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DIAL 3033

NICARAGUA – Histoire et perspectives du Front sandiniste, deuxième partie

jeudi 1er janvier 2009, mis en ligne par Dial

Voici le dernier volet de la série de textes consacrés au Nicaragua et parus dans les numéros de novembre et de décembre. La première partie de cet entretien réalisé par la revue Envío avec l’actuel maire de Managua, Dionisio Marenco, a été publiée dans le numéro précédent.


Ne nous attardons pas sur la période de gouvernement révolutionnaire, bien plus connue, et passons à un autre moment clé de l’histoire du Front sandiniste, à savoir la période 1989-1990 lors de laquelle la révolution armée triomphante par les armes a été vaincue par le vote. La surprise fut totale. Personne ne s’y attendait. Aujourd’hui, certains disent qu’ils le pressentaient. Ils mentent. Personne n’aurait pu imaginer que nous perdrions les élections.

À cette époque, je travaillais au département de la propagande du Front sandiniste. Nous faisions des sondages mais étions loin d’être des professionnels. Notre tâche consistait à interroger les gens sur leurs intentions de vote, or comme beaucoup de personnes nous répondaient ne pas savoir, nous avons fini par inventer : celui-ci dit ne pas savoir mais déclare aimer lire Barricada [1], il est donc sandiniste ; cet autre dit ne pas savoir mais estime que Violeta Barrios de Chamorro [2] est brutale, il est donc sandiniste ; celui-là dit ne pas savoir mais prétend que Daniel Ortega ou qui que ce soit d’autre, c’est du pareil au même, il est donc contre nous, etc. Comme vous pouvez le voir, la méthode était pour le moins rudimentaire.

Au terme de la campagne électorale, vraiment tout près de la fin, les enquêteurs des instituts CID Gallup et Borge y Asociados commencèrent à nous alerter sur le fait que la tendance n’était pas favorable au Front sandiniste. Le problème est qu’à cette époque le FSLN prétendait que ces enquêtes étaient manipulées par la CIA, par les Ricains, par le département d’État, par les ennemis de l’humanité et ainsi de suite. Quiconque oserait en tenir compte serait donc considéré comme un traître. Voilà plus ou moins à quoi tenait le raisonnement. Je me souviens de la lettre que la directrice de CID Gallup m’a envoyée en fin de campagne pour me remercier d’avoir fait sortir deux de ses enquêteurs de la prison de San Jorge. Elle disait ceci : « Nicho [3], je t’envoie les résultats de l’enquête. Vous avez tout faux. Notre enquête est fiable et elle dit que vous allez perdre les élections. » Puis elle a ajouté : « On dit qu’autrefois, les tyrans avaient pour habitude de tuer les oiseaux de mauvais augure. J’espère que tu ne vas pas me tuer. »

Les enquêtes avaient vu juste. Nous avons perdu. Nous n’étions pas préparés à cela. Ce fut un moment très difficile. La nuit suivant les élections fut sans doute le seul moment de ma vie où j’ai eu peur. Quelque chose s’est figé en mon for intérieur. Un mélange de tristesse, de crainte et d’incertitude.

Je me rappelle bien du jour des élections. Nous avions organisé un système de sondage rapide auprès de 800 bureaux de vote. Ils devaient nous donner des résultats anticipés qui nous permettraient d’extrapoler le résultat final. Nous avons déjeuné au quartier général de l’armée de terre. Autour de la table, Humberto Ortega, Joaquín Cuadra, Osvaldo Lacayo, Lenín Cerna, Sergio Ramírez et moi parions sur notre avance : 60-40, 70-30, 80-20, etc. Quiconque tablait sur moins de 70 % était considéré comme fou, 70 % étant notre plus mauvais score envisageable. Le Conseil suprême électoral, présidé par Mariano Fiallos, était un organe prestigieux. Prestigieux, certes, mais contrôlé par le FSLN. Mariano Fiallos avait des instructions on ne peut plus claires : à 19 heures précises, il devait lire les résultats du dépouillement des quatre premiers bureaux de vote et livrer les quatre résultats les plus écrasants, pour marquer une victoire 4 à 0 du Front sandiniste, avec cent votes d’avance dans chaque bureau de vote.

