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DIAL 3028

NICARAGUA – Histoire et perspectives du Front sandiniste, première partie

Dionisio Marenco

lundi 1er décembre 2008, mis en ligne par Dial

Dans ce numéro de décembre 2008, nous continuons la publication d’une série de textes consacrés au Nicaragua. Nous avions publié dans le numéro de novembre un texte assez critique sur l’évolution du gouvernement de Daniel Ortega. Vous trouverez dans ce numéro la première partie d’un entretien réalisé par la revue Envío avec l’actuel maire de Managua, Dionisio Marenco, ainsi qu’une lettre de Jean Loison, enseignant dans une école d’infirmières et prêtre à Estelí – au Nord du pays – depuis plus de trente ans.


Dionisio Marenco, maire de Managua jusqu’en janvier 2009, dont l’action, au terme de son mandat, recueille plus de 90 % d’opinions favorables – un record –, a aussi été l’un des militants et fonctionnaires du Front sandiniste de libération nationale (FSLN) les plus qualifiés et les plus proches du président Daniel Ortega pendant des années. Il retrace pour Envío les faits les plus marquants de l’histoire du FSLN. Il nous fait aussi part de ses nombreuses réflexions sur le gouvernement actuel. Voici la retranscription de cet entretien.

Je n’ai jamais été théoricien, je suis plutôt pratique. Je ne suis pas un intellectuel, je suis un pragmatique, un « cordonnier » m’a-t-on dit un jour. Je ne suis pas capable d’analyses très poussées. La vie m’a conduit à assumer diverses responsabilités au sein du Front sandiniste. Je connais son histoire, depuis plus de 40 ans, j’en ai moi-même écrit quelques lignes.

Au Nicaragua, la mémoire historique est à très court terme. On ne se souvient que des derniers événements en date et l’on ne sait pas ce qui, dans le passé, nous a conduit où nous en sommes aujourd’hui. J’aimerais évoquer quelques faits marquants de l’histoire du FSLN, certains des points d’inflexion de cette histoire, pour tenter de comprendre pourquoi le FSLN est ce qu’il est, là où il en est. Je vais tenter de ne froisser personne et de ne pas ouvrir davantage de brèches que celles qui existent déjà. Cela n’apporterait rien ni au Front sandiniste, ni au Nicaragua, ni aux organisations sociales de se cantonner à une vision destructrice.

La naissance du Front sandiniste de libération nationale remonte officiellement à 1963. C’est là que se situe le point de départ, même si cette date – 1963 – est restée jusqu’en 1979 une référence plutôt discrète, connue d’une poignée d’initiés. C’est précisément cette année-là que je me suis lancé dans la vie politique nationale, c’est l’année de mon bac, l’année où je suis entré à l’UCA, l’Université centroaméricaine. Je me souviens d’un après-midi d’octobre ou novembre où le président du Centre universitaire, Roger Vélez, nous a convoqués pour nous expliquer que nous devions réclamer les cadavres de quelques camarades morts à Bocay. C’est ce jour-là que j’ai appris qu’il y avait des guérilleros et que certains étaient morts au combat. Contre Somoza.

Depuis la mort d’Augusto Sandino en 1934 jusqu’alors – en 1963 – le Nicaragua a connu des dizaines de mouvements guérilleros, armés, anti-somozistes en tous genres. Un livre de Chuno Blandón, Entre Sandino y Fonseca [1], retrace tout ce volet de l’histoire. Quant au nom du FSLN, il est né des différentes tendances qui composaient le noyau initial : l’une se faisait appeler le Front révolutionnaire sandiniste, une autre le Front sandiniste, une troisième le Front de libération nationale, etc. C’est Carlos Fonseca qui proposa d’appeler le mouvement « Front sandiniste de libération nationale ». À cette époque, le FSLN se composait d’une dizaine de personnes.

