Corado et publié par Adital le 22 avril 2014.


J’ai eu la possibilité de m’entretenir par téléphone avec le Père Pedro Pantoja qui a la charge de la la Posada Belén [3], la Maison des migrants de Saltillo Saltillo [4], Coahuila, au Mexique.

C’est un homme qui, depuis quarante ans, se consacre à la défense des droits humains des migrants sans papiers. Un travail quotidien, pour défendre des causes perdues, qui ne sont pas reconnues, qui, au contraire, sont bafouées, oubliées, niées, objets de trafics, et sur lesquelles se construisent de grands empires ; des êtres humains qu’on assassine après les avoir exploités et dont il ne reste que les dépouilles de ce qu’ils furent, dépouilles qui ne seront jamais retrouvées et qui tombent en poussière dans une fosse clandestine.

Il raconte ce qui arrive, dans l’État de Coahuila, aux migrants sans papiers. L’entretien est long, le Père a beaucoup à dire. Le monde doit savoir ce qui arrive aux hommes et aux femmes sans papiers qui traversent le territoire mexicain.

Information — et réalité palpable — qui ne paraît pas dans les médias officiels, qu’on maquille pour qu’elle paraisse au grand jour sous un aspect déguisé, jamais sous son vrai jour.

Voici la dénonciation exceptionnelle du Père Pedro Pantoja, de la Posada Belén, de Saltillo, Coahuila.

Mon Père, cela fait maintenant 40 ans que vous êtes engagé dans la défense des droits des migrants.

C’est exact. Je suis allé ramasser le raisin dans les vignobles de Californie en 1962, dans le campement de César Chávez ; je suis resté à ses côtés, six mois, et participé à la lutte contre le programme Bracero [5]. Vous connaissez son histoire ?

Oui, bien sûr, à la fin du mois va sortir le film basé sur sa vie [6].

On m’en a parlé et j’aimerais bien me le procurer, car j’ai soutenu le mouvement des braceros de la dernière génération durant l’année 62 qui luttait pour les droits des migrants et des braceros.

Vous étiez déjà prêtre à cette époque ?

Non, je faisais des études et j’avais presque terminé ; j’ai interrompu mes études pendant huit mois, pour aller soutenir là-bas le mouvement bracero. Je l’ai vécu dans ma chair : les bagarres, les affrontements, les humiliations, le traitement inhumain qu’ont endurés les travailleurs agricoles, quand j’ai travaillé moi aussi en dehors du campement.

Quel évènement en particulier vous a amené à vous engager dans la lutte pour la défense des migrants sans papiers ?

D’abord le témoignage prophétique de César Chávez ; en somme j’ai été m’initier là-bas à tout ce qui a trait à la conscientisation des victimes et voir cet homme si admirable, qui, au sein d’un empire si puissant a su élever la voix et persévérer dans une lutte qui ressemblait à un suicide, car il affrontait les patrons, les propriétaires de grands domaines viticoles. Il était impossible d’exiger certaines lois depuis une position de si grande vulnérabilité sociale et pourtant il y est arrivé. Ce que j’ai vécu aussi en dehors du campement, dans les baraquements dans lesquels dormaient les travailleurs, avec ce qui s’y vivait ; on voulait les faire taire avec des prostituées, de l’alcool, on voulait les acheter, pour qu’ils ne pensent pas et ne luttent pas pour leurs droits — quelle humiliation. Je garde cela présent maintenant que je vis dans une maison — la Maison des migrants — digne, si propre, si accueillante, en particulier pour les femmes migrantes. Le migrant peut sentir que, chez nous, il a tout ce dont il a besoin.

Je me souviens des deux chiens qu’avait César Chávez : l’un s’appelait Boycott et l’autre Grève. J’ai été aux côtés de ses premiers camarades de lutte, nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises. J’ai été à Mexicali, Agua Prieta et Nogales — quand je l’entends mentionner Agua Prieta mon cœur s’accélère — je suis passé par là pour traverser le désert de Sonora, c’est un village frontalier avec l’Arizona — nous avons participé ensemble à différents rassemblements.

