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DIAL 3439
BRÉSIL - Procès de l’assassinat du Père Gabriel Maire : le juge Pedro Valls Feu Rosa annonce la prescription
lundi 29 janvier 2018, mis en ligne par
Le prêtre français Gabriel Maire est assassiné au Brésil le 23 décembre 1989 [1]. Un procès s’ouvre l’année suivante [2]. En octobre 2017, le juge Pedro Valls Feu Rosa, chargé du dossier, a annoncé à contrecœur la clôture du procès pour prescription. Nous publions ici la traduction de l’intégralité du discours fait par le juge à cette occasion.
État de l’Espírito Santo
Pouvoir judiciaire
Tribunal de justice
Cabinet du juge Pedro Valls Feu Rosa
Procès n° 0023600-20.1998.0.0035
Décision
France, 1er août 1936. Naissance de Gabriel Félix Roger Maire. Dès sa plus tendre enfance sa vocation pour le service de la religion se manifeste. C’est ainsi qu’à l’âge de 12 ans il a poussé les portes d’un séminaire. Quelques années plus tard le voici ordonné prêtre, en 1963.
Je n’ai pas eu l’honneur de le connaître personnellement. Mais, en contemplant son œuvre, je puis affirmer sans crainte de me tromper que si un mot peut décrire son apostolat, c’est le mot « force d’âme » – tout au long de son cheminement on a remarqué ses positions fermes contre les injustices et les abus de l’État. De la torture à la corruption, du laisser-faire au manque d’attention, chaque manquement des puissants devenait immédiatement la cible de la sainte colère de ce prêtre remarquable.
Ce n’est pas un hasard si, rapidement, il allait être choisi comme secrétaire général du « Mouvement populaire des citoyens du monde » où se retrouvaient tous ceux qui, indépendamment de leur confession, conviction politique ou nationalité, armés de leur seul courage citoyen, voulaient simplement dire « non » – non à l’oppression, non aux armements, non à la misère morale et matérielle.
Le 2 octobre 1980 il a quitté une vie confortable dans son pays pour venir continuer son voyage à Porto de Santana – un lieu alors très pauvre – différent en tout de l’éclat de la Ville-Lumière qu’il a laissée derrière lui avec tant de dévouement.
Dans cette nouvelle phase de son apostolat il se trouva confronté avec ce qui allait être son ennemi le plus redoutable : le mal infiltré dans les institutions, quelque chose que nous pourrions dénommer avec justesse : le « crime organisé ».
Mais il n’a pas reculé, notre prêtre si désintéressé. Il ne s’est pas laissé intimider. Presque témérairement, il s’est lancé à la défense des opprimés, cherchant à les conscientiser et à les organiser. Avec tout son cœur il a dénoncé les pratiques ténébreuses de la corruption.
Ne tarderont pas à arriver ici et là les habituelles « menaces de mort », encore si communes dans ce pays, bien qu’il se soit déjà écoulé quatre décennies [3]. On imagine ce que cela devait être en ces jours si sombres !
Ce furent des messages, des coups de fil et des intimidations les plus diverses, mais notre prêtre n’a pas reculé d’une semelle – entre l’éclat de la « Ville-Lumière » et l’obscurité des périphéries d’un endroit aussi délaissé, il a choisi ces dernières. Avec abnégation, il a choisi d’y rester.
Et voilà que, le 23 décembre 1989, le Père Gabriel Félix Roger Maire est assassiné. Il tombe, victime d’un tir bien ajusté qui l’atteint dans la partie gauche de son thorax.
Ce fut cela la « récompense » du Brésil pour un prêtre dont l’unique péché avait été de chercher à être une lumière pour ses enfants. C’est ainsi que notre patrie a remercié celui qui est arrivé, apportant dans ses bagages, non pas le mal et la convoitise, mais simplement une immense volonté d’aider !