Les dix premières années, le Front sandiniste s’est nourri du mouvement étudiant, le FER (Front étudiant révolutionnaire), de personnes qui sortaient de l’Université nationale autonome (UNAN) ou de l’UCA. Une partie non négligeable provenait aussi d’El Viejo [2], peut-être en raison du travail qu’effectuait Germán Pomares dans cette zone. À cette époque, les plus importantes manifestations politiques contre la dictature trouvaient leur origine dans les milieux universitaires et c’est dans les milieux universitaires qu’a commencé à se dessiner la vision sociale du sandinisme. La position anti-somoziste, quant à elle, existait déjà dans les partis politiques traditionnels : conservateurs, chrétiens sociaux, socialistes, libéraux indépendants, etc. Pourtant, c’est à l’université que l’on mobilisait le plus, allant jusqu’à rallier les partis politiques, justement, du haut de nos 18, 19 ans. En 1967 fut fondée à l’université l’Union nationale d’opposition. Elle regroupait les chrétiens sociaux et le FER, les deux plus grands courants politiques en présence. En ce temps-là, le Front sandiniste était un petit groupe clandestin qui se livrait à des actions armées en ville : en gros, de la récupération économique dans les banques. C’est en ce temps-là également que le FSLN a tenté d’implanter quelques foyers guérilleros en montagne.

En quelques années, le FSLN a attiré quantité de jeunes se réclamant d’une organisation appelée Jeunesse patriotique nicaraguayenne. Fondée après le triomphe de la révolution cubaine, sous l’impulsion de l’ambassadeur de Cuba au Nicaragua, elle rassemblait les conservateurs les plus révoltés, les jeunes déjà sandinistes par l’influence d’un proche et toutes les personnes rejetées et les plus disposées à s’engager dans une lutte armée. Certains parmi nous n’avaient pas cette capacité. Les années 1960 ont été particulièrement intenses sur le plan politique, au Nicaragua. Je crois que c’est le seul et unique moment où l’on a vu une telle présence des milieux universitaires, aussi déterminés à s’engager dans la lutte politique.

En octobre 1966, les deux Centres universitaires – UNAN et UCA – ont décidé de mener une action au Stade national, le premier jour de la saison de la ligue de baseball. Le stade était plein à craquer : 20 000 personnes étaient présentes. À cette période, j’étais à la tête du Centre universitaire de l’UCA. Nous sommes entrés à 30 dans le stade – 22 hommes et 8 femmes – et avons brandi une immense banderole sur laquelle était écrit : « ¡No más Somoza ! Centros Universitarios [3] ». Nous protestions parce qu’Anastasio Somoza Debayle voulait se présenter à la présidence. Il allait être le troisième Somoza à prendre le pouvoir. Notre idée, c’était de profiter de la foule et des journalistes présents pour protester puis ressortir comme nous étions entrés. Nous ne nous attendions nullement à la violence des représailles de la Garde nationale. Ils ont capturé huit d’entre nous, une femme et sept hommes. J’ai passé 28 jours à l’hôpital, les deux mains cassées. Ils m’ont également fracturé le maxillaire gauche et m’ont rendu sourd.

Autre fait marquant des années 1960, la marche du 22 janvier 1967 et le massacre perpétré par la Garde pour la réprimer. La marche était conduite par Fernando Agüero Rocha, dirigeant du Parti conservateur, intégré à l’Union nationale d’opposition. Mais c’était nous, les étudiants, qui avions mobilisé les manifestants. Avant la marche, on nous avait dit que les partis traditionnels étaient en train de négocier avec la Garde nationale le départ de Somoza et l’arrivée d’une junte militaire de gouvernement. Selon eux, notre mobilisation permettrait de soutenir ce départ politique.

Cette marche rassemblait des militants chrétiens sociaux, socialistes ou simplement anti-somozistes. Le FSLN y a pris part, mais de façon très marginale. Le gros des rangs, c’était nous, les jeunes organisés de l’opposition anti-somoziste et nous agissions comme une force de confrontation. Nous descendions dans la rue pour nous mesurer à la Garde, pour l’affronter, pour la provoquer. Ce jour-là, elle a répondu par un massacre. Bien entendu, l’histoire de la négociation était une pure invention, car personne n’est venu négocier quoi que ce soit. Ce jour-là, beaucoup sont morts – je ne sais pas combien. J’en ai vu tomber plus d’une centaine, j’ai vu le sang couler dans le caniveau comme de l’eau de pluie. J’y ai réchappé par miracle. Ce jour-là fut mon baptême du sang dans la lutte anti-somoziste.

En 1968, j’ai obtenu mon diplôme d’ingénieur et j’ai quitté l’université. Les années 1965 à 1968 ont vu naître une première génération de Sandinistes, à laquelle j’appartiens sur le plan générationnel, mais pas organique. C’est celle qui est aujourd’hui au pouvoir. Les années 1970 ont été celles de la prolifération des forces silencieuses. Pendant cette décennie, une bonne partie des premiers dirigeants du FSLN était hors du Nicaragua pour des raisons de sécurité et l’organisation, ici, sur place, nous a demandé beaucoup de travail. Certaines personnalités se sont distinguées dans cette tâche ardue. C’est le cas de Pedro Arauz, le chef du Front interne.

