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ARGENTINE - La fièvre de l’or blanc : Un mois de manifestations et de répression à Jujuy

Álvaro Díaz Berenguer

mardi 24 octobre 2023, mis en ligne par Dial

Dans la série de textes publiés ces dernières années sur l’extractivisme [1] pour éclairer « l’envers de notre endroit », les auteurs et autrices montrent que :

[…] [L]es populations riveraines des lieux d’extraction […] « paient pour d’autres » : elles ne bénéficient en rien des ressources naturelles extraites ou des grands travaux réalisés, destinés à des entreprises ou des consommateurs situés à des milliers de kilomètres […], mais elles doivent en supporter toutes les conséquences négatives, avec la pollution et la destruction de leur environnement et des ressources dont elles ont besoin pour vivre [2].

En ce début de XXIe siècle, le boom, présent et à venir, du transport électrique fait du lithium – composant essentiel des batteries – le nouvel or blanc et l’on retrouve à nouveau face à face investisseurs attirés par la perspective de profits juteux et populations riveraines, issues ici de peuples autochtones, obligées de se mobiliser pour essayer de sauvegarder leurs terres et les ressources nécessaires à leur existence. Article d’Álvaro Díaz Berenguer publié dans le numéro 1966 de l’hebdomadaire uruguayen Brecha (27 juillet 2023).


Après la réforme constitutionnelle de la province de Jujuy qui limite le droit de manifester et autorise l’accaparement de territoires indiens sans consultation des populations, un conflit se dessine qui oppose les sociétés minières aux peuples autochtones dans une région clé du dénommé triangle du lithium.

Dans le nord-ouest de l’Argentine, qui regroupe les provinces de Jujuy, Salta, Tucumán, Santiago del Estero, Catamarca et La Rioja, vivent des descendants de plusieurs populations autochtones, notamment atacama, avá guaraní, chané, chorote, chulupí, diaguita-calchaquí, kolla, omaguaca, tapiete, toba, tupí guaraní et wichí. Ils composent des communautés dispersées entre vallées, flancs des montagnes et canyons, qui alternent avec des plaines envahies de cactus géants où l’on rencontre parfois des troupeaux d’animaux, beaux paysages qui font de cet endroit une zone d’attraction touristique mondiale. Il est difficile d’en connaître le nombre, mais les communautés autochtones qui la peuplent sont probablement plus de 80.

C’est une zone où les pluies se raréfient en janvier et février ; malgré cela, les habitants vivent de leurs récoltes, principalement le maïs et le tabac, ainsi que de l’élevage de chèvres, lamas et brebis, ce qui s’ajoute aux revenus produits par la vente de services touristiques et d’artisanat. En outre, les lamas servent au transport de marchandises et de personnes. C’est une population enracinée dans sa terre, avec des coutumes bien à elle et, parfois, une langue qui lui est propre. La région passe pour être dans le monde l’un des lieux de naissance de l’agriculture, il y a plus de 10 000 ans.

Tilcara, petite ville située au centre de la Quebrada de Humahuaca, dans la province de Jujuy, possède encore des bâtiments de l’époque de la colonie, mais les fouilles archéologiques révèlent la présence d’humains il y a plus de 10 000 ans. Vers 1600, les Espagnols surmontent la résistance des Indiens, asservissent la population et provoquent de profondes transformations culturelles et sociales. Malgré tout, l’esprit de ce peuple demeure vivant chez ses descendants.

Pour nous rendre là, au début du mois, il nous a d’abord fallu traverser les barrages établis par les villageois afin de protester contre la réforme de la Constitution de la province de Jujuy engagée par le gouverneur Gerardo Morales. C’est là que nous avons appris les soulèvements survenus dans la capitale même de la province. Déjà à Tilcara, en parlant avec des vendeurs d’artisanat rencontrés sur les places et dans les rues, on pouvait remarquer un mécontentement général face à la réforme approuvée récemment et le soutien apporté aux mesures de lutte qui étaient prises, en dépit des importantes pertes que cela entraînait pour les habitants du fait des répercussions du soulèvement sur le tourisme (avec une baisse des réservations d’hôtel pouvant atteindre 70%, selon le ministère du tourisme et de la culture provincial). De même, dans les peñas, les chanteurs faisaient des allusions en faveur des manifestants.

Dans les campements des personnes mobilisées, comme sur les voies de circulation, flotte le drapeau des peuples autochtones. Ils ouvrent et ferment le passage à des heures fixées d’avance pour que les voyageurs prennent leurs dispositions et évitent ainsi de longues files d’attente. Ils sont là depuis plus d’un mois dans l’espoir d’être entendus, subissant des températures proches de zéro la nuit. De temps en temps, ils font des roulements sur les barrages routiers, et ceux qui montent à la ville de Purmamarca échangent des nouvelles avec l’équipe de relève. Les habitants participent presque tous ; les cantines qui nourrissent les manifestants sont alimentées par d’autres villageois.