Cependant, ce ne serait pas la dernière indignité que notre pays pratiquerait contre ce prêtre. Il y manquait quelque chose : que ses bourreaux demeurent impunis, que, poursuivi par les ricanements des mauvais, son esprit continue à s’exclamer, avec les vers de Castro Alvez :
Justice, ô Justice,
Où es-tu, que tu ne répondes pas ?
Dans quel monde, dans quelle étoile te caches-tu ?
Oui, il manquait l’impunité la plus abjecte pour que soit complète la vindicte du mal que tu as osé défier. C’est ainsi que, au terme de 28 longues années, m’est confié le triste rôle de dire à la société que le pouvoir judiciaire ne donnera aucune réponse finale à propos de ce crime. C’est à moi qu’est revenu le devoir humiliant d’annoncer que tout était vraiment prescrit.
J’aimerais, pour des raisons que j’exposerai plus loin, que ceci ne soit pas vrai. Qu’il n’y ait pas prescription. Mais je dois m’incliner devant la froideur de la loi.
J’avoue que j’ai tenté de donner une interprétation extensive de l’article 116 du Code pénal selon lequel le délai de prescription ne s’applique pas « lorsque n’est pas résolue, dans un autre procès, la question de quoi dépend la reconnaissance de l’existence du crime ».
Il est clair cependant qu’il n’y a pas d’autre procès, tout au plus y a-t-il eu une demande de nouvelles enquêtes. Outre cela, l’existence du crime n’a jamais cessé d’être reconnue dans ces dossiers, mais on a seulement et uniquement discuté s’il s’était agi d’un crime commandité ou d’un vol associé d’un homicide, c’est-à-dire, de quelle définition juridique lui donner.
J’ai tenté, également, de soutenir que la prescription n’avait pas encore lieu du fait que ce procès était resté en suspens durant neuf épouvantables années et vingt-et-un jours.
Cependant le Tribunal fédéral suprême (TFS), dans une décision que l’on doit à son illustre doyen, a déjà précisé que les causes d’interruption du délai de prescription n’admettent pas de contestation, ni d’allongement du délai.
Vérifiez :
Les causes qui peuvent interrompre la prescription pénale – définies comme n’admettant pas de contestation, en numerus clausus, dans l’article 117 du Code pénal – sont assujetties au régime de droit strict, ne comportant, en conséquence, ni ajout ni extension analogique (Habeas Corpus n°69.859, Juge Celso de Mello)
Oui, j’ai essayé. Diverses interprétations auraient pu être adoptées, qui auraient transformé la triste réalité qui m’est présentée dans ces dossiers. Mais le fait est que ces interprétations, contraires aux lois et à l’orientation du TFS, n’auraient fait que prolonger – sous une forme inutile et cruelle, j’insiste – la souffrance de la famille de la victime et l’angoisse des gens de bien de notre société.
C’est une ironie du sort que ce procès m’ait été confié. Je suis en effet peut-être le seul juge brésilien en mesure d’évaluer parfaitement l’étendue de la douleur des parents de la victime – l’ayant expérimentée moi-même, à deux reprises.
Je m’explique : le 8 juin 1990 mon oncle regretté, José Maria Miguel Feu Rosa, alors maire d’une des plus importantes communes de cet État, a été assassiné par balles, en même temps que son chauffeur. Ma famille est passée, au fil des années, par un calvaire difficile à décrire.
Nous avons lutté, pendant des années de suite, pour qu’un simple jury soit désigné. Nous en sommes venus à aller au Conseil national de justice, réclamant des mesures – qui ont été adoptées, c’est vrai. Cependant, tout est resté impuni ! Prescrit !
Je comprends donc la douleur de la famille du Père Gabriel. Est resté dans ma mémoire le regard perdu et sans éclat de mon regretté père quand il a appris, sur son lit de mort, que le jugement des accusés de l’assassinat de son frère avait été à nouveau ajourné. Cette scène, ajoutée aux années de souffrance et de menaces dont j’ai été témoin et que j’ai vécues, blesse, non pas le corps, mais l’âme. Et la blesse pour toujours.