Pendant ces années, le FSLN a été impliqué dans une série d’échauffourées à Managua, modestes, rien de plus que des braquages. À cette époque sont morts Oscar Turcios, Ricardo Morales Avilés, Jonathan González… Daniel Ortega et Lenín Cerna, entre autres, avaient été faits prisonniers en 1967. De petits groupes de guérilleros se cachaient en montagne. En fait, la guérilla n’a jamais vraiment gagné de terrain. Ce qui a toujours subsisté, en revanche, c’est un foyer guérillero très exclusif. La montagne, c’était pour les idéologues et les engagés les plus convaincus. On entretenait une idée un peu mythique du guérillero dans sa montagne. Le commandant Henry Ruiz en était la figure la plus emblématique.

Dans les années 1970, le FSLN a lancé deux actions spectaculaires : en décembre 1974, il y eut la prise de la maison de Chema Castillo [4], qui nous a permis de libérer les prisonniers dits historiques de La Modelo [5] : José Benito Escobar, Daniel Ortega, Lenín Cerna, Carlos Guadamuz, Julián Roque Cuadra, Manuel Rivas Vallecillo, Jacinto Suárez, etc. Et en août 1978, on a pris d’assaut le Palais national.

En 1975, après la prise de la maison de Chema Castillo, la répression s’est abattue violemment contre tous les réseaux de soutien du FSLN. Beaucoup de personnes ont été faites prisonnières lors de ces coups de filet. La réponse répressive du régime a fait naître, dans les rangs du FSLN, un débat particulièrement intense et animé. L’une des sections – devenue plus tard la Tendance prolétaire – s’est mise à remettre en question les coups militaires spectaculaires en les qualifiant « d’aventureux » parce qu’ils déclenchaient une répression sans retenue ne faisant que fragiliser le mouvement. Ce débat agitait d’ailleurs toute la gauche latino-américaine : quelle forme devait prendre la lutte révolutionnaire ?

La Tendance prolétaire s’opposait au Front traditionnel, qui maintenait que la guérilla dans les montagnes était la seule voie possible. Les tenants de cette posture formaient le mouvement Guerre populaire prolongée. Ils pensaient que la lutte révolutionnaire devait passer par l’implantation d’un foyer guérillero en montagne, que ce foyer permettrait de consolider les forces et qu’une fois ces forces suffisamment mûres, il suffirait de descendre comme une armée sur les villes. C’était une idée inspirée du modèle cubain, du déroulement de la lutte là-bas et de la manière dont a triomphé la révolution. Ce débat au sein même du FSLN a atteint des sommets de virulence et d’agressivité. Les deux frères Ortega, accusés d’être « aventureux », furent expulsés.

L’inclinaison qu’a la gauche à se fragmenter ne connaît pas de frontières. Au Nicaragua, je pense que la tendance à la division est encore plus marquée, qu’elle est dans le sang, dans les gènes. Dans ce pays, qu’il apparaisse une fédération d’échecs et moins de deux semaines plus tard, il en apparaît une autre. Et je parle d’échecs, une activité somme toute assez calme, je ne parle pas de lutte libre ou de boxe. Une fédération de baseball est créée ? Une seconde apparaît dans la foulée. Un parti libéral voit le jour ? Naissent trois autres partis libéraux. Un Front sandiniste – d’ailleurs incontesté pendant des années – se forme ? Voilà que surgissent la Rénovation sandiniste et le Sauvetage du sandinisme. Et la droite aussi implose. Au Nicaragua, on se bat beaucoup pour des prébendes tandis que dans d’autres pays, plus riches, on se met immédiatement d’accord parce que les valeurs débattues sont bien plus concrètes : on additionne, on soustrait, tant par-ci, tant par là et voilà.