J’entends qu’on frappe à la porte, le prêtre me demande de l’excuser et va ouvrir, tandis que je patiente, à des milliers de kilomètres, mon téléphone portable posé sur la table, le magnétophone allumé et avec mon carnet de notes, je regarde par la fenêtre de mon chez moi loué : dehors le ciel est assombri par les nuages gris et denses des derniers jours de l’hiver états-unien, de légers flocons de neige tombent en voltigeant, agités par les rafales de vent froid ; j’imagine qu’à Saltillo, Coahuila, à ce même moment, le ciel est dégagé. Il revient quelques minutes plus tard et me parle de la situation de violence qui règne à Saltillo et, surtout, de celle que vivent les migrants.

Mon Père, de toutes les causes perdues, dites-moi, pourquoi défendre celle des droits des migrants sans papiers ?

Parce que, après l’ouragan Mitch, en 1998, quand ils ont commencé à traverser par Saltillo, je travaillais moi aux côtés des déportés, à la frontière de Piedras Negras — qui jouxte le Texas —, de tous les migrants mexicains qui revenaient ; mais, au début de l’année 2000, est arrivé au Mexique une avalanche de migrants d’Amérique centrale. Saltillo est un nœud ferroviaire très important, alors les migrants d’Amérique centrale, qui voulaient aller aux États-Unis, suivaient l’itinéraire du chemin de fer le plus pratique pour eux, c’est à dire celui qui passe par Saltillo, mais quand ils traversaient ces voies, les assassinats ont commencé ; on a assassiné par balle deux jeunes honduriens, puis un autre, à coup de pierre, sur les rails du train, et c’est alors que s’est déchaînée une violence inouïe contre les migrants, totalement inhumaine, des vols, des enlèvements. Il était urgent de freiner tout cela.

En vérité, ici à Saltillo, ce n’est pas que nous ayons eu tout ce qu’il fallait, nous devions penser à la manière de les protéger des assassinats qui étaient proprement scandaleux ; alors j’ai abandonné le projet sur la frontière où je me trouvais, pour en fonder un autre appelé Frontera con Justicia (Frontière avec justice) et protéger ces migrants. Nous n’avions même pas de quoi les nourrir car nous sommes très pauvres.

J’allais vous demander : le gouvernement, l’Église, ne vous aident pas ?

l’Église, oui, mais pas le gouvernement, nous sommes en conflit avec lui, vous savez. Ne m’en parlez pas. Nous sommes en conflit total en raison de toute cette violence qu’il a provoquée. Il y a trois mois nous sommes allés à Washington, pour accuser les policiers d’ici et les responsables du gouvernement d’avoir séquestré 30 migrants, et de les avoir torturés. Ils ont été convoqués au tribunal, à Washington, devant la Commission interaméricaine des droits humains. Évidemment ils ont tout nié en bloc. Pour toutes ces raisons je ne me sens pas capable de recevoir quelque aide que ce soit, et, bien évidemment, je n’en veux même pas. Nous dépendons de l’aide de la société civile, de la communauté paroissiale et de beaucoup de personnes modestes.

Vous avez dénoncé le fait que, sous le gouvernement de Calderón [7], ont été enlevés environ 80 000 migrants sans papier.

C’est exact. Je soutiens qu’en 2009, selon le rapport du premier semestre, ils sont au nombre de 9 700. Nous avons été jusqu’à Washington pour dénoncer tout cela. Cette année là, c’est au moins 18 000 enlèvements. Puis s’en est suivi la guerre de Calderón contre le crime organisé, et des centaines et des centaines de migrants arrivaient. Bientôt, en 2010, la cruauté s’est accrue avec, en août, le massacre des 72 — à San Fernando, Tamaulipas — Une violence atroce s’est déchaînée.

Juste la semaine dernière — le crime organisé utilise ce qu’on appelle les « maisons de sécurité » où on réduit les migrants en esclavage et on les séquestre pour demander des rançons — la semaine dernière donc, à Reynosa, ils retenaient en otage 90 migrants.