Ce n’a pas été l’unique personne chérie que ma famille ait perdue du fait du crime. Le 28 septembre 1996, Divino Rosa Vecci, est tombé, victime d’une balle dans la nuque, tirée en plein comice, en présence de centaines de personnes. Cela paraît absurde, mais ce délit est resté lui aussi impuni ! Un de plus qui a pris lui aussi le seul chemin des archives !
Aujourd’hui est donc l’un des jours les plus tristes de ma vie. Un jour de déni de ma profession – de réflexion aussi, et de désillusion, sur mon rôle dans cette vie. Je suis là, juge dans un Tribunal de justice, dont la famille a été abandonnée par le pouvoir judiciaire, et qui, de manière abjecte et par deux fois, a été obligé d’infliger une douleur identique à la famille d’un prêtre dont l’unique crime a été de venir au Brésil pour chercher à semer le bien.
C’est avec le cœur lourd, je le confesse, que j’ai lu et relu chaque page de ce procès. J’en suis même arrivé à essayer de chercher un semblant de réconfort moral en mémoire de la victime dans la version consistant à dire que cela aurait été une simple attaque à main armée, un vol associé d’un homicide !
Cependant, je n’y suis pas arrivé. Au final, comment expliquer que j’ai découvert, à plusieurs reprises, l’existence de noms qu’on retrouve dans d’autres procès pour homicides, tous liés au crime organisé ? J’ai découvert, ici aussi, la pratique si commune de faire disparaître les témoins – jusqu’à une fillette – la fille d’une dame qui avait témoigné.
Comment tout cela aurait pu être, mon Dieu, un vulgaire braquage ? Il faut voir d’ailleurs comment meurent les gens assassinés des procès en lien avec le crime organisé ! Comment expliquer autrement, j’insiste, la répétition des mêmes modes opératoires et des mêmes noms ? L’élimination de témoins ? Sinon, que penser d’un braquage au cours duquel les voleurs n’ont même pas emporté la montre ni retourné les poches de la victime. Quant à la Fusca – voiture populaire – qui aurait été si facile à vendre ? Pourquoi l’ont-ils laissée ?
C’est ainsi que, le 9 octobre 1991, le Tribunal de justice déclare suspendu le procès, afin que soit avéré le crime commandité et voilà que 48h plus tard sort un verdict statuant qu’il s’est agi d’un vol suivi de mort.
Une année plus tard, une nouvelle décision du Tribunal de justice décide de la conduite d’une enquête policière pour finir d’attester qu’il s’agit d’un crime commandité. Et de cette enquête, on n’a aucune nouvelle. Tout disparaît dans les « limbes juridiques », lieu destiné à abriter les affaires épineuses jusqu’à ce qu’elles soient prescrites.
Comment peut-on, mon Dieu, en voyant tout cela, penser qu’il se soit agi d’un vulgaire braquage ?
En disant cela, je ne critique pas ceux qui, de bonne foi, ont ignoré les avis des experts et ont soutenu la version du vol associé d’un homicide. En fin de compte, personne n’a le monopole de la vérité. S’ils ont agi de bonne foi, que leurs convictions soient respectées. Simplement, je note le fait qu’il s’agit ici d’un crime à analyser dans le cadre plus large que constitue la répétition de noms et de pratiques que l’on retrouve dans d’autres crimes pratiqués contre ceux qui combattaient divers maux – assassinats qui, à un moment ou à un autre, ont aussi été qualifiés de braquages suivis de mort.
Quoi qu’il en soit : s’il y avait un doute, que le cas soit présenté à un jury d’assises, comme l’a déterminé à plusieurs reprises le Tribunal de justice. Mais même cela n’a pas eu lieu : nos institutions juridiques n’ont pas été capables, durant ces 28 ans, de réunir un jury d’assises !
Ce n’a pas été un cas exceptionnel, bien au contraire – simplement un cas emblématique dans une triste série.
