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L’intelligence artificielle à la lumière de la théologie de la libération, pour ne pas oublier la souffrance humaine
Jung Mo Sung
mardi 9 avril 2024, mis en ligne par
9 mars 2024 - Jung Mo Sung, théologien, scientifique et professeur titulaire à l’Université méthodiste de Sao Paulo, évoque la contribution possible de la théologie de la libération à propos des nouvelles possibilités de l’IA, et de leur ambivalence.
James Manyika, vice-président principal du département « Recherche, Technologie et Société » de Google, et Michael Spence, prix Nobel d’économie 2001, ont écrit un article paru dans la grande revue Foreign Affairs (novembre 2023) pour tenter de répondre à la question : L’intelligence artificielle (IA) peut-elle inverser le ralentissement de la productivité ?
Sans entrer dans une discussion sur des questions économiques plus techniques, nous savons que l’augmentation de la productivité est fondamentale pour le processus d’accumulation de capital et, par conséquent pour le profit des capitalistes/actionnaires et également dans le processus de légitimation idéologique du système par la diffusion de l’utopie capitaliste au sein de la « classe moyenne » et de ses aspirants. Par conséquent, les nouvelles technologies et l’IA doivent aussi être des objets de réflexion de la théologie de la libération (TL). La question est donc de savoir à partir de quoi et dans quelles perspectives la TL et le christianisme de libération peuvent et doivent contribuer aux luttes sociales.
Alors que l’augmentation de l’automatisation et de la robotisation dans les usines diminuait profondément le nombre de travailleurs (à partir des années 1970) et modifiait les relations sociales de classe, le capitalisme a reformulé ses mythes utopiques. C’est ainsi qu’il a assumé le néolibéralisme qui a abandonné le mythe selon lequel à l’avenir tout le monde participera au « banquet », et qui montre publiquement son caractère cynique selon lequel seuls ceux qui ont « mérite et richesse » ont des droits et que les pauvres et exclus du « libre marché » sont des criminels ou des pécheurs qui seront punis maintenant et à jamais. Actuellement, avec l’utilisation accrue de l’IA dans les bureaux et autres espaces de travail, les chercheurs prédisent l’augmentation des inégalités sociales.
La création massive de nouvelles technologies affecte les relations de travail, la répartition de la richesse produite et aussi leurs interprétations culturelles (y compris la vision religieuse). Cela s’est toujours produit dans l’histoire de l’humanité. Par exemple, on ne peut pas comprendre les faits importants et les transformations qui se sont produites dans la Bible sans comprendre les transformations technologiques sous-jacentes. La grande différence réside dans la vitesse et l’impact de ces transformations dans le monde d’aujourd’hui, en particulier avec l’IA. Et, c’était inévitable, autour de l’IA il y a beaucoup de mythes, que ce soit pour ou contre. Les mythes sont toujours des récits qui influencent notre compréhension de la société : ce qu’est « l’être humain » ou ce qu’il « pourra et devra être », et aussi ce qui devra faire histoire.
Face aux deux grandes crises d’aujourd’hui, à l’inégalité sociale profonde et à la crise environnementale, le mythe selon lequel l’IA est capable de réaliser le rêve de « transhumanisme » – c’est-à-dire le mythe selon lequel les êtres humains (l’élite, ceux qui ont le mérite/la richesse et le pouvoir) peuvent dépasser leur condition humaine et devenir « post-humain » (ou dans la langue médiévale, un être surnaturel) – a également pour rôle de nous faire évader de la réalité et ainsi oublier la réalité de la crise. Plus que cela, nous faire oublier les souffrances des pauvres et des victimes.
Les auteurs de l’article évoqué plus haut déclarent : « Le développement de l’IA a atteint un moment crucial. L’énorme potentiel de la technologie apporte des gains humains et économiques énormes, mais elle peut aussi causer des dommages réels, cela devient de plus en plus évident… Sans orientation efficace, les innovations en matière d’IA pourront être mises en œuvre et développées de manière à simplement élargir les disparités économiques actuelles, plutôt que de fortifier une économie mondiale au bénéfice des générations à venir ».
L’expression fondamentale de cette citation est une « orientation efficace ». L’« intelligence » artificielle est une machine ou un modèle pour agglutiner toujours plus de données, mais elle n’est pas capable de créer des explications. Plus que cela, comme le disent Chomsky et ses collègues dans l’article du New York Times du 8 mars 2023 : « La fausse promesse de ChatGPT » (Noam Chomsky, Ian Roberts, Jeffrey Watumull) : « L’information consiste non seulement à des conjectures créatives, mais aussi à des critiques créatives. La pensée de style humain est basée sur des explications possibles et la correction des erreurs, un processus qui limite progressivement les possibilités qui peuvent être considérées rationnellement. Mais le ChatGPT et les programmes similaires sont, par définition, illimités dans ce qu’ils peuvent « apprendre » (c’est-à-dire mémoriser). Ils sont incapables de distinguer le possible de l’impossible ».
L’une des raisons pour lesquelles nous succombons à la tentation des mythes idolâtres est précisément la promesse de réaliser dans l’histoire ce qui est impossible. C’est-à-dire le déni de la distinction entre ce qui est possible et ce qui est impossible. Et c’est au nom de la promesse de la réalisation d’un désir infini, impossible, que les sacrifices de vies humaines sont justifiés et exigés.
L’apprentissage de la distinction entre le possible et l’impossible ne se fait que dans des pensées critiques capables de reconnaître les limites de la réalité humaine et naturelle, et parmi les êtres humains ouverts à l’écoute et à la vue des souffrances d’autres êtres humains.
L’une des contributions de la TL aujourd’hui pourrait concerner cette mise en relation entre :
a) la raison scientifique, sociale et naturelle, b) la pensée éthique critique et c) la sensibilité envers ceux qui souffrent qui nous conduit à sortir de notre monde égoïste (c’est-à-dire la spiritualité).
Traduction française de Pedro Picho.
Source (portugais du Brésil) : https://www.ihu.unisinos.br/637243-inteligencia-artificial-o-nao-esquecer-do-sofrimento-humano-e-a-teologia-da-libertacao-artigo-de-jung-mo-sung.