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DIAL 3329

Le bien vivre à la campagne et à la ville

Raimundo Laugero

lundi 15 juin 2015, mis en ligne par Dial

Comme le savent bien les zapatistes au Chiapas, ou les paysans de l’assentamento Nova Conquista au Brésil [1], le travail de la terre est souvent une pièce maîtresse dans les processus de construction, de maintien ou de reconstruction de formes autonomes d’existence. Le texte ci-dessous souligne de même le rôle nécessaire de l’agriculture pour avancer vers le bien vivre. Raimundo Laugero est militant du Mouvement national paysan indien (MNCI/CLOC/Vía campesina), professeur à l’école paysanne d’agroécologie, producteur agroécologique et ingénieur agronome. Il est devenu en 2014 directeur de la Préservation de la production artisanale au sein du Secrétariat de l’agriculture familiale (ministère de l’agriculture, de l’élevage et de la pêche). Texte publié sur le site d’ALAI le 30 juillet 2014.


Il y a deux façons de ne pas souffrir un enfer. La première est simple : l’accepter et en devenir partie intégrante, au point de ne plus le voir. La deuxième est dangereuse et exige attention et apprentissge : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, lui donner un espace… – Marco Polo (selon Italo Calvino, dans Les villes invisibles)

Il y a plusieurs années que je vis dans une petite ferme agroécologique, dans l’ouest de la République argentine, dans une communauté rurale où Vía campesina [2] est bien implantée.

Je me rends régulièrement à Buenos Aires, traversant le pays d’ouest en est, passant par des régions arides, semi-arides et de pampa humide. Je parcours des yeux, de la fenêtre du bus, des zones rurales appauvries, de grands espaces de terre sèche à l’abandon, pour arriver ensuite à la pampa humide où l’on aperçoit à peine âme qui vive (une seule personne peut travailler sur 500 hectares de soja, et le développement technologique a pour objectif d’atteindre les 1000 hectares).

Avant de descendre du bus à Buenos Aires, c’est la Villa 31 [3] qui nous accueille ; presque une ville d’exclus, la plupart d’entre eux enfants de paysans et de paysannes expulsées de l’intérieur du pays, mais aussi du Paraguay (j’achète bien sûr quelques chipas [4] dans la rue), de Bolivie, du Chili… Près de là un hypermarché, qui, avec d’autres semblables, contrôlent presque 80% de ce qui est consommé, et les grands groupes associés (27 entreprises), le même pourcentage de la production des aliments.

L’Argentine est un pays avec une grosse tête (93% de la population est urbaine, dont un tiers vit à Buenos Aires) et un petit corps (7% de population rurale).

De là me viennent quelques propositions pour avancer de façon positive sur le chemin du « bien vivre », ce qui implique de renforcer la cohésion sociale, les valeurs communautaires, la participation active des individus aux décisions importantes, dans le cadre du respect de la diversité et des limites des écosystèmes, c’est à dire en harmonie avec la Terre mère.

Voici quelques idées-forces qui peuvent aider à marcher vers cet horizon.

a) Le retour à la campagne. L’idée de la croissance occidentale a considèré que le développement des pays étaient associés à un taux élevé de population urbaine à partir de laquelle on pouvait obtenir une force de travail spécialisée liée à l’industrie, aux services, à la finance. Après les crises systémiques du capitalisme, avec en particulier la désindustrialisation qui a résulté des politiques néolibérales, des secteurs importants se sont retrouvés exclus du système et ont rejoint les secteurs marginalisés. Ce processus a eu aussi son corrélat à la campagne, où l’accent mis sur l’option urbaine, mais aussi l’emprise croissante du capital financier sur les biens naturels et la production d’aliments, décuplée par la technologie, a créé de grands zones rurales désertes. Dans d’autres zones, la pression sur la terre et l’eau oblige les exploitations agricoles familiales à être en permanence sur le qui-vive défensive et à consacrer une grand partie de leur énergie pour résister, et non pas pour produire, commercialiser, s’approprier des technologies…

Compte tenu de la crise alimentaire, des données sur le réchauffement global, la crise énergétique, les inégalités sociales, nous pouvons affirmer que cette conception du développement, mise en avant à partir des années 80, est loin d’être une option.