Il y en a qui, vu le nombre de cas d’impunité qui affligent mon pays, font porter la faute à nos lois et à leur formalisme. Mensonge ! Mensonge cynique ! Il n’y a pas au monde de Code juridique qui puisse retarder un procès pendant des décennies d’affilée !
Coïncidence intéressante : est conduite à l’heure actuelle au Brésil une vaste opération judiciaire baptisée « Lava-Jato », visant à combattre les soi-disant réseaux de corruption qui impliqueraient des membres de l’élite politique et du monde des affaires brésiliens.
En à peine 3 ans, un juge unique, alors même qu’il avait face à lui les cabinets d’avocats les plus grands, les meilleurs et les mieux payés, formés à tirer parti de tous les méandres de la loi, a prononcé 34 jugements comprenant 170 condamnations contre 109 accusés puissants, à un total de 1 680 ans, 3 mois et 25 jours de prison. Pendant cet intervalle, il a ainsi récupéré pour l’État fédéral quelque 3 milliards de réaux.
Je ne sais pas si ces verdicts sont avérés ou erronés, justes ou injustes. Je n’ai pas lu les dossiers de procédure et ce n’est pas à moi d’analyser ces jugements. Mais il me revient par contre, vu la responsabilité qui incombe à ma fonction, de noter qu’ils existent. Contrairement à ce que l’on attendait, ils ont été prononcés dans des délais convenables.
Il est de mon devoir aussi de noter, même en tant que citoyen, que le Code de procédure pénale utilisé par le juge Sérgio Moro à la 13e Cour fédérale de Curitiba est le même qui est utilisé dans tout le Brésil. C’est la même loi procédurale qui régit les actes de tous les juges brésiliens.
Je me dois, en tant qu’ancien président d’un Tribunal de justice et l’un de ses membres les plus anciens, de questionner ce contraste choquant avec l’impunité humiliante que la lenteur nous amène. Comment l’expliquer ?
Préoccupé par un tel désastre, j’ai pris une initiative le jour de mon investiture comme président du pouvoir judiciaire : j’ai fait afficher sur la porte d’entrée du Tribunal de justice des panneaux indiquant la liste des procès en cours et de quand ils dataient – initiative que j’avais déjà adoptée des années auparavant dans mon propre cabinet.
Étaient ainsi affichés des panneaux qui listaient les procès en cours pour les affaires d’attaques à main armée, de corruption, de malversations, de torture et de pédophilie. Ces listes avaient pour but de favoriser la vigilance de la population.
J’ai pris la peine de créer sur le site du Tribunal de justice une page « Où en sommes nous ? » sur laquelle étaient listés les procès les plus emblématiques et expliquée au public la situation détaillée de chacun d’entre eux.
Je croyais et crois encore, qu’à partir d’un tel mécanisme, il serait possible, par la vigilance exercée par la société, d’éviter des situations d’impunité honteuse, comme celle du procès que nous jugeons aujourd’hui, ou plutôt que nous avons laissé se recouvrir de la poussière du chemin.
Je pensais, comme je pense encore, que créer des tribunaux et des secteurs spécialisés pour les délits d’impact majeur et d’intérêt social donnerait un nom, un visage, une responsabilité personnelle à toute lenteur éventuelle, la rendant ainsi moins probable.
À l’époque cependant s’exprimaient surtout ceux qui trouvaient cette transparence superflue de même que la création de secteurs spécialisés pour les cas plus graves.
J’ai attendu en silence, patiemment, et aujourd’hui, après bien des années, je repose la question : qu’en est-il des jugements ? Aujourd’hui, contemplant dans ces documents l’image du cadavre du Père Gabriel Maire je redemande : qu’en est-il du jury d’assises ?
Et maintenant, repassant dans ma mémoire tous les grands procès pour des affaires d’attaque à main armée et de corruption qui dorment là, dans les limbes judiciaires, je redemande : qu’en est-il des jugements ?
Veuillez m’excuser de me répéter, mais si tout cela n’était pas nécessaire, où sont les jugements ?