19 heures : Mariano Fiallos n’apparaissait pas. Comme c’est étrange. 19 heures 30 : les résultats tombent pour les quatre bureaux. Nous gagnions dans les deux premiers et perdions dans les deux autres. Et là où nous gagnions, c’était de peu. Comme c’est étrange. Quand je suis arrivé au QG de campagne, tout le monde était tendu. J’ai appelé Daniel Ortega : « Viens ici. Il y a quelque chose qui cloche. » Quand Daniel est arrivé, nous avons demandé à Paul Oquoist – le responsable de notre petite enquête – qu’il nous donne les résultats en sa possession. Nous perdions. Daniel à Paul Oquoist : « Quelles sont les chances d’inversion de tendance ? » Paul Oquoist lui répond, avec son accent états-unien : « J’ai bien peur, mon Commandant, qu’il n’y en ait aucune. » Ce qui ne m’a pas empêché d’essayer de le rassurer : « Ne tiens pas compte de ce qu’il dit, Daniel, on n’a les résultats que de 200 bureaux de vote et il y en a cinq ou six mille, rien n’est perdu. »

La tension était palpable. La direction du FSLN s’est réunie au quartier général de l’armée de terre. Vers 22 heures, Jimmy Carter m’a appelé : « Mettez-moi en relation avec le président Ortega ». Je lui réponds qu’il n’est pas là. « Dites-lui que je veux lui parler ». Mais Daniel n’a pas pris l’appel. Carter a rappelé vers 23 heures, s’est fait plus insistant et m’a dit : « Dites au président Ortega que s’il ne prend pas mon appel, je vais annoncer qu’il a perdu les élections, je ne veux pas le faire sans qu’il le sache. » J’ai appelé Daniel et lui ait dit : « Daniel ! Il dit qu’on est hors course et que si tu ne le prends pas, il déballe ! »

Minuit. Jimmy Carter, son épouse Rosalyn, Bob Pastor (ex-conseiller à la Sécurité nationale des États-Unis), Joao Baena Soares (Secrétaire général de l’OEA [4]), Elliot Richardson (délégué du Parti républicain) et d’autres observateurs internationaux se présentent au QG de campagne. Daniel arrive. Je reste là, dans un coin, et j’assiste à la scène. Carter : « Comment vas-tu, Daniel ? Je viens t’annoncer que tu as perdu les élections. Ne t’inquiète pas, ce sont des choses qui arrivent. Cela m’est aussi arrivé et même si c’est dur au début, on fini par s’en remettre. » Daniel : « Non, ce n’est pas vrai, on attend toujours les résultats de cent bureaux de vote. » Carter : « Si, les dés sont jetés et si tu ne le reconnais pas, je me chargerai de l’annoncer, mais cela risque de provoquer une certaine agitation. » Daniel a donc fini par reconnaître sa défaite et la seule chose qu’il a demandée, c’est que l’on ne l’officialise pas avant 6 heures du matin. Daniel et tout le groupe sont partis au QG de campagne de Violeta Barrios de Chamorro. Le résultat est resté confidentiel jusqu’à 6 heures du matin le 26 février 1990. Daniel a prononcé un discours mémorable, un discours extraordinaire reconnaissant la défaite.

C’est là qu’ont commencé à se conclure les pactes entre Toño Lacayo et Humberto Ortega pendant le mandat de Violeta Barrios de Chamorro et toute la transition. Il faut très honnêtement reconnaître que pendant ces années, Daniel Ortega a dirigé le FSLN avec grand courage. C’est à ce moment-là qu’il a dit : « Tant pis, on va gouverner par le bas » ; c’est de là que vient le slogan. Car face à cette déroute inattendue, le FSLN a commencé à se diviser, certains rejetant la faute sur les autres, d’autres ne comprenant pas comment nous avions pu perdre, d’autres enfin cherchant à savoir qui avait bien pu nous enfoncer. Ce débat n’avait néanmoins rien d’officiel.

