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DIAL 3450

AMÉRIQUE LATINE - Sécurité, démocratie, État

Enrique Amestoy

lundi 30 avril 2018, mis en ligne par Dial

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Un « Dialogue pour un Internet citoyen » s’est tenu à Quito, en Équateur, du 27 au 29 septembre 2017. Une partie des exposés a été reprise dans le numéro n° 528-529 de la revue América Latina en Movimiento (octobre-novembre 2017). Nous publions ci-dessous la traduction du papier d’Enrique Amestoy. L’auteur est membre de la première Coopérative de technologies libres en Uruguay libre et coopérateur fondateur du Centre d’études des logiciels libres de l’Uruguay (CESoL) et du Réseau ibéro-américain de logiciels libres (RISOL). Ancien conseiller en TIC au ministère des relations extérieures de l’Uruguay, il est aussi membre du Conseil consultatif honoraire sur la sécurité AGESIC.


L’un des axes de discussion du « Dialogue pour un Internet citoyen » qui s’est tenu à Quito entre le 27 et le 29 septembre 2017 était intitulé « Démocratie, sécurité, État ». Je propose de changer l’ordre des termes qui définissent l’axe en question et je vais essayer d’expliquer en quoi, selon moi, pour des thèmes de nature politique, l’ordre des facteurs peut vraiment avoir une influence sur le produit.

Il est indiscutable qu’un État peut exister sans démocratie ; c’est ce qu’ont vécu nos peuples des années soixante aux années quatre-vingt bien avancées, notamment au Chili, ainsi que des dizaines de pays tout au long de l’histoire de l’humanité. De même, il est facile de démontrer que des principes de sécurité aberrants ont été appliqués dans chacun des différents pays concernés ; un des facteurs centraux est que les grandes lignes directrices inspirant toutes les dictatures se dessinaient aux États-Unis et que les militaires putschistes étaient formés essentiellement à l’« École des Amériques » ou, devrais-je dire, à l’« École des assassins » si je m’en réfère à l’histoire elle-même. La démocratie pourrait donc apparaître en première place dans le titre de cet axe de discussion du fait que, sans démocratie, il est impossible de concevoir un État et la sécurité dont les peuples ont besoin. Voyons ce qu’il en est…

Si le principal thème de débat est Internet, il faut se dire que, sans sécurité et sans démocratie sur la Toile, les États cessent d’être indépendants et souverains, et ne décident plus par eux-mêmes. Mais les États ne sont pas des abstractions, bien au contraire : ce sont des millions d’êtres humains qui se fixent sur une même terre pour décider, partager, débattre, prendre en mains leur destin et tout ce qu’implique la vie dans un État démocratique. Par conséquent, il est permis de penser que nous, les millions de citoyens qui partageons cette même terre, notre terre américaine, dans la mesure où la notion d’État-nation est, à mes yeux, dépassée, nous devons comprendre et intérioriser la situation actuelle de la sécurité sur la Toile, compte tenu du fait que la quasi-totalité de nos activités quotidiennes se déroulent sous une forme ou une autre à l’intérieur de cet espace virtuel.

Qui a créé Internet et qui en sont les décideurs ?

On raconte que le « réseau des réseaux » doit son existence à des universités qui éprouvaient le besoin de partager des ressources, de se connecter entre elles, etc. Elle a peut-être aussi été motivée par la volonté d’autorités militaires de resserrer leurs liens pas précisément pour améliorer les capacités éducatives et encore moins pour améliorer la vie des gens.

En l’état actuel des choses, je pense qu’il est peu utile, voire inutile, de s’interroger sur le comment et le pourquoi de cette naissance et sur ses initiateurs, et qu’il importe vraiment plus de voir ce qu’on fait d’Internet aujourd’hui, qui sont les décideurs, quel est notre rôle en tant qu’utilisateurs, de même qu’il est inutile de passer du temps à analyser les atouts et les faiblesses d’un système qui de toute façon est là de manière durable et qui grandit à pas de géant.