Pendant ces années, le débat qui agitait le FSLN était un débat d’idées : il s’agissait de savoir si avant de se livrer à une lutte révolutionnaire, il fallait créer une parti ouvrier avec une conscience de classe pour pouvoir appliquer les préceptes marxistes-léninistes à la lutte. Tout cela dans un pays qui n’avait pas encore une seule usine et où, par conséquent, il n’y avait pas un seul ouvrier ! C’était une société de paysans et de petits commerçants. Mais le débat consistait tout de même à tenter de savoir si la classe ouvrière nicaraguayenne devait se placer à l’avant-garde de la lutte…

Eduardo Contreras – qui fut le Commandant Zéro lors de la prise de la maison de José María « Chema » Castillo – avait étudié à l’étranger, il était plus érudit que la moyenne et c’est pour cela, je pense, qu’il analysait les faits avec plus de recul. Avec Humberto Ortega, Daniel et Carlos Fonseca, il fut parmi les premiers à parler d’alliances, à chercher comment créer une force moins segmentée que celle dont nous disposions. Des débats entre les deux tendances qui s’affrontaient en apparu une troisième, qui allait prendre le nom de tendance « terceriste ». Cette dernière rejetait les débats sur la création d’un parti ou la nécessité d’attendre que la « montagne » soit prête. Pour elle, il fallait se lancer sans tarder dans une lutte insurrectionnelle contre la dictature somoziste. Ce positionnement est apparu en 1976.

La tendance terceriste a lancé une politique d’alliances plutôt audacieuse. Elle a intégré à la lutte du Front sandiniste quelques éléments de la société civile nicaraguayenne, riches entrepreneurs ou anti-somozistes notoires. Avec eux, elle a formé le Groupe des douze, partie visible d’un projet de gouvernement de transition prêt à prendre les rênes en cas de chute de la dictature. La plus forte expression de cette politique insurrectionnelle soutenue par de solides alliances remonte à 1977, avec les assauts lancés sur San Carlos, Masaya et Ocotal, qui s’achevèrent en apothéose avec la prise du Palais national, qui nous a permis de libérer plus de cent prisonniers arrêtés entre 1974 et 1975.

Les années 1978-1979 sont certainement celles que l’on connaît le mieux de cette période, à l’exception peut-être des toutes dernières heures de la dictature. Pourtant, du départ de Somoza, le 17, au 19 juillet une série d’événements imprévisibles a bouleversé l’histoire du Nicaragua. Car les choses ne se sont pas déroulées comme elles auraient dû.

Pendant les négociations entamées au deuxième trimestre 1979 entre le gouvernement états-unien – représenté par l’envoyé de Carter, William Bowdler –, la direction nationale du FSLN et la Junte de gouvernement de reconstruction nationale, les États-Unis ont exercé des pressions, tant sur Somoza que sur nous, pour que la transition se déroule de façon pacifique. Sur le fait que Somoza devait partir : tout le monde était d’accord. Sur le fait que le FSLN ne gagnerait pas : tout le monde était d’accord. Mais le FSLN devait néanmoins assumer partiellement le pouvoir parce que sur le plan militaire, il contrôlait une grande partie du territoire national. Il y eut plusieurs tentatives d’élargir la junte de gouvernement jusqu’à sept, voire onze membres – les noms allaient et venaient. On est même allés jusqu’à proposer des militaires de la Garde qui n’étaient pas si mal vus que cela. Il se trouve que l’un d’eux était Enrique Bermúdez, devenu par après l’un des chefs de la Contra, qui avait une réputation de militaire « correct », comme on disait alors.

L’accord était le suivant : pendant la journée, Somoza devait quitter le Nicaragua en abandonnant le pouvoir à Miguel Obando, aujourd’hui cardinal. La nuit suivante, Obando devait abandonner le pouvoir à la Junte de gouvernement de reconstruction nationale. Cette dernière assurerait un gouvernement intérimaire pendant quelques heures. La ville serait divisée par une frontière nord-sud passant par le commissariat central actuel d’Ajax Delgado – qu’on appelait La Aviación, à l’époque. À l’ouest, la Garde. À l’est, la zone allant de La Aviación à l’aéroport restait aux mains du FSLN, ce qui nous permettraient de faire revenir nos hommes restés au Costa Rica. Une armée mixte verrait immédiatement le jour : moitié sandinistes, moitié membres de la Garde nationale. Après avoir purgé ses rangs des gardes les plus meurtriers et voleurs, l’État major de la Garde se placerait sous commandement combiné et l’on formerait une troupe mixte. La tâche était délicate et nous ne saurons jamais si elle aurait abouti ni quel en aurait été le résultat.