Et puis il y eut un autre moment que je considère comme charnière dans l’histoire du Front sandiniste. Lorsqu’a été fondé le Mouvement rénovateur sandiniste (MRS), au milieu des années 1990, le FSLN disposait de 38 députés à l’Assemblée. De ces 38 députés, 36 sont partis au MRS et deux sont restés sur les bancs sandinistes. Si cela c’était produit dans un parti espagnol, allemand ou japonais, nul doute qu’il aurait disparu à jamais. Mais au FSLN, non. C’est là l’un des grands mérites de Daniel Ortega : avoir entretenu la flamme et parcouru le pays jusqu’à ce qu’à l’élection suivante, la situation se renverse : le FSLN s’est retrouvé avec 40 députés et le MRS, un seul.

Commence alors une nouvelle période pour le FSLN, toujours dans l’opposition mais sous le gouvernement d’Arnoldo Alemán [5]. Le fameux pacte est conclu, celui qui régit encore aujourd’hui les débats et la vie politique du pays. Ce pacte est plus ou moins né ainsi : au début du mandat d’Alemán, le FSLN a encouragé toute une série d’émeutes, sur le même mode qu’au début du mandat de Violeta Barrios de Chamorro. Or Alemán avait besoin d’acheter la paix sociale pour gouverner et anéantir le Front sandiniste, son objectif premier. Je me souviens des premières négociations avec Alemán. Une relation s’est nouée entre le général Humberto Ortega et Jaime Morales Carazo, parrain d’Alemán et principal conseiller de ce dernier. Certains points communs leur ont permis de trouver un terrain d’entente. Par après, j’ai été invité à prendre part à ces négociations aux côtés d’Alfredo Fernández, le secrétaire personnel d’Alemán.

Nous avons travaillé trois mois environ et une fois les principaux points de discussion formulés entre nous, le président Alemán et l’ex-président Ortega ont été conviés à se joindre à notre petit comité. Humberto est parti et nous nous sommes retrouvés seuls, Arnoldo Alemán, Jaime Morales et Alfredo Fernández d’un côté, Daniel Ortega et moi-même de l’autre pour le FSLN. C’était une commission secrète. Tout ce qui s’y est dit était d’ordre privé, personne n’a été mis au courant et jusqu’à aujourd’hui, personne n’en n’a jamais rien su. Il y eut un peu plus de trente et rien n’a jamais filtré.

Quel était l’objectif du FSLN ? Récupérer des espaces politiques. Nous n’avions pas de représentant à l’inspection des Finances, nous n’avions qu’un seul magistrat au Conseil suprême électoral et une ou deux personnes seulement à la Cour suprême. Nous étions en minorité totale dans les institutions publiques. Et ne pas être présent dans les institutions de l’État revient à ne pas exister dans le processus électoral. Car le Nicaragua n’est ni la Suisse, ni la Suède, où les lois sont scrupuleusement respectées. Il faut tout surveiller personnellement. Sinon c’est simple : on n’est rien. C’est la stricte vérité. De ce point de vue, le pacte a fonctionné à merveille, tant et si bien que le Front sandiniste est revenu au pouvoir en 2006, en étant parvenu à réduire le pourcentage de votes nécessaire pour gagner à 35 % à condition que l’avance sur le deuxième soit d’au moins 5 points. Sans cet accord, le FSLN n’aurait jamais gagné les élections. Sachant qu’il avait été conçu pour le retour du Front sandiniste au pouvoir, autant dire que le succès fut total. Les résultats des élections de 2006 semblent avoir été taillés sur le modèle de cette décision.

Voilà donc les points de repère les plus marquants de l’histoire du Front sandiniste, passé de la clandestinité au pouvoir, du pouvoir à la défaite électorale et du triomphe électoral à… quoi ? En effet, le deuxième point d’inflexion est celui que nous vivons aujourd’hui. Il y a beaucoup de polémiques autour du gouvernement actuel, beaucoup de polémiques sur la façon dont Daniel Ortega gouverne, sur l’exclusion de certains acteurs sociaux, sur la virulence de la politique extérieure, sur les bras de fer du gouvernement avec les autres partis et les autres forces sociales, sur les CPC [6] qui sont en fait des émanations du Front sandiniste, etc. Je pense qu’avoir changé le nom était une erreur. De toute façon, les membres des CPC sont tous au FSLN et ils ne laissent entrer personne d’autre. Pourquoi ont-ils fait cela ? J’imagine que c’est une stratégie pour s’accaparer l’organisation du parti.