La majorité de nos salaires transite par des opérations bancaires qui sont informatisées et pour l’exécution desquelles, par conséquent, on a recours à Internet. Il en va de même quand nous achetons ou vendons quelque chose à l’aide d’une carte de crédit ou de débit. Il est de plus en plus courant d’acheter des billets d’avion, de transport collectif ou une course en taxi en utilisant l’ordinateur ou le téléphone mobile, ce téléphone dit « intelligent » parce qu’il permet d’effectuer ce pour quoi il nous fallait, il y vingt ans, des dizaines d’appareils (ordinateur, appareil photo, lecteur de documents, GPS, etc., etc., etc.). Selon la région ou le pays, jusqu’à 94% des téléphones mobiles fonctionnent avec Android [1] ou iOS [2]. En certains endroits, c’est Android qui domine, ailleurs c’est iOS. Ce qui est certain, c’est que Google et Apple, propriétaires des systèmes d’exploitation, contrôlent ou ont les moyens de contrôler tous les mouvements que nous effectuons – nos opérations bancaires, notre géolocalisation (pour savoir où nous nous trouvons à chaque instant) –, de voir nos photographies, savoir où nous nous rendons ou quels sont nos déplacements quotidiens, etc.

Autrement dit, la concentration monopolistique de ces deux entreprises laisse craindre un défaut de sécurité ; il est impossible de savoir avec certitude ce qu’elles font des données qu’elles accumulent sur nous dans le « cloud », avec qui elles partagent nos données privées (Snowden nous a ouvert les yeux en révélant l’existence du programme PRISM et les entreprises qui collaborent en communiquant les données de leurs clients aux officines de renseignement états-uniennes). En navigant sur la Toile, on rencontre aussi d’autres acteurs comme Facebook, Microsoft, Amazon, Microsoft ou Uber [3]. Et ce n’est pas fini : George Soros avec son Open Society Foundation ou la Ford Foundation joue aussi dans la même cour. Ces dernières sont « friandes » de « données ouvertes » ou « open data ».

Je reviens à la Toile : pour assurer la circulation des données à partir de notre téléphone ou notre ordinateur, il faut des réseaux physiques, des câbles. Ces réseaux ont un propriétaire, c’est-à-dire quelqu’un qui peut les analyser, les filtrer, les contrôler ou les bloquer. Une analyse de la concentration monopolistique de la propriété des réseaux dans nos pays ainsi que des câbles de fibre optique sous-marins qui permettent une interconnexion planétaire donne des résultats très préoccupants car ils sont aux mains d’un très petit nombre d’entreprises qui ont pour intérêts communs le maintien des monopoles globaux et de la concentration du pouvoir. Les pays centraux contrôlent par le biais de leurs agences les informations fournies par des entreprises qui répondent à leurs intérêts, soit la quasi-totalité des communications des réseaux mondiaux. Ils ont la capacité d’utiliser d’énormes ordinateurs pour analyser les informations que nous, les utilisateurs, leur donnons quotidiennement (ce que l’on appelle le « Big Data » [4]).

Grâce à toutes ces informations, ces compagnies peuvent faire apparaître « comme par magie » une pop-up (une de ces fenêtres de publicité qui surgissent quand on navigue sur Internet) qui nous propose « par hasard » ce que l’on cherchait quelques minutes plus tôt dans une boutique en ligne ou simplement dont on discutait dans un forum avec quelqu’un d’autre. La même chose se passe avec les suggestions que Facebook nous adresse par un heureux hasard ou dans le choix des publications qui apparaissent en haut de notre page principale sur ce réseau social.

Par ailleurs, l’idée pourrait très bien venir à un analyste de nos données de tirer un missile si cela lui semble pertinent. Je me souviens du cas de deux ressortissants anglais arrêtés à leur descente d’avion aux États-Unis parce que, avant de quitter l’Europe, ils avaient échangé des messages où ils disaient se préparer à « mettre le feu » ou quelque chose de ce style, ce qui avait faire croire aux autorités états-uniennes qu’il s’agissait de terroristes, alors qu’en fait ils avaient simplement l’intention de s’amuser au cours d’une soirée bien arrosée.