En effet, les événements ne se sont pas déroulés ainsi. Il semble que Somoza n’ait pas transmis toutes ces informations à Francisco Urcuyo Maliaños, le président par intérim censé prendre le relais après son départ du Nicaragua. La transition s’est faite à l’aube. Le Congrès national a accepté la démission d’Anastasio Somoza, a nommé Urcuyo président par intérim et Somoza a quitté le Nicaragua à 4 heures du matin, le 17 juillet. Tôt dans la matinée, Urcuyo a donné une conférence de presse et déclaré qu’il n’avait, lui, passé aucun accord avec qui que ce soit, qu’il n’y avait rien à négocier avec le FSLN et qu’il resterait au pouvoir jusqu’à la fin du mandat de Somoza. Cela, bien entendu, a changé le cours des choses. Au FSLN, nous avons donc nous aussi déclaré que nous n’avions passé aucun accord avec personne, que nous allions marcher sur Managua, que nous prendrions le pays et que nous rejetions toute négociation. Les États-Unis, désemparés, ont commencé à faire pression sur Somoza, qui était déjà arrivé sur leur territoire.

Personne n’aurait pu se douter de ce qu’il allait se passer. Au Costa Rica, j’étais responsable du centre de contrôle radio, d’où nous organisions toutes les transmissions de Radio Sandino et contrôlions les transmissions radio militaires dans tout le pays. Le 17 juillet, vers les cinq heures du matin, nous savions déjà que Somoza avait quitté le Nicaragua. Humberto Ortega m’a appelé pour me charger d’aller parler au chef intérimaire de la Garde nationale, Federico Mejía González. C’est ce que je suis allé faire, accompagné du ministre costaricain de la Sécurité, de son second, des Costaricains Montealegre, Echeverría Brealy et Chaverry et de trois gardes, un colonel Mayorga et un capitaine Valladares, qui travaillaient déjà pour le FSLN, et le colonel Bernardino Larios, déjà désigné ministre de la Défense du gouvernement révolutionnaire. Nous sommes allés de San José à Punta Arenas en avion. C’est là que devait nous rejoindre Mejía González, accompagné de l’attaché aux Affaires militaires états-unien au Costa Rica. Cela devait être le premier contact entre la Garde et le Front sandiniste.

Les heures passèrent sans que personne ne se présente à la réunion. Vers 11 heures, la Garde nous annonce qu’ils ne viendront plus et nous fait repartir à San José. À cette heure-ci, la junte de gouvernement était déjà à l’aéroport de San José, prête à entrer au Nicaragua pour accomplir le plan : arriver à midi et le soir même, participer à la cérémonie de transmission du pouvoir. Les adieux protocolaires étaient prêts, les soldats équipés des drapeaux du Nicaragua et du Costa Rica attendaient – c’était un adieu d’État – lorsque l’on nous annonce que l’aéroport de Managua est pris sous les balles et que les conditions d’atterrissage sont trop incertaines.

Nous avons donc annulé le voyage. C’était sans compter sur la volonté du gouvernement costaricain de nous voir partis pour de bon. Ils voulaient se débarrasser du problème. À cette époque, le Costa Rica était infesté de sandinistes. Ils firent pression. Sans relâche. Et dix minutes avant le premier des douze coups de minuit, dans la nuit du 17 au 18 juillet, les membres de la junte de gouvernement présents au Costa Rica – Violeta, Sergio et Robelo (Hassan étant déjà à Masaya et Daniel, à León) [6] étaient partis une semaine plus tôt –, ainsi qu’Ernesto Cardenal, le Dr Juan Ignacio Gutiérrez et Chepe Bárcenas – le gendre de Violeta – se sont envolés pour le Nicaragua. René Núñez en était, lui aussi. L’avion a dû atterrir sur une route à Poneloya.

Enfin, la junte de gouvernement était au Nicaragua, même si c’était clandestinement. Personne ne savait ce qui se passerait le lendemain. À l’aube du 18 juillet, je me suis rendu au centre de contrôle radio et vers 10 heures, j’ai reçu un appel d’un type se présentant comme le colonel Néstor Chacón, prétendant que la Garde voulait se rendre. Que faire là tout seul à cette heure-ci ? Je lui ai répondu : « Agitez un drapeau blanc par la fenêtre ». Il n’avait pas de drapeau. « Eh bien sortez un drap et je préviendrai notre troupe la plus proche pour que nous puissions entamer les négociations ». J’ai voulu en savoir plus. Je lui demande : « Avez-vous des nouvelles de Somoza ? » Il me répond : « Il nous a appelés plusieurs fois. Il a appelé hier soir, il était ivre. Il a dit à Urcuyo de ne pas de rendre, de résister, que des renforts allaient arriver, qu’il ne devait pas écouter l’ambassadeur gringo, qu’il ne fallait pas négocier avec les Sandinistes. Mais ce matin, il a rappelé, calmé, et m’a parlé sur un autre ton… »