J’ai été candidat du Front sandiniste à la Mairie de Managua aux élections municipales de 2004 et je les ai gagnées. Je suis maire FSLN. Je suis un maire sandiniste. Pendant mes premières années de mandat, j’ai dû me frotter à un gouvernement antisandiniste, celui d’Enrique Bolaños. C’était complexe, difficile, surtout en matière de transports. Heureusement pour moi, bien que je ne pouvais m’adresser directement à Bolaños comme le faisait mon prédécesseur sandiniste, Herty Lewites – il avait noué des liens d’amitié avec Bolaños –, heureusement pour moi, donc, j’entretenais de bonnes relations de travail avec certains ministres du cabinet de Bolaños et pouvais résoudre certaines choses. Quand le FSLN a gagné les élections présidentielles, je me suis réjouis et me suis dit : « Enfin un peu de repos, c’est un gouvernement de mon parti et il va pouvoir m’aider. » Malheureusement, il y eut quelques malentendus et j’ai été écarté du Front sandiniste. Nous ne nous adressons plus la parole depuis deux ans. Aucune communication quelle qu’elle soit. Je suis tout seul. Je n’ai aucun soutien de mon parti. Et je n’ai rien d’un dissident ni d’un traître, comme on a pu l’entendre ici ou là.

Je crois que chacun a le droit de dire ce qu’il pense de ce qui se passe dans le pays. Mais qu’un ministre ose dire le dixième de ce que je suis en train de dire aujourd’hui et il est assuré de trouver la porte de son propre bureau fermée le lendemain matin. Moi, il ne m’arrivera rien de la sorte car j’ai beau être fonctionnaire, je ne dépends pas du gouvernement. Il y a en ce moment une volonté de contrôle quasi policier des ministres. Ils ne peuvent pas parler entre eux, on leur interdit de se réunir. Si je les appelle pour leur demander quoi que ce soit, ils attrapent une crampe. L’ambiance au sein du gouvernement est exécrable.

Je me suis assez étendu sur l’histoire du FSLN en essayant de faire en sorte de vous donner des clés pour comprendre ce qui s’y passe actuellement. Le parti s’est construit grâce aux personnes qui le dirigeaient... et qui mourraient. Tous les principaux dirigeants du FSLN jusqu’à 1979 sont morts. Que se passerait-il si Carlos Fonseca était encore en vie ? Probablement – certainement – serait-il à la tête du FSLN. Que se passerait-il si Pomares, Contreras, Pedro Aráuz, Casimiro Sotelo, Julio Buitrago, Julián Roque étaient encore en vie ? Nombre des cadres actuels ne seraient pas à des positions de pouvoir au sein du Front sandiniste.

C’est un premier aspect des choses. Le second, le caractère militaire de l’organisation sandiniste, permet d’expliquer en grande partie ce qui se passe encore aujourd’hui : « Direction nationale, à vos ordres ! ». Nous nous sommes imprégnés de cette consigne dix années durant. Pendant le gouvernement révolutionnaire, tout acte public passait par l’entrée en scène des membres de la Direction nationale dans un ordre prédéterminé. Et nous devions nous lever à leur arrivée. C’était automatique. Comme à l’armée. Cela crée une culture organisationnelle très singulière, très différente de celle d’un club de jeunes défenseurs de l’environnement, d’un groupe de musiciens ou d’un cercle de philosophes. Cela crée une organisation militaire. D’autant que pendant le gouvernement révolutionnaire, le FSLN s’est nourri des 200 000 personnes qui ont combattu, qui ont pris les armes, qui ont intégré le mode de fonctionnement des militaires et qui l’ont, ensuite, transposé à la structure du parti.

Pendant toutes ces années, le pouvoir s’est aussi beaucoup concentré autour de Daniel Ortega. Au FSLN, l’ancienneté a – et a toujours eu – une grande importance. Cette ancienneté, ajoutée au fait d’avoir été clandestin, prisonnier, combattant ne faisait qu’accroître votre poids dans l’organisation. Voilà ce qui comptait. Être ingénieur, médecin ou avoir étudié à la Sorbonne ne menait à rien. Pour être bien vu, il fallait être resté dans les clous et se prévaloir d’un certain parcours. Le parcours de Daniel avait été long : il avait été prisonnier sept ans et il avait conduit la lutte armée. C’était peut-être la personne avec le moins de charisme et de connaissances, et aux discours les plus ennuyeux, mais il faut lui reconnaître sa ténacité.