Cela remonte déjà à 2007, alors que je me consacrais à la même affaire, qui était déjà vieille de 18 ans, j’avais écrit ces lignes :
En vérité, l’unique explication plausible de cette lenteur honteuse, c’est la peur, alliée à la carence notoire de sécurité et d’indépendance de la justice de l’État. La peur de subir des représailles, la peur d’être victime de « pièges » et de calomnies. Peur de voir sa tranquillité et son honneur entamés par l’audace de la violence. La peur de mourir même.
Je n’ignore pas à quel point est mal protégée la tranquillité physique et même morale du Brésilien jouant un rôle public. Mais ceci ne justifie pas l’omission. Je ne vais pas non plus rabaisser le débat en mettant la responsabilité sur X ou Y. Ce débat doit rester digne, car il est sérieux.
En fait, tout au long des 18 dernières années, que n’avons-nous pas vu dans l’Espírito Santo ! Notre société humiliée par des crimes barbares comme ceux que nous examinons aujourd’hui. Et le règne de l’incurie. Les quelques autorités non conformistes contestataires, de bonnes gens taxées parfois de folie subissent menaces, accusations fausses, représailles les plus viles, soit physiques soit morales, au su et au vu de tout le monde. Et le vainqueur, c’est la peur, sous forme d’obstructions et d’ajournements successifs.
Pendant ces 18 ans, combien de gens pacifiques ont pris des risques par leurs dépositions percutantes et courageuses. Et ils se sont « cassé la figure » et se sont sacrifiés pour rien, victimes des carences de l’État. D’ailleurs, en lien avec cela, notre État en a été réduit à subir l’humiliation d’une « intervention blanche ».
Ce n’est pas pour autant que la lenteur des procès s’est accélérée. Ceci est honteux.
Par contre, notre justice est très rapide pour condamner à la prison un malheureux qu’on a accusé de tentative de vol de bicyclette. Le pouvoir judiciaire ne peut être un lion devant des moutons et un mouton devant des lions. Nous sommes la dernière ligne de défense de la société. Nous ne pouvons pas être court-circuités.
Notre pouvoir a d’excellents juges dans ses rangs : ils travaillent de manière raisonnable, respectent les horaires et sont d’un bon niveau. Ce sont des gens de bien, mais cela ne suffit pas, il faudrait qu’ils soient les gens « du bien », des juges qui accomplissent leur devoir même en subissant menaces et représailles.
Il n’est pas acceptable que les rares qui s’exposent en accomplissant leur devoir voient leur vie, carrière et honneur abîmés, victimes de vengeances et de tentatives de disqualification cruelles et voient leurs efforts se solder par un échec à cause de la négligence des autres.
Il est triste de voir des gens de bien de cet État humiliés depuis deux décennies par le retour quasi journalier d’expressions comme « procès suspendus » « impunité » « crimes insolubles » « crime organisé » et d’autres du même acabit. Il faut que cela cesse.
Je tiens à dire que je n’appelle pas à « une croisade », ne suggère pas une quelconque « chasse aux sorcières » ni même en appelle à « condamner » une personne citée dans ces procès. Absolument pas. Que celui qui est innocent soit innocenté, que celui qui est coupable soit condamné – tout ceci avec respect et indépendance, de manière technique et jamais pyrotechnique. Mais qu’ils soient jugés. Ce que ce tribunal ne peut permettre, c’est la perpétuation honteuse des procès. Ceci souille notre institution, c’est une honte.
Je joins à ce jugement ce vœu, exprimé il y a dix ans, pour en conserver une trace. Dix ans ont passé ! Et je suis ici à décréter une prescription inadmissible. Une décennie a passé et il me faut à nouveau baisser la tête, en tant que juge, en tant que Brésilien, en tant que citoyen.
Et je me demande en ce moment : à quoi a servi la mort du Père Gabriel Maire ? À quoi ont servi sa lutte contre la corruption et son sacrifice ?