Après août 2010, ce fut le carnage des débuts de 2011 : à Tamaulipas, presque 200 migrants sont massacrés, jetés dans des fosses ; puis au semestre suivant vint le massacre de Cadereyta, Nuevo León : là ils ont massacrés 49 migrants. Ils ont été enterrés sans mains, sans tête, sans pieds, sans bras. Ça ne cesse pas et les enlèvements continuent.

Les autorités ne font aucune déclaration qui préciserait si ces crimes sont contre des citoyens mexicains ou des sans papiers ?

Une des accusations que nous formulons, et dont nous avons la preuve, c’est celle de la complicité des autorités policières, des forces de sécurité et de nombreux fonctionnaires du gouvernement ainsi que des fonctionnaires de l’Institut national de l’immigration ; nous avons la preuve qu’eux mêmes ont participé à des négociations commerciales et à la traite de personnes à des fins d’exploitation sexuelle ou comme main d’œuvre et, surtout, nous avons les témoignages de migrants qui nous ont dit que, dans ces maison de sécurité du crime organisé, ils ont vu des fonctionnaires publics et des policiers recevoir de l’argent.

J’ai su que, au sein de l’Institut de l’immigration, au Chiapas, on abuse sexuellement des migrantes, qu’on les bat et les torture.

Il y a de nombreux cas de ce genre. Ici, à Saltillo, nous avons appris qu’à l’Institut national de l’immigration, à la délégation de Coahuila, on torturait des migrants, dans une pièce obscure. Selon la déclaration des gardiens c’était parce qu’ils tentaient de s’échapper.

Je pense par exemple au cas d’un Salvadorien qu’on séquestrait dans une pièce sombre, en ne lui donnant que du pain et de l’eau ; un cas si grave que les employés subalternes eux-mêmes ont dénoncé leur chef. C’est une violation permanente des droits humains des migrants.

Hier, précisément, nous avons participé à une confrontation pour faire juger l’Institut national des migrations pour tous les faits qui se sont produits. D’après ce que je sais, dernièrement, les autorités gouvernementales disent aux familles des disparus qu’elles ont trouvé les corps, elles les leur remettent dans un cercueil, en leur spécifiant qu’elles ne doivent pas l’ouvrir ; elles font signer des documents par lesquels elles s’engagent à ne pas ouvrir le cercueil qui est soigneusement scellé.

J’ai lu le récit d’un cas où vous avez osé ouvrir un cercueil avec un chalumeau et vous avez trouvé, à l’intérieur, des ordures et des restes d’animaux.

Oui, c’est pourquoi après demain nous allons au Salvador car nous assistons les épouses des victimes du massacre des 72 et nous allons continuer à attaquer le gouvernement, mais pas uniquement. En plus des migrants d’Amérique centrale et des migrants mexicains disparus, les représentants des ministères publics se moquent du monde : ils convoquent les membres des familles pour qu’elles puissent voir, à travers la vitre d’une fenêtre, le cercueil de leur parent mort ; ils leur demandent d’attester, par leur signature, qu’elles l’ont vu — mais elles n’ont rien vu — rien qu’une caisse à travers la vitre d’une fenêtre.

Je participe aussi à la lutte pour les disparus, qu’ils soient migrants ou citoyens mexicains : ils sont plus de 27 000, pour la période du gouvernement de Calderón et du début de mandat de Peña Nieto.

Comment est né le projet de la Maison des migrants ? En y a-t-il d’autres dans d’autres États du Mexique ?

Il y a 66 maisons ; nous sommes organisés en réseau. Je participe à la coordination de la zone nord qui va de Tijuana à Matamoros, Tamaulipas. Nous sommes divisés en zones : nord, centre et sud mais nous sommes tous unis, notamment par l’église catholique, nous qui sommes prêtres, mais il y a également beaucoup de laïcs, d’avocats, d’étudiants, de personnes de la société civile ; depuis la frontière sud de Tapachula jusqu’à Tijuana et Matamoros, Tamaulipas et Piedras Negras.

