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Le marxisme noir et la pensée critique universelle

Daniel Montañez Pico

jeudi 16 décembre 2021, mis en ligne par Françoise Couëdel

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16 novembre 2021 - Le marxisme noir a adapté, complexifié et décolonisé les postulats marxistes, en partant, pour ses analyses critiques, de l’expérience historico-sociale de la population noire face au capitalisme : ses apports sont de nos jours incontournables.

En 1983, l’intellectuel afro-américain Cedric Robinson publia un ouvrage intitulé Black Marxism : The making of the Black Radical Tradition, récemment traduit en espagnol par les éditions Traficantes de sueño [Trafiquants de rêve] sous le titre Marxisme noir : La Formation de la tradition radicale noire (2021). Cet ouvrage a eu un impact considérable sur le débat des intellectuels critiques et les luttes sociales aux États-Unis et dans le monde anglophone, parvenant actuellement à influencer les débats dans les contextes hispanophones. L’hypothèse centrale de l’ouvrage est que les versions les plus connues et les plus dogmatiques du marxisme se sont construites sur l’analyse du capitalisme à partir de l’expérience historico-sociale de la population du nord de l’Europe, c’est-à-dire que ce sont des versions euro-centrées. En regard, le texte souligne l’expérience historico-sociale de la population catégorisée comme « noire » au sein de sociétés capitalistes comme source importante de connaissance pour le développement d’une économie politique critique plus complexe et plus pertinente.

Bien que Marx lui-même ne l’ait pas amplement développé il s’est intéressé au sujet, particulièrement à la période plus avancée de son parcours, quand il a perçu clairement qu’étendre de façon mécanique son analyse du capitalisme européen à d’autres réalités était une erreur de méthode. Bien qu’il ne l’ait pas étudié systématiquement, Marx concevait déjà le capitalisme comme un système mondial au sein duquel le colonialisme et l’impérialisme avaient contribué de façon décisive au développement des forces productives des puissances capitalistes : il faisait allusion à la spoliation des métaux de l’Amérique et des matières premières provenant d’Asie et de la Caraïbe, au bénéfice des marchés qui s’y ouvraient au profit des manufactures anglaises et du commerce esclavagiste atlantique basé sur la traite massive de la population africaine. Il s’est également amplement intéressé à la Guerre de sécession et à la lutte pour l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, en disant clairement que le racisme était avant tout une idéologie bourgeoise qui servait à justifier l’esclavage et l’exploitation sauvage de la population noire.

Mais l’intérêt du livre de Cedric Robinson n’a pas été uniquement d’approfondir pour ce qui est de cette question connue l’importance qu’ont eu l’esclavage, l’exploitation des noirs et le racisme envers les populations noires pour le développement du capitalisme. Son apport le plus significatif a été de souligner l’importance qu’ont supposé pour la pensée critique mondiale les apports théoriques de ceux qui ont formulé une critique du capitalisme en partant de l’expérience historico-sociale de la population noire. C’est ainsi qu’il a énoncé qu’il existait une « tradition radicale noire » qui avait adapté, complexifié et décolonisé les postulats marxistes en étayant leurs analyses critiques sur les luttes historiques de la population noire face au capitalisme : les rebellions antiesclavagistes, anticolonialistes et antiracistes, les expériences de l’autonomie et du socialisme cimarron dans les palenques et les quilombos [1], les luttes de libération en Afrique et dans les Caraïbes, etc… Robinson cessait de considérer la population noire uniquement comme objet d’étude, en la présentant comme sujet producteur d’un savoir social critique d’une haute importance pour la compréhension du système capitaliste dans son ensemble.

Sur ce point il est intéressant de croiser les apports théoriques de Robinson avec les recherches contemporaines les plus empiriques concernant les processus selon lesquels les luttes de la population noire ont tendu à dialoguer et à participer à la tradition marxiste. Celles, entre autres, de Hakim Adi qui a démontré dans son œuvre de 2013 Pan-Africanism and Communism (traduite en espagnol, aux éditions Ciencias sociales de La Habana, sous le titre Panafricanismo y comunismo 2018), le rôle qu’ont eu beaucoup de militantes et de militants noirs dans les organisations marxistes et communistes. Des activistes comme George Padmore de Trinidad, ou l’afro-américain Harry Haywood, ont joué un rôle important dans le Komintern, en théorisant et en organisant le prolétariat noir dans différentes régions du monde. Néanmoins, le croisement de la militance panafricaniste et antiraciste avec les agendas des mouvements marxistes et communistes n’a pas été exempt de polémiques et de difficultés. La traduction politique du débat sur l’articulation race-classe n’était pas simple dans de nombreux contextes où le prolétariat blanc jouissait de privilèges par rapport aux noirs, et adoptait des attitudes racistes au sein même de la classe ouvrière.