Il y a derrière tout ça une finalité commerciale alarmante qui se traduit par des gains énormes pour ceux qui jouent dans cette cour et pour les entreprises auxquelles sont « cédées » les informations collectées par les entreprises mentionnées plus haut. Vous êtes-vous demandé pourquoi Google est si généreux et pourquoi, en ouvrant simplement un compte @gmail.com sur votre nouveau smartphone, vous bénéficiez « gratuitement » de 15 gigaoctets de disque dur pour créer des documents, stocker des courriels ou des photos, et toutes les autres fonctionnalités proposées avec ses produits ?

Quand j’étais petit, on disait : « Ce qui est bon marché coûte cher. » Aujourd’hui, j’ajoute : « Ce qui est gratuit coûte encore plus cher. » Un simple calcul nous montre qu’avec 68 utilisateurs bénéficiant de 15Go chacun on remplit un disque dur d’un téraoctet [5] qui vaut 70 dollars sur le marché. Google lui-même annonçait il y a quelques mois qu’il comptait deux milliards d’utilisateurs actifs. Faites le compte et vous arriverez à des choses stupéfiantes : par exemple, il faut environ 30 millions de disques de 70 dollars pièce pour fournir tous ces utilisateurs. Sans parler du coût de l’énergie électrique, des bâtiments pour loger les ordinateurs, du salaire des milliers d’ingénieurs, développeurs et autres employés dont l’entreprise a besoin pour que tout cet empire fonctionne. J’insiste : vous avez dit gratuit ?

Le contrôle politique et social et la surveillance est un autre aspect qui ne fait aucun doute. Une analyse des données que nous envoyons jour après jour permet de produire des stratégies médiatiques ou politiques pour freiner des organisations dans leurs avancées, pour activer ce qu’on appelle des « bots » ou faux comptes sur les différents réseaux sociaux de manière à susciter une opinion publique ou une tendance sur telle ou telle donnée. Que l’on regarde ce qui s’est passé au Venezuela ou au Brésil, où les réseaux contrôlés par des bots ou des médias hégémoniques comme O Globo ont soutenu des tentatives de déstabilisation politique ou renversé des présidents. J’insiste : tout cela a eu lieu grâce à l’analyse des données que nous leur donnons consciemment ou inconsciemment minute après minute. Les coups d’État feutrés appuyés sur la dénommée cyberguerre [6] sont une réalité qu’il convient de combattre.

Avons-nous un autre choix que la concentration et le contrôle ?

Nous sommes arrivés à un tel stade de développement technologique et de contrôle hégémonique qu’il semble impossible de sortir de cet engrenage, qui avance de plus en plus vite et nous entraîne sans nous laisser le temps d’y voir clair. Il est tellement huilé qui est parvenu à nous procurer une sensation de bien-être, dont le chauffe-eau « intelligent » que nous pouvons allumer ou éteindre avec notre téléphone mobile à la sortie du bureau est la panacée et l’image de la façon dont nous devons vivre. Dans combien de réunions, de conversations ou de discussions politiques, sociales et même familiales sommes-nous passés d’un cadre physique à la messagerie Whatsapp (qui, par le plus grand des hasards, est désormais la propriété de Facebook) ? Nous sommes dans un état léthargique, comme le chien qui nourrit la tique accrochée à son cou mais ignore son existence à cause du produit anesthésiant qu’elle lui injecte, ce qui lui permet de lui sucer le sang, de se reproduire et de continuer à sucer du sang « anesthésié ».