Nous, les prêtres, faisons partie de l’Église catholique, mais nous faisons partie aussi d’un collectif de 70 organisations civiles qui lutte pour les droits humains ; nous sommes très unis. Je vous parle de ceux qui luttent pour les droits humains, ce qui est une chose distincte de la seule Maison des migrants.

Nous avons aussi un collectif qui s’appelle Forum migrations. Bien que nous y participions en tant qu’église, il ne relève pas de l’Église mais de beaucoup d’autres organisations.

Depuis combien d’années existe la Posada Belén, la Maison des migrants de Saltillo, Coahuila ?

Depuis l’année 2000. Après l’ouragan Mitch. Maintenant, Ika, j’émets une critique : les gouvernements ne servent à rien — quand je l’entends dire ça, je suis prise d’un rire un peu moqueur, car il a tout à fait raison —, les consulats sont tout sauf sérieux et engagés, ils ne se soucient absolument pas de ce que vivent les migrants.

Père, ici c’est la même chose et, en plus, ils sont profondément racistes. C’est uniquement parce qu’ils ne peuvent pas déporter eux-mêmes leurs compatriotes qu’ils ne le font pas. Le pire drame qui soit pour les migrants sans papiers, aux États-Unis, ce sont les fripouilles des consulats de leurs pays d’origine.

La Maison du migrant à Saltillo est destinée tout particulièrement aux migrants d’Amérique centrale ; il y a des maisons dans le sud, à Tapachula et Tabasco, mais les maisons de la frontière nord et nord-ouest, comme celles de Tijuana, Mexicali, Agua Prieta, Reynosa Ladero, s’occupent des déportés. Pour ce qui est de la période du gouvernement d’Obama le nombre dépasse déjà les trois millions de déportés. Cela pour vous dire que mon domaine spécifique, ceux dont je m’occupe surtout, ce sont les migrants d’Amérique centrale qui sont les plus nombreux à venir à Posada Belén.

Est-ce que les attaques des Zetas [8] sont fréquentes contre la Posada Belén ?

Ils ne nous ont jamais laissés tranquilles. Il y a trois ans, ils ont fait irruption et ont emporté les ordinateurs et puis ils ont tenté d’enlever dans leurs camionnettes un volontaire allemand qui était avec nous et des migrants. Une autre fois, ils sont entrés avec leurs « cornes de bouc » (kalachnikov) et nous ont menacés. Par décision de la Commission interaméricaine des droits humains, nous sommes censés bénéficier de protection à l’intérieur de la maison mais quand ces individus arrivent, comme par hasard, il n’y a personne pour nous protéger. Ils sont de connivence ou c’est juste une coïncidence.

Vous voulez dire que les policiers ne sont pas là 24 heures sur 24 ?

Ils devraient être là mais ce n’est pas le cas. Maintenant tout le nord-est, Coahuila, Nuevo León et Tamaulipas, est le territoire de prédilection des Zetas, c’est leur paradis. Tamaulipas est un cimetière de migrants et c’est là que se situent les maisons de sécurité du crime organisé.

Vous avez été menacé de mort l’année dernière.

Presque tous les ans, vous savez. L’année dernière j’ai dénoncé l’assassinat d’un migrant, alors quelqu’un nous a menacé de mort par téléphone. Les menaces de mort au téléphone et les insultes de toutes sortes sont nombreuses.

Vous avez des gardes du corps ?

Absolument pas. Mais bien sûr nous, les membres des organisations qui collaborons, avons un code de conduite, nous ne pouvons pas faire comme si de rien n’était et être naïfs.

Combien de personnes par jour recevez-vous à la Posada Belén ?

200 chaque jour, du Nicaragua, du Salvador, du Honduras et du Guatemala ; par semaine entre 400 et 600 personnes dont 70% viennent du Honduras. Je vous parle d’adolescents qui ont entre 13 et 18 ans.

Et des enfants ?

Également. En ce moment même, j’ai aussi des bébés. Au moment de Noël, sont arrivées 5 familles, par un froid de 5 degrés en dessous de zéro. Ils sont de La Ceiba, Honduras. Avec des bébés de 5 et 6 mois. Et des enfants. En ce moment il y a une quinzaine de femmes.