La réforme

En premier lieu, la nouvelle Constitution établissait qu’il incomberait à l’État de reconnaître la personnalité juridique des communautés, ainsi que la possession et la propriété commune des terres qu’elles occupent traditionnellement, dans le but de garantir et réaffirmer l’intégrité territoriale de la nation. Las communautés minoritaires perdraient ainsi leur capacité d’autonomie et d’autodéfinition.

La contestation a abouti au retrait de cette disposition mais, finalement, le 15 juin, le parti au pouvoir dans la province (Ensemble pour le Changement [3]), avec le soutien du Parti justicialiste (péronisme), a approuvé d’autres articles contestés. L’un eux établit que « la loi réglementera l’administration, la disposition et l’utilisation des terres publiques susceptibles d’exploitation productive, en établissant à cet effet des régimes de soutien qui favorisent le développement des territoires et l’intérêt socioéconomique de la province ». Les peuples autochtones s’opposent à cette mesure qui, selon elles, permet l’expulsion des communautés indiennes se trouvant sur des terres publiques et légalise le pillage des ressources naturelles.

La Constitution approuvée contredit l’Unesco, qui « reconnaît la nécessité urgente de respecter et de promouvoir les droits intrinsèques des peuples autochtones, qui découlent de leurs structures politiques, économiques et sociales et de leurs cultures, de leurs traditions spirituelles, de leur histoire et de leur philosophie, tout particulièrement leurs droits à leurs terres, territoires et ressources ». En outre, un autre des articles approuvés interdit les « barrages urbains et routiers » ainsi que « l’occupation injustifiée des édifices publics dans la province ».

Après que les professeurs d’université, qui demandent aussi de meilleurs salaires, se sont joints à la contestation, le gouverneur a menacé d’exproprier le centre archéologique Pucará de Tilcara (inscrit par l’Unesco au patrimoine de l’humanité), qui dépend de la Faculté de philosophie et de lettres de l’Université de Buenos Aires depuis 1948. Il a annoncé en outre une réforme universitaire destinée à instaurer un lien plus étroit avec le secteur productif, en pensant plus particulièrement aux industries extractives.

Le 12 juillet, la police fait irruption dans l’enceinte de l’Université nationale de Jujuy et arrête des professeurs qui participent aux manifestations, portant ainsi atteinte à l’autonomie de l’université et aux droits des enseignants. Elle arrête également, en l’accusant de sédition, l’avocat Alberto Nallar, qui défend la cause des manifestants ; Amnesty International réclame sa libération immédiate. La Cour internationale des droits de l’homme, de son côté, appelle à « respecter le droit à la liberté d’expression, les règles interaméricaines d’usage de la force, et à instaurer un processus de dialogue effectif, inclusif et interculturel, dans lequel soient respectés les droits syndicaux et des peuples autochtones ». L’ONU, par le biais de son représentant en Argentine, affirme que processus de réforme constitutionnelle de Jujuy pêche par l’absence d’une participation significative et suffisante de toutes les parties intéressées, notamment des peuples autochtones.

Le gouverneur Morales, de l’Union civique radicale [4], jouit d’un énorme pouvoir à Jujuy et, en plus de bénéficier de l’aval de la branche locale du Parti justicialiste, a le soutien du tribunal de la province, ayant nommé six de ses neuf juges. Alberto Fernández, président du pays mais aussi du Parti justicialiste, a piloté l’intervention sur la branche locale de ce parti dans le but d’inverser l’appui fourni par celle-ci au gouverneur. Morales est candidat à la vice-présidence de l’Argentine avec Horacio Rodríguez Larreta pour président lors de la primaire nationale d’Ensemble pour le Changement [5] .

Les ressources

Dans quel contexte le problème s’inscrit-il ? Le nord-ouest de l’Argentine, le nord du Chili et la Bolivie forment le dénommé triangle du lithium, produit qui constitue l’élément fondamental entrant dans la fabrication des batteries nécessaires à la révolution verte du transport. Les voitures électriques ont besoin du lithium. Les Tesla, par exemple, utilisent des batteries qui demandent 45 kilos de lithium. Actuellement, l’Argentine est le quatrième producteur mondial de lithium derrière l’Australie, la Chine et le Chili. Deux des trois usines de lithium en fonctionnement en Argentine se trouvent à Jujuy. Les investissements prévus dans le pays au cours des prochaines années atteindraient plusieurs millions.

Récemment, en mai, les entreprises minières qui produisaient du carbonate de lithium en Argentine ont fusionné : l’états-unienne Livent et l’australienne Allkem. En juin est entrée en service, à Jujuy, l’usine de la troisième société minière, Exar, qui compte comme actionnaires la canadienne Lithium Americas Corp et la chinoise Ganfeng Lithium. Cette participation de la Chine au commerce mondial du lithium crée une cause de tension supplémentaire avec les États-Unis dans la course aux marchés planétaire.

Par ailleurs, selon des données des chambres professionnelles minières citées par La Nación, à Jujuy, Catamarca et Salta, six autres usines sont en construction, huit au stade de l’étude de faisabilité et 15 au stade exploratoire.