Le Forum économique mondial classe mon pays comme le cinquième le plus corrompu de la planète. J’écoute les cris de douleur et de faim des pauvres, victimes de cette insécurité juridique qui détruit toute économie nationale. Je visite les prisons et n’y rencontre que des anonymes des périphéries où l’État n’entre qu’à bord de chars d’assaut.
Père Gabriel Maire, à quoi a servi votre sacrifice ? Depuis votre mort, la situation n’a fait qu’empirer. Mais qu’aurait pu faire ce prêtre, en fin de compte ? Peu, très peu. Il faut pourtant garder présentes les paroles d’Abraham Lincoln : « L’éventualité que nous échouions dans notre lutte ne doit pas nous arrêter dans notre combat pour une cause juste » C’est vrai : en fin de compte, et comme l’affirmait James Baldwin, « tout ce contre quoi on lutte ne peut être transformé, mais rien ne peut être transformé avant de l’affronter. »
C’est ainsi que les lumières des idéaux de ce prêtre se sont trouvés projetées contre une obscurité que, docilement, beaucoup toléraient et tolèrent encore. Imaginez l’impact de cette bouffée d’air frais. Comme l’exprime un proverbe arabe bien connu, « les hommes sont comme les tapis, ils ont parfois besoin d’être secoués. »
Les mal intentionnés ont dit de lui qu’il était un fou, ce prêtre – il a échangé Paris en France, pour Porto de Santana, en Cariacica ! Oui, c’était un fou, mais de ceux qu’évoque George Bernard Shaw : « Nous avons besoin de quelques fous, regardez seulement où les gens normaux nous ont menés. » D’ailleurs, sur la folie d’essayer de lutter pour le bien, jamais ne résonnent aussi justes les propos d’Akira Kurosawa qui s’exclamait : « Dans un monde fou, seuls les fous sont sains. »
Et voici que, au milieu de tant de folie, le parcours de ce religieux est interrompu. José Ortega y Gasset disait déjà : « La violence est la rhétorique de notre temps ». Mais, et c’est cela qui nous importe, son existence ne fut pas vaine. Le mal existe, c’est sûr. L’impunité fait toujours rage. Le mal continue à être courtisé par les gens de bien. Oui, tout ceci est vrai. Mais il reste un testament : jamais l’impunité et le mal n’ont été aussi dénoncés, aussi clairement opposés à nos institutions. Je n’hésite pas à affirmer que c’est là le plus grand legs du Père Gabriel Maire, qui a parlé alors que tous se taisaient, et qui, quand on l’a fait taire nous a légué le devoir de retenir la leçon enseignée par Cicéron, pour qui « un homme ne doit pas s’abstenir au point d’en arriver à oublier qu’il est homme. »
Oui, c’est à notre tour de parler. C’est le moment où les gens de bien, tourmentés par l’impunité des méchants, concrétisée dans des procès moisis depuis des décennies, paralysés dans des fonds de tiroir, se mettent à crier avec Cicéron : « Monde des lois, ô monde des Lois, jusqu’à quand abuseras-tu de notre patience ? »
Au monde des lois d’admettre son erreur – l’erreur est humaine. Mais l’omission et la lâcheté sont impardonnables. Je demande à un autre illustre fils de la France, Émile Zola, la permission de dire une fois de plus, avec moins d’éclat que lui, mais avec autant de cœur, « j’accuse [4] » – j’accuse.
Oui, j’accuse ceux qui, faisant un mauvais usage de notre science du droit, paralysent la justice. J’accuse ceux qui construisent des murs autour des prétoires, aveuglant tout un peuple. J’accuse ceux qui donnent la parole aux méchants et jettent les bons dans la confusion. J’accuse ces bons qui font tant de mal par leur silence assourdissant.
