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DIAL 3732

URUGUAY - Crimes impunis : L’architecture hostile, un épisode malheureux et les personnes sans-abri

Sebastián Aguiar

mercredi 26 février 2025, mis en ligne par Dial

Sebastián Aguiar est sociologue à l’université de la République (Montevideo, Uruguay). Dans cet article publié par Brecha le 20 décembre 2024, il formule une critique en règle de l’« architecture hostile » qui installe un peu partout dans les villes du mobilier anti-SDF.


La notion d’architecture hostile porte bien son nom. Hostile vient de hostis : étrange, barbare, ennemi, quelque chose ou quelqu’un qu’il faut maintenir en dehors. En même temps, barbare renvoie étymologiquement à celui qui ne pratique pas une langue intelligible, celui qui balbutie, celui que l’on ne comprend pas.

Cette notion a aussi une histoire. La transformation de l’espace public par des moyens qui en entravent l’utilisation remonte à la nuit des temps. Les personnes engagées dans une dialectique particulière entre mobilité et tranquillité, qui s’installent temporairement dans un endroit, ont aussi leur histoire ; les vagabonds, les nomades, les migrants, les personnes sans-abri dérangent toujours une. Elles aussi passent pour être des gens hostiles, étranges, barbares.

En plus de subir cette architecture hostile, comme ils n’ont pas accès à la parole publique, ceux qui vivent actuellement à la rue ou dans des institutions spécialisées se voient privés de leurs enfants à la naissance, par exemple, chose qu’on ignore. Comme ce sont des barbares, il y a des gens qui viennent les frapper la nuit. Comme ils sont étranges, on peut parler d’eux en généralisant, en toute impunité, sans personne pour répondre : « Ce n’est pas vrai ! ».

Bien sûr, que des personnes vivent dans la rue alors qu’elles ne devraient pas y être, c’est horrible. En effet, on entend souvent des histoires de menaces, de violence de rue, de crottes et d’urine qui ne devraient pas se trouver là où on les trouve. Il est évident que tout cela devrait échapper au regard des enfants et que nous avons toutes et tous le droit de vivre dans un environnement agréable. Bien sûr, beaucoup de commerces connaissent des difficultés qu’ils ne méritent pas. Et l’on voit – cela crève les yeux – que beaucoup de personnes, de magasins, d’associations de voisins font ce qu’ils peuvent pour échapper à cette réalité (et ce qu’ils peuvent faire c’est poser des pics vu qu’ils n’ont pas accès à l’éclairage automatique ou à la diffusion de messages de menace préenregistrés, comme c’est le cas dans certains quartiers aisés). Parce qu’il faut bien faire quelque chose. Quelle horreur ! Comment leur expliquer ?

* * *

Le sans-abrisme se développe depuis peu de manière exponentielle. Nous pouvons tous en témoigner. Plus de 11 000 personnes ont fréquenté les refuges pour sans-abri en 2023. Cette même année, en outre, 1 000 personnes ont été trouvées en train de dormir la nuit sur le trottoir, exposées aux intempéries (il y en a probablement eu plus parce que, par exemple, on n’en a dénombré aucune dans les communes F et G alors qu’on sait qu’il y en avait…). Ce flot incontrôlé est alimenté par de nombreuses sources, autant de brèches par lesquelles notre société prend l’eau : échecs des prisons, de la protection sociale (aux dépens de l’enfance, des personnes qui souffrent de violence domestique ou de mauvais traitements, ou qui ne disposent pas d’un logement décent et qui doivent partir quand la famille s’agrandit). La situation résulte aussi d’un énorme manque d’attention à la santé mentale, de l’absence de traitement pour les personnes présentant des types de consommation problématiques, des expulsions de quartiers où le narcotrafic règne en maître, des injonctions d’éloignement, de l’insuffisance des pensions de vieillesse, de veuvage et d’invalidité. Chaque année, des milliers de personnes s’ajouteront à cette marée et viendront enfler le flot des naufragés de la rue.

Depuis le début de ce siècle, le mode de fonctionnement de l’exclusion dans notre pays a évolué. Nous sommes passés d’une réalité caractérisée par des personnes reléguées au second plan et dans l’attente d’un lieu de vie, qui pourraient peut-être trouver des moyens de s’en sortir, à une époque où l’on pratique des expulsions et où des liens sociaux sont rompus et ne peuvent être réparés facilement.

On parle ici, facilement, de 300 000 personnes, si l’on fait le total des bidonvilles, des prisons et des quartiers inhumains, et de tout le cercle du monde du sans-abrisme composé de gens qui ont dû quitter ces lieux, auxquels s’ajoutent les pensions, refuges et autres squats. Le phénomène du sans-abrisme est la manifestation la plus visible de ce type de dynamique.

La partie de la société intégrée qui, par chance, peut vivre bien de ses revenus ou de son travail n’est pas habituée à voir des prisons ou des bidonvilles. En revanche, ceux qui survivent simplement avec des emplois précaires et de petits boulots, par exemple, en ont plus l’habitude. Ils peuvent comprendre ce qui devrait être une évidence : dans les bidonvilles, les prisons, la rue, on voit de tout.

C’est peut-être pour cette raison que certains se livrent à des généralisations cruelles dirigées d’une manière particulièrement hostile contre les gens d’en bas. Dans un cas particulièrement cruel survenu à l’occasion d’une étude sur les caractéristiques des personnes sans-abri, un ministre a osé dire que 90% d’entre elles sont des drogués (alors que la question posée dans l’étude était de savoir si elles avaient consommé des substances, tabac et alcool compris, depuis un an).

