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Masculinités noires et colonialisme

Jackson Jean

mardi 18 avril 2023, mis en ligne par Françoise Couëdel

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25 mars 2023 - Quelles sont les origines historiques des complexes de la masculinité noire ? Quelle est la relation entre patriarcat, esclavage et colonisation ? Est-il possible de repenser la masculinité noire en partant des formes de sociabilité des africains et des afro-descendants ?

Le machisme, l’homophobie et autres comportements violents manifestés par les hommes étaient précédemment perçus comme une chose naturelle et immuable, selon ce qu’a écrit le sociologue Pierre Bourdieu dans son ouvrage « La domination masculine ». Mais dans les années 90 on a commencé à reconsidérer et étudier le genre masculin, en comprenant que les hommes sont aussi victimes d’une pensée dichotomique qui oppose le masculin au féminin, et qui assigne une définition standardisée à la masculinité et à la virilité. Mais de quels hommes parlons-nous ? Les hommes sont-ils tous des sujets dominants dans cette société ? Qu’en est-il des hommes noirs ?

Supposer que la masculinité noire connaît les même processus historique que la masculinité blanche implique de nier l’histoire précoloniale des hommes africains et la construction sociale et sexuelle des africains et des afro-descendants de l’Amérique latine à l’époque de l’esclavage. Les sociologues qui abordent le sujet spécifique de la masculinité noire sont très peu nombreux ce qui est la manifestation du racisme dans la science, de son eurocentrisme, depuis ses origines.

La sexualité africaine historique

Peter L. Berger y Thomas Luckmann affirment que les actions, les attitudes ou le comportements des acteurs sociaux sont non seulement une construction sociale mais en outre le résultat du comportement ou des interactions des acteurs dans leur proximité historique et politique.

Avant que ne survienne la colonisation européenne sur le continent africain le binarisme socio-sexuel et de genre « femme » et « homme » n’existait pas dans la pensée de ses peuples originels. Le mariage chez les peuples originaires était considéré comme une union de clans différents ou de lignages du même clan plus que comme une union individuelle entre deux personnes. Dans ces sociétés existaient des « unions sociales » par lesquelles une femme riche pouvait se marier avec une femme de classe modeste, ce qui lui permettait d’adopter des enfants, tandis que « certains hommes étaient traités comme des femmes et pouvaient même se marier avec d’autres hommes », selon ce qu’écrit l’anthropologue britannique Jack Driberg, en 1923.

Par ailleurs, le sexe et le genre n’avaient rien à voir avec l’anatomie, mais plutôt avec la spiritualité. En divers lieux d’Afrique, les « sorcières » et les « gardiens » étaient des personnes homosexuelles, très importantes dans leurs communautés respectives. Chez les peuples Dagaaba on croyait que ces personnes ayant ces orientations sexuelles pouvaient communiquer avec les esprits « kontombile ». On découvre aussi des mythes et des fêtes, chez diverses tribus, qui célèbrent la transsexualité. C’est le cas chez le peuple Lango, en Ouganda, et sa croyance dans le dieu Jok, un homme qui s’était transformé en femme. Dans le royaume du Buganda également on croyait que Musaka était une femme qui s’était transformée en homme.
« Avant la colonisation européenne sur le continent africain, le binarisme socio-sexuel et de genre “femme” » et “homme” n’existait pas dans la pensée de ses peuples originels ».

Plus proche de l’époque actuelle, l’histoire montre qu’au cours de la rébellion contre la colonisation à Saint Domingue (Haïti actuel) quelques hommes et femmes asservis, africains, africaines, afro-descendants, afro-descendantes, brisèrent les modèles sexuels et de genre dominants, imposés par les esclavagistes et les colons. Ce fut le cas de Romain Rivière, leader des insurgés, plus connu comme « le prophète », car on croyait qu’il était possédée par une déité féminine. Rivière portait toujours des vêtements féminins et se présenta, en femme, sur le champ de bataille en 1791. Une chose similaire se produisit avec la vaillante Marie-Jeanne Lamartinière qui s’habilla en homme lors de la bataille décisive de la Crête-à-Pierrot en 1802. Jusqu’à nos jours, dans la religion vaudou, la transsexualité et l’homosexualité sont intrinsèquement liées aux esprits / marges. C’est pour cela qu’il est important de rappeler que les hommes afro-descendants partent d’une masculinité historique de différents types, qui a été influencée ensuite ou reconstruite par l’Occident.