Nous avons su plus tard que la pression exercée par les États-Unis sur Somoza avait bien fonctionné. Somoza s’est ravisé et a dit à Urcuyo qu’il devait abandonner le pouvoir parce que s’il ne le faisait pas, le secrétaire d’État états-unien, Warren Christopher, l’avait menacé de le renvoyer lui au Nicaragua et de le livrer aux Sandinistes. Je demande au bonhomme : « Vous pouvez me passer le bunker ? Il me répond que oui et me met en relation. Mais pas avec n’importe qui : avec Mejía González ! Je me suis mis à improviser dans mon for intérieur, parce qu’à ce moment-là, j’étais toujours seul et n’avais aucune autorité pour prendre quelque décision que ce soit, encore moins pour négocier. J’avais une responsabilité politique, certes, mais je n’étais finalement qu’un subalterne... J’ai décidé de la jouer fine : « Écoute, la guerre est terminée, Somoza a pris le large, on ne va tout de même pas continuer à s’entretuer, on doit faire la paix, on doit trouver un terrain d’entente, la seule chose que tu aies à faire, c’est virer Urcuyo pour qu’on puisse négocier ». Ce qu’il y a, c’est que lui, de son côté, en tant que chef de la Garde nationale, ne pouvait pas non plus prendre de décision, qui plus est contre son propre chef, le président de la République, Urcuyo. On a parlé une quinzaine de minutes. Pour gagner du temps, j’ai fini par lui dire : « Bon, tu vois de ton côté et moi, je vois du mien. On se rappelle à 19 heures. Voilà ce que nous avions convenu ».

Je suis sorti en courant chercher Humberto Ortega : « Camarade, la Garde se rend, j’ai un contact ! » Nous avons fait passé le message, à moitié codé, enfin comme on pouvait et à 19 heures, on a rétabli la communication.

Humberto s’est montré tout aussi rassurant : il leur a dit qu’à la guerre, il en allait ainsi, certains gagnaient, d’autres perdaient, et qu’il n’y aurait pas de représailles, que la Garde s’était très bien défendue, qu’il fallait mettre un terme à cette tuerie, etc. On a passé plusieurs heures à parlementer. Lassé, j’ai fini par aller me coucher parce que, manifestement, on commençait à tourner en rond…

Voilà un peu le contexte dans lequel nous nous trouvions. Aujourd’hui, la date du 19 juillet est celle du triomphe historique de la révolution, or le 18 juillet à 22 heures, personne ne savait ce qui allait se passer le lendemain. Quiconque prétend le contraire est un menteur. Il y avait une espèce de conjonction de forces positives en faveur du Front sandiniste mais s’ils nous avaient bloqué les frontières ou coupé l’accès à l’aéroport, ils nous auraient mis dehors. Dans ce cas, qui sait ce qui aurait pu se passer ? Les forces aéroportées auraient pu nous envahir.

Quel était l’arsenal du FSLN à cette époque ? Trois mille fusils. On a pris le Nicaragua avec à peine trois mille fusils. C’est tout ce qu’avait le FSLN sur tout le territoire national. Pour l’insurrection de septembre 1978, on est entré à Managua avec douze fusils d’assaut. Il en restait soixante-dix pour le reste du pays. Voilà toute l’étendue de notre force de frappe.

Au petit matin du 19 juillet, on m’a réveillé par téléphone. À deux heures, le colonel Fulgencio Largaespada s’était rendu au nom de la Garde auprès de l’un de nos groupes posté à Managua. Composé à la fois de membres des Douze et d’autres personnes ayant rallié le FSLN, il était basé dans la maison du Dr Rivas Gasteazoro. C’est là qu’ils ont rédigé, tantôt par radio, tantôt par téléphone, le communiqué de reddition de la Garde. Je ne sais pas à quelle heure Urcuyo a quitté le pays ni si c’était dans la nuit ou tôt dans la mâtinée du 19. La débandade de la Garde a débuté un peu plus tard, par la mer, par voies terrestres, de tous les côtés. Le 19 juillet à midi, le FSLN a pris l’aéroport de Managua. Quelques heures plus tard, il contrôlait l’ensemble du Nicaragua. La junte de gouvernement s’est envolée de León à Managua. Sa première réunion s’est tenue à l’aéroport international. Elle est repartie à León dans la soirée et est officiellement entrée à Managua le 20. Les images que nous voyons aujourd’hui du 19 juillet – les camions chargés de sandinistes, la fête sur la Plaza – sont en fait des images du 20 juillet.