Après son échec électoral, Daniel a dirigé seul le parti pendant seize ans, bien ou mal, mais il faut lui reconnaître ce mérite. Les autres ont pris le large, concentrant la totalité des pouvoirs dans les mains d’une seule personne. Ce à quoi il faut ajouter une énergie inépuisable. De ces seize années où nous sommes restés dans l’opposition, il n’y eut pas un seul jour où il est resté les bras croisés : il débarquait à San Pedro del Norte, il dormait à La Gateada, il se réveillait à Bluefields, se rendormait à San Carlos et réapparaissait à Potosí. Il était comme un farfadet parcourant le pays d’un bout à l’autre. Cela lui a permis de construire un pouvoir, une force.

Le problème est que Daniel ressasse aujourd’hui dans ses discours des thèmes qui nous étaient chers il y a plus de trente ans : les pauvres, les paysans, l’impérialisme, l’oligarchie, etc. Son discours vous fait revenir, non pas en 1979, mais à l’époque de la prison, au discours le plus radical qui soit.

Il campe sur les idées qui furent le ciment du Front sandiniste. Les plus anciens y sont très réceptifs mais aujourd’hui, la moitié de la population ne sait même pas qui était Somoza. Si l’on dit à un gamin que lors de l’assaut du Palais, nous avons pris Toño Mora Rostrán en otage, sa seule réponse sera : « Qui c’est, celui-là ? Je ne sais pas qui c’est et je m’en fiche. Moi, mon problème, c’est que je passe le bac, que je voudrais aller à l’université et que je ne peux pas ; ce que je veux, c’est faire des études supérieures et trouver du travail. » Voilà quels sont les préoccupations des gens, aujourd’hui. Dans une société si jeune, le défi consiste à trouver comment créer des opportunités pour l’énorme quantité d’enfants et de jeunes de ce pays.

Il va falloir un peu de temps pour qu’une majorité de sandinistes s’interroge enfin sur le décalage entre le discours de Daniel et la réalité. D’ici peu, les gens commenceront à se dire : « Fantastique, je suis pauvre, ce gouvernement est le gouvernement des pauvres et nous, les pauvres du monde, “notre heure est venue”, mais une année passe, puis une autre, puis une autre et les pauvres ne s’en sortent ni par le haut, ni par le bas, ni par où que ce soit… et j’ai faim et je veux un travail et mon petit est malade, etc. » Ce n’est qu’une question de temps. Ce n’est pas que je souhaite que le gouvernement ne s’en sorte pas, non, bien au contraire ; j’aimerais tant que Daniel fasse un excellent travail.

Aujourd’hui, nous devons faire face à deux énormes problèmes : le problème démographique, qui aura raison de la classe politique nationale, et le problème climatique, qui va affecter toute la planète, nous y compris, si la température à la surface du globe augmente ne serait-ce que de deux ou trois degrés. Or de ces deux problèmes, personne ne parle. Notre débat politique est primaire, folklorique : untel a dit ceci, unetelle a dit cela, etc. Si l’on ne rabâche pas comme un moulin à parole la consigne du moment, on est taxé de pantin, de traître à la patrie et j’en passe. Malheureusement, nous n’abordons pas les questions graves, les questions de fond que nous aurons de toute façon à gérer demain ou après-demain, quand les postures rhétoriques s’effondreront et qu’il faudra voir la réalité en face.