Le processus de reconstruction de la masculinité noire originelle

Sans détailler la manière dont les maitres blancs obligeaient les esclaves à renier leurs cultures et leurs pratiques sexuelles historiques (« les noirs sont, de fait, livrés entièrement à leurs maitres sans véritables moyens de défense », selon Victor Schoelcher). « Le recours, pendant plus de trois siècles, à la religion chrétienne fondée sur le patriarcat et le sexisme originaire de la métropole, fut suffisant pour modeler les structures sociales et les comportements des êtres réduits en esclavage. En 1800, les missionnaires britanniques publièrent une Bible spéciale, destinée aux esclaves, qui sélectionnait la moitié des passages du Nouveau Testament et dix pour cent de l’Ancien Testament, dans le but de les empêcher de prendre conscience des pratiques ethnocidaires ou de se rebeller contre elles.

Même Frank Tannenbaum était convaincu de ce que « l’élément de la personnalité humaine ne s’est pas perdu dans le passage des esclaves d’Afrique vers les territoires espagnols ou portugais » – ce qui est en partie vrai – il suffit de voir comment la fraternité et la solidarité perdurent dans les communautés afro-descendantes jusqu’à nos jours. « Les noirs s’appellent frères et sœurs », notaient déjà à l’époque de l’esclavage Médéric Louis Élie Moreau de Saint-Méry et Jean-Baptiste Du Tertre. Ce dernier affirmait que « L’amour que [les esclaves] se témoignent est très tendre, et ceux d’une même origine ont des liens si étroits et si particuliers qu’ils les poussent à s’aider les uns les autres quand ils sont malades, à être attentifs aux traitements qu’ils subissent ; ils ne supportent pas de voir que leurs frères sont maltraités sans compatir à leur douleur et sans protester suffisamment fort pour que le commandeur les entende [… ] Si le comportement de ce dernier les révoltait un peu trop il avait des raisons de craindre qu’ils se soulèvent contre lui, comme cela s’est parfois produit. J’ai vu des pères et des mères à genoux, suppliant qu’on les frappe à la place de leurs enfants ».

Beaucoup d’études historiques et anthropologiques ont prouvé, néanmoins, que l’esclavage, au cours du temps, a sévèrement transformé les structures sociales originelles. Certaines recherches scientifiques affirment même qu’existent des répercussions d’ordre biologique sur les afro-descendants hommes. Au nombre des éléments culturels, sociaux, et comportementaux perdus au cours de cette évolution historique il faut inclure ceux qui sont associés à la masculinité noire originelle.

La violence conjugale et familiale chez les esclaves au cours de l’époque coloniale

Les christianisations forcées – jointes à d’autres méthodes plus sauvages – de ces hommes africains ou afro-descendants (créoles), nés dans les colonies d’Amérique latine et de la Caraïbe, ont changé au cours du temps leurs comportements et leurs cosmovisions, leur conception de la société et même des femmes et du mariage. Il faut préciser que « les européens ont colonisé les femmes en tant qu’africaines et femmes africaines. Elles ont subi, tout comme les hommes africains, la domination, l’exploitation et l’infériorisation raciale et, en outre, en tant que femmes africaines, l’infériorisation et la marginalisation de genre ».

Dans le cas de la France, par exemple, l’imposition d’un ensemble de lois et de normes sociales, culturelles et religieuses, a joué un rôle clé dans la nouvelle construction morale et sociale, ce qui a induit une nouvelle masculinité chez les hommes noirs (ainsi que l’imitation des attitudes machistes et sexistes des blancs). Selon Judith Lorber (1994), « il serait trompeur de supposer que la relation entre les hommes africains et les femmes africaines n’a pas été affectée par la colonisation ». Les violences exercées par les noirs asservis à l’encontre de leurs épouses et de leur entourage familial s’expliquent aussi par leur condition d’esclaves.