Des enfants qui voyagent seuls ?

Certains oui ; la plupart viennent avec leurs parents. Une famille complète est arrivée du Guatemala, le papa, la maman et trois enfants.

Combien de temps restent-ils chez vous ?

Vous savez, Saltillo est la dernière frontière, la dernière oasis qu’ils peuvent rejoindre. Chez nous arrivent tous ceux qui ont été frappés, séquestrés, mutilés. C’est la dernière chance qu’ils ont de se remettre. Nous avons un service pluridisciplinaire, de santé, d’assistance juridique, d’assistance psychologique et humanitaire.

Alors, à Saltillo, nous enfreignons les règles de tolérance ; nous ne leur disons pas qu’on les garde 3 ou 5 jours ; nous avons toute une équipe qui analyse la situation des migrants et qui décide s’ils peuvent rester un mois. Par exemple, en ce moment même, nous avons un malade qui est là depuis quatre mois et nous ne pouvons ni ne voulons le mettre à la porte ; il a perdu la mémoire, il semble qu’il soit du Honduras mais qu’il n’ait pas de famille là-bas, pas plus qu’aux États-Unis. Il a été frappé, il souffre beaucoup presque tous les jours, il a un grave problème de poumons et de cœur. Il lui faudra sans doute un an pour que son état se stabilise.

Toute personne qui arrive ici est prise en charge par l’équipe et jusqu’à ce qu’elle soit totalement rétablie nous n’autorisons pas sa sortie.

C’est à Saltillo qu’arrive la Bestia [la Bête] ? Elle passe par Coahuila ? — La Bestia, c’est le train de la mort pour les sans papiers [9].

La Bestia arrive jusqu’à Veracruz, d’où partent d’autres trains ; ici arrive le train de la compagnie Kansas dont le centre opérationnel se trouve dans le District fédéral.

Mais la majorité arrive en train, nous pourrions dire qu’ils descendent de la Bestia et montent sur des trains d’autres compagnies.

Oui, ils arrivent tous en train, cachés dans les wagons, dans des trains semblables à la Bestia.

Vous pourriez m’expliquer, s’il vous plaît, ce que veulent dire « les quatre territoires maudits de la terreur ».

Oui, nous divisons le territoire mexicain en territoires de la terreur. Là où nous situons les événements les plus sanglants concernant le sort fait aux migrants. Le territoire le plus barbare est le sud-est : le triangle de la mort, Chiapas, Tabasco, Veracruz et Oaxaca.

C’est là où ont eu lieu quantité d’enlèvements et d’agressions de migrants. Viendrait ensuite le territoire du District fédéral où ces mêmes migrants sont pourchassés par des officiers du gouvernement fédéral qui veulent les expulser de ce territoire, qui attendent qu’ils descendent du train pour les tabasser et leur extorquer de l’argent.

Ensuite vient le territoire du centre du pays, l’État de Guanajuato, plusieurs villes de cette zone : Escobedo, Salamanca. Celui qui les traverse et en ressort vivant est un être vraiment béni de Dieu.

Ensuite le territoire du Nord-Est, où se sont produits les derniers massacres ; ici, nous avons le pire du crime organisé qui est extrêmement sophistiqué, une véritable entreprise, avec des banquiers, des éleveurs, des membres du gouvernement, des policiers. C’est vraiment une corruption à grande échelle. Ce que je veux dire c’est que tout le trajet du train est la route de la mort des migrants.

Je souhaite que sur ce parcours se créent plus de Maison des migrants pour pouvoir les protéger.

Avez-vous pu, grâce à la Maison des migrants, sauver des migrants séquestrés ?

Ils arrivent chez nous quand ils ont pu s’échapper ou qu’ils ont payé la somme que leur demandent leurs ravisseurs. Une fois, nous avons tenté un sauvetage mais la vérité c’est que la plupart arrivent chez nous quand ils ont payé la rançon, qu’ils ont été frappés, torturés, mutilés.

Cette question je l’avais notée mais vous y avez déjà répondu au cours de l’entretien : je voulais savoir si les autorités sont impliquées dans le trafic des migrants.