Je les accuse de chaque crime engendré par l’exemple de l’impunité. Oui, je les accuse d’assassinat, de corruption, de malhonnêteté, de massacre, de torture, de pédophilie, de trahison à la Patrie, et même de génocide. Sur leurs mains, lavées dans la bassine de Pilate, il y a infiniment plus de sang que sur celles des anonymes qui peuplent nos cachots les plus infâmes.
Lutter contre cet état de choses doit être notre mission. Voici ce que nous devons à ce prêtre engagé, lequel, et je m’adresse à sa famille, a vécu, jusqu’au dernier jour de sa vie dans l’état d’esprit décrit par Shakespeare : « Les lâches meurent longtemps avant de mourir ; les courageux prouvent qu’on ne meurt qu’une fois. »
En guise de consolation, je livre à la famille et aux amis du Père Gabriel ces vers de Francisco Otaviano : « Celui qui a passé sa vie sur un blanc nuage, et dans un palais paisible s’est endormi, qui n’a jamais senti le froid de la disgrâce, ni n’a souffert tout au long de sa vie, celui-ci n’a été qu’un fantôme d’homme – mais pas un homme, il a seulement passé sa vie, mais il n’a pas vécu. » Soyons donc tous, chacun de nous, dignes de l’héritage du Père Gabriel Roger Félix Maire, un valeureux, un homme.
Quant à moi, en tant que juge qui joue le triste rôle d’abandonner sur le chemin de mes fonctions le cadavre sans sépulture qu’est ce procès, il ne me reste, une fois de plus, qu’à présenter mes excuses – excuses, pour moi, particulièrement amères.
Excusez-moi, France, parce que la mort de votre fils Gabriel reste impunie. Excusez-moi, Église catholique de France, parce que notre omission a fait d’un Père un martyr. Excusez-moi, Père Gabriel – excusez-moi, Père – pour l’absence de justice. Excusez-moi ! [5]
Ainsi est décrétée l’impunité, je veux dire, la prescription.
Juge Fedro Valls Feu Rosa, en charge du dossier.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3439.
– Traduction des Amis de Gabriel Maire, les passages non traduits dans cette première traduction l’ont été par DIAL.
– Source (français) : site de l’association Les Amis de Gabriel Maire, 15 novembre 2017.
– Source originale (portugais) : Tribunal de justice de l’État d’Espíritu Santo, 18 octobre 2017.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, les traducteurs, la source française originale (Les Amis de Gabriel Maire – http://amisgaby.over-blog.com) et l’une des adresses internet de l’article.
[1] Voir DIAL 1448 - « BRÉSIL - Un prêtre français assassiné ».
[2] Voir DIAL 1466 - « BRÉSIL - L’enquête sur l’assassinat du P. Gabriel Maire », DIAL 1488 - « BRÉSIL - Révélations sur l’assassinat de G. Maire », DIAL 1645 - « BRÉSIL - Scénario probable de l’assassinat du père Gabriel Maire », DIAL 1886 - « BRÉSIL - L’affaire Gabriel Maire »…
[3] Depuis la dictature militaire (1964-1985) – NDLT.
[4] En français dans le texte – note DIAL.
[5] Ces excuses en italiques sont écrites et dites en français par le juge – NDLT.
Messages
1. BRÉSIL - Procès de l’assassinat du Père Gabriel Maire : le juge Pedro Valls Feu Rosa annonce la prescription, 30 janvier 2018, 10:16, mis en ligne par Marie-Alix Fauchille
Un grand et beau texte, un bel hommage aux missionnaires qui donnent leur vie pour le peuple vers lequel Dieu les a conduit.
Aujourd’hui 30 janvier 2018, 40° anniversaire de l’assassinat de Gandhi, merci de transmettre si cela est possible à ce juge intègre et à vos lecteurs le message suivant du Mahatma :
"quand je désespère, je me souviens que tout au long de l’histoire, la voix de la vérité et de l’amour a toujours triomphé.Il y a eu dans ce monde des tyrans et des assassins et pendant un temps il peuvent nous sembler invincibles ; mais à la fin ils tombent toujours. Pense à cela toujours"