Autres héritages coloniaux

En 1530, les autorités de l’Espagne, la métropole, affirmaient que de nombreux espagnols des colonies étaient des hommes perturbateurs, de mauvaise vie, des voleurs, des joueurs, des vicieux, etc…Dans les colonies françaises il en était de même. En 1796, le général français Reynaud affirmait que, à Saint Domingue, l’armée était constituée de « soldats de toutes catégories, de vagabonds, de déserteurs, de contrebandiers […] et même de voleurs et autres, qui méritaient d’être pendus ».

Dans le cas de Haïti, le pays avec le plus haut pourcentage d’hommes afro-descendants de toute l’Amérique (95% de la population masculine), non seulement on trouve des traces d’une « machocratie » héritée mais, selon le chercheur et historien haïtien Leslie Péan, c’est là « une part de l’héritage colonial que les blancs de Saint Domingue ont légué à leurs esclaves. Même si ces derniers ont conquis leur liberté, ils ont continué à reproduire les pratiques de leurs anciens maitres, en les intégrant dans leur propre vision du monde ».

Pour le penseur indien Ashis Nandy, les hommes noirs ont perdu leur « je » au cours de l’esclavage, tandis que leurs maîtres jouissaient de tous les privilèges sociaux, économiques, politiques et juridiques. Selon les mots du martiniquais Frantz Fanon : « Le regard que lance le colonisé sur la ville du colon est un regard de luxure, un regard de désir. Celui de tous les modes de possession : s’asseoir à la table du colon, se coucher dans le lit du colon, avec sa femme si possible ». Le colonisé est un envieux ». De l’époque coloniale à nos jours l’homme noir adopte en la faisant sienne, une masculinité occidentalisée, qui intègre les concepts occidentaux du sexisme, de la grossophobie et de l’homophobie ainsi que le traumatisme colonial, celui de la couleur de la peau et du désir de blanchiment.

Conclusion

En résumé, les complexes machistes de l’homme noir sont le produit de l’influence occidentale, élaborés au cours de plusieurs siècles de relations esclavagistes. Ils se perpétuent dans l’actualité faute de politiques publiques de la part des États occidentaux, latino-américains, et africains en la matière.

En conséquence, l’homme africain (ou afro-descendant) actuel, en l’absence d’une conscience décolonisatrice, se sent « un vrai homme » ou « un homme important » quand il agit selon les modèles de l’ancien colonisateur ou qu’il les imite. Par ailleurs, l’ignorance quant à sa culture ou son histoire originelle lui fait croire que s’opposer à des orientations affectives comme le ‘polyamour’, la polyandrie ou à des orientations sexuelles comme celles des LGBTIQ+, est une façon de participer à la lutte, à la défense des influences ou des valeurs occidentales. Il s’agit plutôt de tout le contraire.
Ces complexes présents dans la masculinité noire sont dangereux autant pour l’homme noir que pour la femme noire et leurs communautés. C’est ce qu’affirme l’écrivaine et activiste féministe noire Bell Hooks. La solution passe par la reconstruction d’une nouvelle masculinité noire sur la base de la culture et de la philosophie africaine historique.

Références

Lorber, Judith (1994). Paradoxes of Gender. New Haven : Universidad de Yale.

Schoelcher, Victor (1842). Des colonies françaises. Abolition immédiate de l’esclavage, Paris, Pagnerre, p. 41.

Du Tertre, Jean-Baptiste. Histoire générale des Antilles habitées par les François. Pp 501-503.

Tannenbaum, Frank (1946). Slave and Citizen : the Negro in the America. New York : Vintage Books.

Péan, Leslie Jean Robert (2003). Haïti, économie politique de la corruption, de Saint-Domingue à Haïti 1791-1870. Paris : Maisonneuve & Larose.

Oyèronké, Oyěwùmí. La invención de las mujeres. Una perspectiva africana sobre los discursos occidentales del género. P. 209.

Memmi, Albert (1971). Retrato del colonizado. Madrid : Cuadernos para el Diálogo, pp. 135-207.


Jackson Jean est un activiste haitien, membre de la Brigade Jean-Jacques Dessaline de ALBA Movimientos et La Vía Campesina. Il participe au Programme de recherche et d’information sur Afrodescendants et études afrodiasporiques (UNIAFRO/IDAES-UNSAM).

Traduction française de Françoise Couëdel.

Source (espagnol) : https://www.alai.info/masculinidades-negras-colonialismo/.

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