En outre, très souvent ont été privilégiés les agendas politiques de puissances comme l’URSS par rapport à des territoires périphériques d’Afrique et de la Caraïbe, comme ce fut le cas quand, à partir du VIIe Congrès du Komintern, en 1935, l’Internationale communiste a adopté la position des fronts populaires face au fascisme. La majorité des militantes et des militants noirs a été profondément affectée par cette décision. Cela supposait de s’allier contre le fascisme avec des puissances capitalistes comme l’Angleterre, la France ou les États-Unis qui, au long de l’histoire, les avaient surexploités et avaient colonisés leurs territoires. Face à cette situation beaucoup d’activistes, comme George Padmore lui-même, ont abandonné l’Internationale communiste. Padmore avait dénoncé à partir des années 30 dans certains de ses textes que, de ce qu’on appelait « fascisme », les populations noires en souffraient déjà depuis des siècles sur les territoires colonisés par des puissances démocratiques », apitalistes, impérialistes telles que l’Angleterre. Parmi les écrits de cette époque se détache indéniablement « British Imperialists Treat of Negro Masses Like Nazis Treat the Jews » [Les Impérialistes britanniques traitent les masses noires comme les nazis traitent les juifs]. Deux décennies plus tard, pour des raisons similaires, le militant communiste martiniquais et poète de la négritude Aimé Césaire abandonna le parti communiste français et publia son Discours sur le colonialisme (1950) dans lequel il dénonçait le lien existant entre fascisme et impérialisme.

Même si de nombreux militantes et militants noirs comme Harry Haywood ou Claudia Jones sont restés malgré tout dans des organisations marxistes et communistes traditionnelles en essayant d’ouvrir des espaces de compréhension et de développement des luttes du prolétariat noir dans ces contextes, beaucoup d’autres se sont dirigés vers d’autres mouvements ou se sont lancés dans l’élaboration de leurs propres agendas politiques en partant de leurs coordonnées propres d’oppression et d’existence. Ce fut le cas de George Padmore et C.L.R. James, de Trinidad, qui depuis l’Angleterre ont lancé et radicalisé à partir des années 30 le mouvement panafricaniste ; le cas du martiniquais Franz Fanon qui a apporté son soutien aux processus de libération nationale en Afrique, ou de Walter Rodney qui a conduit le mouvement du Pouvoir noir dans la Caraïbe. Dans ces espaces de lutte l’entrainement théorique marxiste a dû dialoguer avec d’autres lignes idéologiques et d’autres expériences de lutte, en radicalisant les mouvements de lutte de la population noire, en enrichissant et en décolonisant de ce fait la tradition marxiste elle-même.

À partir de ces processus si divers, beaucoup de ces militantes et militants ont théorisé, en partant de leurs luttes concrètes, les aspects du capitalisme qui à partir d’autres données géo-historiques n’avaient pas été systématisées et approfondies. Leur raisonnement était simple : si le marxisme est la théorie des peuples exploités, il est certain qu’elle serait un apport intéressant pour la population noire, une des plus exploitées du monde. Ce binôme de marxisme et antiracisme a produit une des réflexions les plus puissantes de la pensée critique à l’échelle mondiale, anticipant des éléments fondamentaux des théories contemporaines en vogue comme la perspective du système-monde, le colonialisme interne, les théories de la dépendance, ou les visions postcoloniales et décoloniales. Cependant, compte tenu d’un fort racisme des milieux intellectuels et académiques, ces contributions sont encore très méconnues et ne font partie des filières de presque aucune orientation académique.
Les apports des marxismes noirs s’envisagent selon une perspective matérialiste et dialectique de l’articulation race-classe. Les perspectives marxistes euro-centrées présentent généralement le racisme comme une question secondaire, superficielle, ou même comme un problème, car il pourrait affaiblir l’accent mis sur l’antagonisme fondamental de classe. Mais selon les marxismes noirs plusieurs personnalités ont souligné le rapport intime qui existe entre ces deux catégories car le racisme est une dimension fondamentale grâce à laquelle le Capital justifie et structure la division internationale du travail. C’est le cas du trinidadien Oliver Cox qui a fait la démonstration spectaculaire dans son œuvre Caste, Class and Race (1948) de ce que les catégories raciales surgissent au moment de l’expansion mondiale du capitalisme et non avant, faisant ainsi la différence entre la racialisation structurelle et les préjugés et les intolérances sociales. De fait, à l’origine, l’infériorisation raciale systématique n’était pas associée à la couleur de la peau mais a toujours été en relation avec la place déterminée dans la division du travail. C’est le cas des Irlandais infériorisés qui ont travaillé comme esclaves sous contrat sous le joug britannique dans les colonies américaines. Ce serait l’augmentation rapide de demande de main d’œuvre et la disponibilité conjoncturelle des travailleurs africains qui associerait définitivement l’infériorisation raciale à la couleur de peau comme le démontre, entre autres, Eric Williams, trinidadien également, dans son œuvre Capitalisme et Esclavage. Ainsi le racisme se présente comme un produit historique spécifique qui est inhérent au capitalisme et qui fonctionne comme élément structurant de la division du travail et de la formation de centres et de périphéries dans le capitalisme mondial.