Bien que les autorités de Jujuy nient les faits, il est clair que la nouvelle constitution provinciale, en essayant d’accaparer des terres indiennes « à des fins de production » et de saper les luttes sociales, cherche à ouvrir encore davantage les portes aux investissements étrangers pour l’exploitation du lithium. Ces investisseurs ne se soucient aucunement d’améliorer l’environnement ni la situation des habitants ; ce qui les motive fondamentalement, c’est le rendement du capital (voir « La carga de las baterías » [La recharge des batteries], Brecha, 28 octobre 2022), même si cela signifie fermer les yeux sur les droits des peuples autochtones, à l’image de ce qu’a fait la colonisation espagnole ; après l’exploitation de l’or et d’autres métaux, c’est aujourd’hui celle de ce nouvel élément nécessaire à la transformation du transport.

L’activité extractive entraîne une consommation énorme de ressources : pour produire une tonne de carbonate de lithium, il faut 30 000 litres d’eau douce, de sorte que le problème ne se résume pas à l’extraction du minerai mais inclut aussi l’extraction de l’eau dans une région en soi très sèche et à un moment où l’eau est vitale pour les populations qui y vivent. Qu’adviendra-t-il de ces gens ? Leur seule façon de survivre est de s’opposer à cette réforme qui les dépouille de tout, jusqu’à de leur identité. Ce ne sont pas des séditieux, comme les qualifie le gouverneur Morales, loin de là, ce sont des peuples qui luttent pour leurs droits et leur subsistance face à l’énorme pouvoir d’entreprises transnationales qui s’intéressent avant tout, purement et simplement, au rendement du capital.

Le 20 juin les manifestants ont subi une répression brutale qui s’est soldée par des blessés et des arrestations. La semaine passée, un mois après ces événements, des marches de protestation ont été organisées en différents points du pays.

Ce mardi est partie de Jujuy pour Buenos Aires une marche de membres des communautés autochtones, à laquelle se sont joints d’autres individus de diverses localités. Elle est nommée « Troisième Malón de la paix [6] » et a pour objectif de demander à la Cour suprême de justice qu’elle déclare inconstitutionnelle la réforme de Jujuy, et au Congrès qu’il décide d’une intervention fédérale dans la province de Jujuy et adopte une loi de propriété communautaire autochtone à l’étude depuis 2019. La marche arrivera à destination le 1er août (fête de la Pachamama ou Terre mère). On estime que plusieurs centaines de communautés indiennes y participeront. Le « Premier Malón de la paix » est une marche organisée par les peuples autochtones en 1946 pour revendiquer leurs terres auprès du général Juan Domingo Perón. Il en a résulté, en 1949, une disposition prévoyant l’expropriation des terres revendiquées (15 000 kilomètres carrés) pour les rendre à leurs premiers habitants, chose qui n’a finalement pas eu lieu. En 2006 s’est tenu le « Deuxième Malón de la paix » pour que cette ordonnance judiciaire soit appliquée, ce qui ne s’est pas produit non plus. La bataille pour la terre continue jusqu’à aujourd’hui.

Dans une petite librairie de Tilcara je suis tombé sur un livre, Capitalismo y pulsión de muerte [7] de Byung-Chul Han, philosophe d’origine coréenne, qui commence par les mots suivants : « Ce que nous appelons aujourd’hui “croissance” est en réalité une prolifération cancéreuse dépourvue de but. Nous connaissons actuellement une ivresse de la production et de la croissance qui tient de l’ivresse de la mort. Elle simule une vitalité qui masque l’approche d’une catastrophe mortelle. La production équivaut de plus en plus à une destruction. L’aliénation de l’humanité par elle-même a peut-être atteint le degré qui lui fera apprécier son propre anéantissement comme une jouissance esthétique. Ce que Walter Benjamin a dit à l’époque sur le fascisme vaut aujourd’hui pour le capitalisme ».


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3675.
 Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
 Source (espagnol) : Brecha, n°1966, 27 juillet 2023.

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[1Ces textes ont été repris dans l’ouvrage collectif Le Piège de l’abondance : L’écologie populaire face au pillage de la nature en Amérique latine (Paris, l’Atelier, 2019).

[2Le Piège de l’abondance, p. 9.

[3Juntos por el Cambio en espagnol – note DIAL.

[4L’Union civique radicale est un des partis principaux de la coalition Ensemble pour le changement [Juntos por el Cambio] (droite) – note DIAL.

[5C’est finalement la formule Patricia Bullrich, du parti Proposition Républicaine (PRO), et Luis Petri, de l’Union civique radicale qui a remporté la primaire du 13 août en vue des élections présidentielles du 22 octobre 2023 – note DIAL.

[6Malón est un mot de l’espagnol argentin dérivé du mapudungun (langue des Mapuche) « malok » qui signifie « envahir » et fait référence aux attaques surprises conduites par les peuples autochtones sur les campements des colons. L’expression malón de la paix est donc un oxymore, forgé par l’un des organisateurs du Premier Malón de la paix (1946) conduit par les peuples autochtones pour demander la restitution de leurs terres – note DIAL.

[7En français, le livre a été publié sous le titre Thanatocapitalisme : Essais et entretiens (traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris, PUF, 2021, 185 p.). Le premier texte s’intitule « Capitalisme et pulsion de mort » (p. 5-13) – note DIAL.

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