Notre système politique est tout aussi anesthésié. Je crois que l’on pourrait compter sur les doigts d’une main les présidents, sénateurs, députés et maires à qui il arrive de lancer un débat sur cette question, de faire des propositions ou de provoquer des discussions sur le contrôle social, politique et culturel que nous imposent les entreprises mentionnées. Et c’est encore moins le cas au sujet du contrôle que les États-Unis et le reste des grandes puissances exercent sur nos gouvernements et nos peuples. Je me rappelle avec tristesse les paroles prononcées par l’ancien président de l’Équateur Rafael Correa peu après son départ de la présidence au cours d’un entretien donné sur une chaîne de radio de mon pays, l’Uruguay, où il regrettait de n’avoir récolté aucun soutien à la proposition qu’il avait faite à l’UNASUR [7] de créer une « boucle de fibre optique » au sein de l’Union. Il s’agissait ni plus ni moins d’unir les intentions politiques et les ressources économiques pour implanter un câblage de fibre optique entre tous les pays du Sud qui nous aurait procuré une autonomie d’utilisation et de contrôle lorsque nous échangeons des données sur les réseaux existant entre nos pays.

L’issue a été la même pour les propositions avancées en septembre 2013 [8] par le Groupe de sécurité du Mercosur de mettre sur pied des centres de données communs à l’intérieur de l’Union, de coordonner les initiatives avec l’UNASUR pour les « muscler », et d’apporter de la sécurité aux utilisateurs et aux États face à d’éventuelles écoutes, attaques, etc.

La réalité politique régionale étant marquée par de nouvelles avancées des droites, obtenues au moyen d’artifices juridiques comme au Brésil, ou par la voie des urnes comme en Argentine, ou encore au prix du recul, également par la voie des urnes, du processus de la « révolution citoyenne » en Équateur, les propos tenus par José Artigas il y a plus de deux cents ans apparaissent plus vrais que jamais : « Nous ne devons compter que sur nous-mêmes. » Et, en ce sens, tout ou presque reste à faire : comme un livre presque blanc où les organisations sociales et politiques, et l’ensemble des citoyens doivent coucher leurs idées, débattre et proposer des choses. Je soutiens les projets de réseaux sociaux régionaux, comme Facepopular [9] (alternative à Facebook), mais je pense que s’ils rassemblent uniquement des amis déjà convaincus, ils ne serviront à rien ou presque. Il en va de même quand j’utilise Telegram ou Signal à la place de Whatsapp si mes contacts ne s’en servent pas. Et il est clair que notre volonté militante ne suffira pas à la construction de réseaux : il faudra des millions pour réaliser les infrastructures nécessaires, comme les câblages ou les centres de données régionaux que j’ai évoqués plus tôt.

Par conséquent, je pense que nous, organisations sociales et mouvements progressistes de notre continent, devons nous unir pour exiger de nos dirigeants la création de ces instruments émancipateurs que sont les réseaux et les infrastructures. Que l’on nous permette de participer avec la force de nos voix et de nos votes autant que les grandes entreprises, d’être écoutés autant que les « multiples parties intéressées » pour reprendre la définition fallacieuse que l’on donne aujourd’hui de la gouvernance mondiale d’Internet. Que l’on porte ce débat au cœur de nos organisations sociales et politiques et qu’on l’inscrive en haut de l’agenda, parce que le contrôle et la surveillance nous privent de sécurité, que sans sécurité la démocratie est inconcevable, et que sans démocratie l’idée d’État n’est pas imaginable.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3450.
 Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
 Source (espagnol) : revue América Latina en Movimiento, n° 528-529 « Internet citoyen ou monopoles », octobre-novembre 2017.

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[1Système d’exploitation pour les téléphones intelligents développé par Google – note DIAL.

[2Système d’exploitation pour les téléphones intelligents développé par Apple – note DIAL.

[5Un téraoctet (To), c’est 1 000 gigaoctets (Go).

[6Voir, du même auteur, « Ciberguerra y soberanía tecnológica » 09/07/2015, https://www.alainet.org/es/articulo/170984.

[7Union des nations sud-américaines – note DIAL.

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