Cette anecdote est révélatrice de la précarité dans laquelle se sont déroulés tous ces événements. C’est souvent comme cela que ça se passe : le pouvoir s’installe, d’une façon ou d’une autre, au fil d’événements imprévus survenant sans que les revendiquent les protagonistes. Cette histoire révèle également que la révolution est née, a éclaté et s’est propagée presque sans que l’on s’y attende. Car c’est un fait : 24 heures avant le triomphe de la révolution, personne ne savait ce qui allait se passer.

Nous nous étions simplement préparés à mourir. Tous autant que nous sommes. Quand on s’est engagés là-dedans, on ne savait pas ce qu’on allait devenir, on cherchait simplement à sauver notre peau. Cet entraînement, cette mentalité peut faire beaucoup de mal à une organisation, une organisation un peu suicidaire où l’on ne mesure pas les conséquences de ses actes et où l’on se lance dans l’inconnu, advienne que pourra. Aucun de nous n’était entrainé ni préparé à vivre ou assumer ce qui nous attendait après le triomphe. Je me suis retrouvé ministre du premier cabinet révolutionnaire. On m’a dit : « Tu seras ministre de la Construction ». Effectivement, ce fut le cas. Mais je n’ai pris connaissance du ministère de la Construction qu’en prenant mes fonctions. On a tous fait ce que l’on a pu.

Au moment du triomphe, des trois tendances qui divisaient le FSLN, c’est la tercertiste qui avait le vent en poupe parce qu’elle avait prôné la lutte armée, parce qu’elle avait reçu la plus grande quantité d’armes et parce qu’elle contrôlait la quasi-totalité des fronts militaires dans le pays. Bien que jusqu’au 19 juillet, c’est l’unification des trois tendances qui avait prévalu dans ce que l’on a appelé la Direction nationale conjointe, je crois que les vieilles divergences ne se sont jamais vraiment dissipées. Il y a toujours eu des rancœurs. Il suffit de se pencher sur la structure du gouvernement pendant les années de la révolution : d’une certaine façon, les trois tendances ont perduré dans les ministères, selon qui était à leur tête.

La deuxième partie du texte est publiée dans le numéro de janvier.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3028.
 Traduction de Jérémie Kaiser pour Dial.
 Source (espagnol) : revue Envío, n° 318, septembre 2008.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, le traducteur, la source française (Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

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[1Managua, 1981.

[2Une ville de la région de Chinandega, au Nord-ouest de Managua, la capitale.

[3« Finissons-en avec les Somoza ! Centres universitaires ».

[4José Maria « Chema » Castillo était un proche d’Anastasio Somoza. Les ministres et diplomates pris en otages à cette occasion sont libérés en échange de la remise en liberté de prisonniers du FSLN, d’une rançon et de quelques autres exigences.

[5Prison de Managua.

[6Violeta Barrios de Chamorro, Alfonso Robelo, Sergio Ramírez Mercado, Moisés Hassan et Daniel Ortega.

Messages

  • Nous sommes vraiment contents de lire l’histoire du sandiniste et comment vous etes engagés a vous battre pour la souveraineté nicaraguenne. Nous aussi nous avons un Parti socialiste en Haiti ;Parti socialiste unifié haitien(PSUH)nous sommes engagés dans la lutte,c’est un parti qui regroupe des jeunnes,des paysans,des Universitaires.puisque nous sommes lieu pour la meme cause nous aimerions rester en contact .Quand a moi,JOVENEL THOMAS.Quand J’etais au Nicaragua j’etais ebahi de voir comment les sandinistes etaient devoués pour la cause de leur patrie.C’est dans ce meme ordre d’idee que nous sommes poussés a rejoindre le parti sandiniste afin de combattre l’inegalite sociale du capitaliste devorant.

    OBASDIEUDONNE Coordonnateur PSUH/JOVENEL THOMAS Formateur en LEADERSHIP

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