Bien évidemment, car dans le cas des massacrés des 72, les migrants ont été séquestrés dans le sud et ils ont dû marcher, dans un convoi du crime organisé, sur 2500 à 3000 kilomètres et passer des centaines de postes de contrôle de police. Ils n’ont jamais été arrêtés, ils sont passés librement et va-t-en savoir qui a payé les policiers.

Comment sont-ils arrivés jusqu’à San Fernando, alors que c’est une zone fortement militarisée ? Personne n’échappe à la Police fédérale. Les personnes qui vont aux États-Unis chercher de la marchandise ne lui échappent pas. Comment a pu lui échapper un convoi de 72 migrants ? Il y a eu obligatoirement une très grande complicité.

C’est une organisation gigantesque qui compte des chauffeurs de taxis, des policiers…

Oui, des passeurs, des hôteliers, des personnes du gouvernement, des agents des polices d’État, de la police fédérale, des personnes, même, de la communauté qui profitent des migrants, et les négocient.

C’est pour cela que nous insistons : il ne faut pas confondre la Maison des migrants avec d’autres maisons où l’on escroque les migrants et les fait disparaître.

Père, que fait le PGR, les services du Procureur général de la république ?

Le PGR, mon Dieu ?! J’aimerais savoir pourquoi nous ne pouvons jamais nous entendre. Nous leur avons demandé des rapports sur les personnes séquestrées et les disparus et ils ne nous en ont pas remis un seul.

Le Père Solalinde me disait justement la même chose : que la PGR ne communique même pas ses rapports.

Ce sont des rapports très polis, très accommodants, vous savez.

Comment ça se passe avec Peña Nieto [10], que fait-il dans ce domaine ?

Ne me parlez pas de lui. Il ne s’est jamais intéressé aux migrants, jamais. C’est un type qui est acheté par son parti et attaché à regagner le terrain que son parti, le PRI, a perdu les années précédentes. La question des migrants ne figure même pas dans son agenda.

Non, ce n’est pas une priorité. Comme nous le disons ici, ça ne paie pas.

Comment se présente le problème des visas pour les migrants ?

C’est précisément un problème car l’attribution des visas est sélective, les visas pour raison humanitaire, sur lesquels nous travaillons, et les autres visas que délivre le gouvernement, selon les lois de l’immigration en vigueur, coûtent très cher ; ces gens n’ont même pas de quoi manger. Ils requièrent aussi des garanties morales et économiques et ces gens ne les ont pas, ils émigrent par nécessité. C’est pour cela que je vous dis que c’est un système sélectif.

Dans l’État de Coahuila on a trouvé récemment 300 dépouilles humaines. Que s’est-il passé là-bas ?

Oui, dans le nord. Ce sont quatre petits villages, qui ne comptent pas plus de 6 000 habitants, et c’est aussi un nid terrible de Zetas. Il y a trois ans a eu lieu un énorme massacre, d’au moins 300 personnes. C’est l’histoire des fosses que le gouvernement a occultée. La vaste hypocrisie du silence. Notre mouvement, qui s’occupe des disparus, a même rompu les relations avec le gouvernement car tout ce que le gouvernement a déclaré nous a paru une énorme tromperie et surtout il n’a pas respecté nos règles selon lesquelles les victimes et leurs dépouilles doivent être traitées dignement pour qu’on puisse les identifier. Non seulement on nous a trompé sur ce point mais on a utilisé des machines pour broyer les ossements, les dépouilles et rendre impossible l’identification.

Y-a-t-il parmi ces dépouilles celles de migrants ?

Je crois que la plupart de ces dépouilles sont celles de citoyens mexicains, des villages en question, qui se sont opposés au crime organisé.

Que ressent votre cœur d’enfant, de frère, d’homme, face ce désastre ? Car il y a un oubli total de la part du pays d’origine, du pays traversé et du pays d’arrivée.