Un autre apport à la question a été celui de l’afro-américain Harry Haywood qui a défini dans son œuvre Negro liberation (1948) la situation de la population noire du sud des États-Unis comme une sorte de « colonialisme interne » en explorant la relation intime qui existait entre le racisme, la dépendance, la surexploitation du travail des noirs et le manque d’accès à la terre. En tant que membre du Komintern Haywood il a fait avancer le droit à l’autodétermination de la « ceinture noire », ces États où il y avait une majorité de population noire et qui avaient été associés historiquement à l’économie esclavagiste. Ses idées ont influencé des mouvements comme la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires ou le parti des Panthères noires. De nombreux intellectuels et activistes, tels que Fred Hampton ou Huey P. Newton, reconnaissaient les fondements matériels du racisme et les pionniers du slogan du Pouvoir noir, Stokely Carmichael et Charles V. Hamilton, ont lancé l’idée du « racisme institutionnel » pour rendre compte des pratiques, des politiques et des institutions qui fixent et perpétuent les conditions pour la surexploitation de la population noire.

Enfin il faut souligner les apports des féminismes noirs marxistes des intellectuelles, comme Claudia Jones, Angela Davis ou Rhoda Reddock, qui ont critiqué les féminismes marxistes occidentaux basés sur l’analyse du travail domestique et reproductif, en mettant en évidence comment les femmes, racialisées négativement, en outre, sont encore dévolues à des tâches productives selon une logique de surexploitation capitaliste. Ces autrices critiquent les perspectives libérales de l’intersectionnalité, basées sur l’impact de multiples idéologies de race et de genre sur un même sujet, et elles privilégient l’étude de la division raciale et sexuelle du travail qui définit la position structurelle qu’occupent les femmes racialisées négativement dans le processus d’accumulation du capital et plaident pour une articulation respectueuse, cohérente et différenciée des luttes anticapitalistes plus que comme une « olympiade d’oppressions ».

En définitive, étant donné que la relation centre-périphérie et la surexploitation sont fondamentales pour expliquer les trajectoires globales d’accumulation, les analyses des marxismes noirs ne sont pas seulement des apports à la compréhension des problématiques strictement locales, bien au contraire, ce sont des apports universels nécessaires à la compréhension totalisante du capitalisme au niveau mondial. C’est-à-dire qu’il n’est pas possible de comprendre le capitalisme et par conséquent on ne peut pas articuler résistances et alternatives nettement révolutionnaires, sans les apports des marxismes noirs. Leurs idées sont fondamentales pour penser les problématiques actuelles comme celles qui sont liées aux formes spécifiques d’exploitation de la force de travail migrante et racialisée négativement, le rôle impérialiste des entreprises occidentales dans le Sud ou les divisions existantes entre les travailleurs en fonction de leur couleur de peau, que ce soit dans les villes ou les zones rurales. Comme l’a dit Aimé Césaire : « le seul universalisme possible est celui qui est dépositaire du particulier, celui qui approfondit le dialogue et la coexistence entre tous les particuliers ».


Traduction française de Françoise Couëdel.

Source (espagnol) : https://www.alainet.org/es/articulo/214367.

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[1Cimarrón : noir marron qui a fui la plantation. Palenque et quilombo : au temps de l’esclavage, le quilombo, au Brésil ou palenque, dans les colonies espagnoles en Amérique latine, désignent les communautés formées par les esclaves fugitifs dans des régions reculées du pays – NdlT.

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