Il existe, c’est vrai, une forte proportion de personnes dont les habitudes de consommation sont problématiques : beaucoup se retrouvent à la rue pour cette raison. Et une autre partie d’entre elles augmente leur consommation quand elles se retrouvent à la rue. Lors d’une campagne publique récente, l’héroïque et titanesque collectif Ni Todo Está Perdido (NITEP) [« Tout n’est pas perdu »], expliquait que les chemins qui mènent à la rue sont nombreux. Qu’il s’agit en général d’un ensemble de circonstances qui se cumulent : accidents, incendies, violences, perte de travail. Et qu’on pourra toujours rester à la surface des choses et se contenter de généraliser, mais qu’il y a en cela une injustice particulière. Une parmi tant d’autres : celle-ci, au moins, reste rhétorique.

Au sujet du sans-abrisme, Tyriens et Troyens proposent chacun des politiques invraisemblables, démagogiques, pour obtenir des voix ou une présence sur la scène publique. Soit des politiques punitives, comme la Loi sur les délits correctionnels (durcie par la Loi sur les situations d’urgence). Autrefois, il fallait délivrer un avertissement avant d’appréhender quelqu’un, aujourd’hui non. Il n’est pas nécessaire d’avertir. On peut procéder. En fait, les juges déclarent souvent un non-lieu en considérant que les peines de substitution sont inadéquates. Ce n’est pas rassurant pour autant. Qu’on se rappelle le cas de Gustavo qui, après avoir tenté d’entrer dans un refuge par une nuit de tempête, s’est couché devant la porte après s’être vu refuser l’accès faute de place et pour avoir bu. La Loi sur les délits correctionnels a été invoquée, la police l’a emmené au tribunal et il a été rapidement libéré au petit matin. De nouveau dehors dans les intempéries, il est mort d’hypothermie. Soit des politiques hygiénistes, comme l’internement systématique (remplacé aujourd’hui par le doux euphémisme d’« obligation d’assistance »). L’assistance obligatoire n’est pas un mal : elle devrait s’imposer face à la violation des droits les plus élémentaires. Le problème est que même si aujourd’hui n’importe quel médecin peut déterminer si une personne est en mesure de se faire du mal ou de faire du mal autrui, il ne se passe rien ensuite. Il n’y a presque pas de psychiatres, les traitements sont presque inexistants. L’obligation d’assistance conduit à expulser la personne et à la priver de ses effets personnels. Souvenons-nous de Daniel : des dizaines de policiers sont venus l’expulser. Il a pris peur, brandi des petits ciseaux et mis en danger quelqu’un, peut-être lui-même. Alors ils lui ont tout pris – remèdes, vêtements, couvertures – et ils ont laissé son chien sur place. Quelques heures plus tard, il était de nouveau dans la rue. L’obligation d’assistance s’arrête là.

Les personnes sont aussi déplacées d’un endroit à un autre. Les gens expulsés sont ballottés par ci par là. À l’évidence, c’est de la malveillance. C’est comme faire preuve de méchanceté à l’encontre de gens comme nous ne reconnaissons pas comme faisant partie des nôtres. Nous alimentons ainsi la distance sociale. Et alors ce sont parfois les personnes sans-abri qui poussent pour qu’on applique la Loi sur les délits correctionnels afin d’avoir le droit de séjourner dans un refuge, ou qui souhaitent que l’internement obligatoire leur permette enfin de recevoir l’attention nécessaire. Ah, si cela pouvait être le cas…

* * *

Nous avons commis un acte de barbarie. Nous avons assassiné d’une manière horrible (par erreur, l’intention était autre, l’objectif était autre) l’un des nôtres. La semaine passée, à Montevideo, un jeune de 30 ans a trébuché et est tombé en avant sur des pièces métalliques coupantes installées dans un bâtiment. C’est un fait malheureux qui ne peut nous laisser indifférents. Les photographies des pics en question – des pointes diaboliques oxydées, inégales, dressées vers le ciel – rappellent le sadisme du Moyen-Âge européen. Mais personne n’en prend la responsabilité. Après tout, ce fut un accident, un trébuchement mortel. Personne n’a voulu faire de mal à un bon voisin.

Dans cette affaire, il n’y aura peut-être pas de sanction mais, pour sûr, il y a des criminels. Et peut-être n’y a-t-il pas de responsable, ni même un responsable précis, comme une assemblée de copropriétaires, par exemple. C’est plus complexe que cela.

Dans un relevé que nous avons fait à l’université de la République en collaboration avec NITEP, nous avons trouvé des centaines de ces instruments hostiles au centre ville. Après la communication des résultats, la commune B a décidé d’essayer de limiter le nombre de ces constructions, visiblement irrégulières. Heureusement aujourd’hui, courageusement, elle se propose d’éliminer 300 (!) de ces constructions, les plus obscènes ou abimées. Dans ce contexte, en outre, est proposé un débat qui est éminemment nécessaire. C’est seulement comme cela, en discutant, que l’on pourra combattre cette énorme étroitesse d’esprit ou, pire encore, le comportement de ceux qui détournent le regard et s’abritent derrière un rempart hostile en demandant : « Pas à côté de chez moi ». Mais, pour l’instant, les résultats sont décourageants. Il suffit de lire les commentaires parus dans les médias en réponse à cette nouvelle, aussi haineux, furieux qu’indécents. Espérons que derrière ces réactions se cachent des bots informatiques et non des ogres, des personnes monstrueuses. Crimes impunis : dire n’importe quoi, planter des pics n’importe où, faire preuve d’hostilité, de barbarie contre celles et ceux qui ne peuvent pas élever la voix suffisamment haut pour se défendre.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3732.
 Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
 Source (espagnol) : Brecha, n° 2039, 20 décembre 2024.

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