L’équilibre territorial, l’occupation réelle du territoire, la consommation d’énergie sont autant d’impasses de ce paradigme, rendant possible une discussion d’égal à égal entre les pays à fort pourcentage de population rurale qui cheminent vers le « bien vivre » et les pays un temps considérés comme développés. On ne peut se penser en harmonie avec la nature sans démocratiser l’accès à la terre et aux moyens de production, afin de démocratiser aussi la production d’aliments.

b) L’autoproduction d’aliments comme forme de refondation culturelle. Redéfinir quelle partie de la production d’aliments est destinée à l’autoconsommation familiale constitue, en plus d’une décision concernant la production et son utilisation dans par l’unité paysanne, une décision en faveur d’une autonomie relative vis-à-vis de l’industrie agroalimentaire. Cette idée, dont l’application semble, à la campagne, plus ou moins facile, a aussi son corrélat dans les villes. Il existe dans le monde près de 800 millions d’agriculteurs urbains. Il est évident que, lorsqu’existent des politiques publiques en ce sens, les potagers urbains fleurissent, et non seulement en périodes de crise, quand le potager devient un moyen de subsistance.

C’est alors aussi une manière de construire le bien vivre. Le contact avec la nature, par le travail de la terre et la production d’aliments est, en substance, le lien avec la Terre mère, même au milieu de grands immeubles, ou sur un balcon. Sans tomber dans le romantisme, un lien se crée lorsqu’on travaille les pieds (ou les mains) dans la terre.

c) La connaissance mutuelle des producteurs et des consommateurs. Une des logiques qui s’est perdue, avec l’avancée des supermarchés, est de reconnaître ceux qui produisent les aliments. Le contact de la majorité des personnes avec le producteur de tomates se fait par le biais d’une publicité montrant une belle femme qui sert un beau plat de spaghettis à la sauce tomate à son beau mari qui atteint en le savourant un état proche de la félicité.

Reconnaître les véritables acteurs c’est donc se reconnecter et communiquer. Marchés populaires, coopératives de consommateurs, ventes directes, foires de producteurs sont quelques-unes des formes qui doivent se multiplier, par l’initiative populaire et avec un fort soutien de l’État.

d) La réduction des intrants chimiques sur la voie de l’agroécologie. Si l’on a en tête que les personnes sont ce qu’elles consomment et qu’un sol et des aliments sains, ce sont des femmes et des hommes en bonne santé, il est clair que l’on est face à un grave problème… L’industrie agroalimentaire ne peut pas se développer sans l’usage d’intrants toxiques (insecticides, herbicides, fongicides, biocides, engrais de synthèse). Un grand nombre d’études démontrent la relation entre la proximité d’avec les zones de fumigation et la progression de diverses maladies chez les populations concernées. Mais tout aussi grave est la relation avec les niveaux de toxicité dans le corps liés, non à l’exposition directe, mais simplement à la consommation (surtout dans les secteurs populaires – les classes aisées trouvent des alternatives de consommation plus « saines », inaccessibles aux premiers).

L’agroécologie a démontré que c’est une forme de production qui peut alimenter les populations, qui favorise l’enracinement rural, le respect de la nature et la cohésion communautaire… C’est, en outre, un mode de production qui réduit la prolétarisation rurale : il favorise le développement d’espaces de liberté et de tranquillité et le passage des relations de production capitaliste à la seule dépendance envers soi-même, la famille ou la communauté.

Il faut préciser que le bien vivre n’est pas un retour vers un passé idéalisé (sans supermarchés, sans villes, sans technologie, sans universités), mais une façon de répondre aux problèmes de la société contemporaine et une responsabilité historique, en ouvrant des espaces à la connaissance, à la technologie, à la politique, en faisant du dialogue et de la pluralité des savoirs une priorité.

Dans mon cas, je continuerais à vivre dans la ferme agroécologique ; il faut juste modifier le suite du récit de mes voyages en bus.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3329.
 Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
 Source (espagnol) : ALAI, 30 juillet 2014.

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[2« Vía Campesina (la « voie paysanne » en espagnol) est un mouvement international qui coordonne des organisations de petits et moyens paysans, de travailleurs agricoles, de femmes rurales, de communautés autochtones d’Asie, des Amériques, d’Europe et d’Afrique. » (Notice Wikipédia – note DIAL

[4Les chipas, ou pains de fromage, sont des petits pains ronds au fromage à base de farine de manioc – note DIAL.

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