Le Mexique est un pays d’origine, d’expulsion, de transit, de repli et de retour. De nombreux migrants qui passent par notre maison y sont déjà passés, parfois jusqu’à cinq fois. Encore et encore. Le Mexique est devenu un destin. À Monterrey, Saltillo, nous avons des communautés de honduriens surtout, qui cherchent du travail car ils ne veulent pas rentrer dans leur pays, soit par ce qu’ils y ont laissé la misère, soit parce qu’ils ne veulent pas retourner dans leur famille, soit parce qu’ils sont terrorisés à l’idée de rentrer et alors leur seul espoir est de rester ici et de trouver un travail misérable.

Mais cela crée un problème très grave car beaucoup d’entre eux sont recrutés par le crime organisé et deviennent des tueurs à gage. Ils sont faibles, vulnérables, de pauvres bougres qui bien souvent se mélangent aux délinquants, ils se sont même associés pour frapper leurs frères migrants. Il y a bon nombre de migrants honduriens dans les prisons, arrêtés pour avoir assassiné pour de l’argent ou de la drogue.

Vous êtes allé au Honduras ?

Oui, et j’ai été scandalisé. Là-bas, les militaires sont de sacrés parasites. Ils vivent sur le dos des citoyens, sont présents dans toutes les instances, au point que la ministre de la justice ne pouvait pas intervenir car le chef de la politique migratoire était un militaire. La violence, la corruption y sont épouvantables.

Et les consuls d’Amérique centrale ici, au Mexique ?

Je me suis entretenu avec eux — le ton de sa voix change, découragé, déçu, quand il parle des consuls — et même avec les ambassadeurs. L’ambassadeur du Guatemala, c’est la honte incarnée ! J’étais avec lui à Mexico au Sénat. Je lui ai demandé s’il irait à San Fernando quand a eu lieu le massacre des 72. Il m’a répondu : « Non, c’est très loin ».

La consul du Honduras, je l’ai amenée ici de force : au lieu de parler de leurs problèmes avec les migrants, elle leur a dit qu’elle avait beaucoup de problèmes chez elle, car elle n’avait ni eau chaude ni air conditionné. Est venu ensuite l’ambassadeur du Honduras qui, lui aussi, ne leur a dit que des bêtises.

Avec l’ambassadeur du Nicaragua, nous avons eu une vive discussion car il a prétendu que le Nicaragua était désormais un pays super développé, qu’émigrer n’était plus nécessaire. Je lui ai rétorqué : Mince alors ! Que dites-vous du million de Nicaraguayens qui vivent au Costa Rica ?

Père, voulez-vous ajouter quelque chose ?

Non, arrêtons nous là, c’est trop triste de parler de tout cela.

Je garde en mémoire votre phrase sur les migrants. Comment c’était déjà ? « Le migrant est un mort qui marche, sans nom et sans sépulture. » Merci de m’avoir accordé du temps et merci pour la lutte que vous menez.

De rien, prenez soin de vous et que Dieu vous bénisse.


 Dial — Diffusion de l’information sur l’Amérique latine — D 3304.
 Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
 Source (espagnol) : Adital, 22 avril 2014.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, la traductrice, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

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[1Sur ce point, voir, en espagnol, « MÉXICO - Un Estado fallido planificado »

[3Une posada est une auberge — NdT.

[4Saltillo est la capitale de l’État de Coahuila, au nord du Mexique. C’est la vingtième plus grande ville du pays — note DIAL.

[5Les braceros, de brazo (bras) en espagnol sont des manœuvres, dans ce cas précis, des ouvriers agricoles qui passaient la frontière des États-Unis pour y travailler. Le programme Bracero renvoie à une série de lois mises en place à partir de 1942 (et en vigueur jusqu’en 1964) et octroyant un certain nombre de permis de travail temporaires à des ouvriers mexicains d’abord du fait des besoins en main d’œuvre occasionnés par la guerre mais qui se prolonge près de 20 ans après la guerre.

[6le film de Diego Luna intitulé Cesar Chavez est sorti fin mars 2014 aux États-Unis, il n’est pas encore sorti en salles en France.

[7Felipe Calderón a été président entre 2006 et 2012 — note DIAL.

[8Un groupe de narcotraficants — note DIAL.

[10L’actuel président du Mexique — note DIAL.

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