Il m’est très difficile de vous donner un avis définitif sur le futur du Front sandiniste. En revanche, ce dont je suis convaincu, c’est que sa ligne directrice et la façon dont il est dirigé sont inutilement virulentes. À quoi bon se mettre à dos tant de personnes simultanément quand les choses peuvent être réglées par voie de négociation, d’accords et de dialogue ? Si la situation n’évolue pas, je pense que des sources de tension sociale dont nul n’avait besoin finiront par émerger. Où cela nous mènera-t-il ? Aucune idée. À mon avis, l’exclusion du MRS et celle des conservateurs étaient complètement inopportunes. Mieux vaut pour le FSLN que les partis soient nombreux. Plus il y aura de partis, mieux ce sera pour le FSLN et moins il y en aura, plus ce sera difficile, sauf s’ils concoctent une magouille visant à manipuler les résultats électoraux, ce qui ne ferait qu’apporter de nouveaux problèmes.

Je pense que nous sommes mal partis pour les élections municipales de novembre [7]. Nous sommes déjà à deux, trois mois des élections et les candidats à la Mairie de Managua n’ont pas dit un mot sur la ville en tant que telle. Tant mieux pour moi. Au moins ne me critiquent-ils pas. Mais si j’étais moi-même candidat, je n’hésiterais pas attaquer le maire sur l’eau, sur la gestion des ordures, sur l’état de la voirie, bref : sur tous les défauts de la capitale. La campagne est très politisée et cela n’apporte rien à la construction d’une société démocratique, à la création d’une culture municipale. Rien de tout cela ne compte. Eduardo Montealegre et Alexis Arguello [8] continuent de se chamailler : le premier est accusé d’être le voleur des CENIS [9] et le second, d’être un bon à rien. On voit bien que cette élection n’a rien à voir avec la ville et que c’est davantage une question politicienne. Si la tendance amorcée lors des élections précédentes se confirme, le FSLN va devoir livrer une bataille titanesque pour gagner Managua.

Je trouverais triste que le FSLN, de retour à la présidence du Nicaragua, gâche cette nouvelle opportunité de pouvoir gouverner en paix, avec les possibilités qu’offrent les accords pétroliers passés avec le Venezuela pour capter des capitaux et œuvrer dans l’intérêt du peuple. Je crois aussi que la situation économique mondiale est pire que jamais et qu’aucun pays n’est facile à gouverner, qu’il s’agisse du Nicaragua, du Honduras ou des États-Unis. Cela dit, le soutien du Venezuela est porteur d’espoirs, surtout pour un pays comme le nôtre où le simple fait de paver une rue revient à tracer une autoroute et où lorsque l’on construit une école, des milliers personnes en profitent. Pourtant, je pense que le gouvernement a une faiblesse : cette manie de transformer en affrontement la moindre chose qu’il entreprend. Objectivement, je ne sais pas pourquoi il se comporte de la sorte mais je pense qu’il devrait se reprendre avant que tout cela ne finisse par avoir un impact très négatif sur le Nicaragua. Cette posture inutilement basée sur la confrontation fait beaucoup de mal au FSLN et beaucoup de mal au pays.

Un pays comme le nôtre, dont les ressources sont rares, ne peut se payer le luxe de se mettre quiconque à dos. Il doit chercher un consensus interne avec toutes les forces en présence, avec tout ce que le pays compte de personnes susceptibles de coopérer. Il doit parvenir à faire en sorte que chacun mette son grain de sable pour relever le pays. Sur le plan international, je pense par exemple que le Nicaragua ne devrait pas adopter cette attitude si belligérante face au problème colombien. Non seulement nous ne leur sommes d’aucune utilité mais en plus, cela risque de nous porter préjudice.

La meilleure façon de soutenir la guérilla colombienne, c’est de l’aider à se faire entendre hors des frontières de la Colombie si elle accepte de sortir de la clandestinité. Si elle refuse de déposer les armes, comme elle l’a déjà déclaré, nous ne pouvons rien faire. Hugo Chávez a déjà rencontré Álvaro Uribe et Fidel Castro a déjà demandé aux FARC de libérer les otages. Si ces deux grands représentants de la gauche adoptent cette position, nous ferions mieux de nous aligner pour tenter de résoudre ce conflit plutôt que de clamer haut et fort : « On est avec les FARC, la patrie ou la mort (otages ou non) ! » Enlever des soldats est une chose car c’est une guerre et les soldats d’un camp comme de l’autre peuvent être considérés comme prisonniers de guerre, enlever des personnalités politiques et des civils en est une autre et n’offre rien de bon.

Je pense qu’il serait bien plus sain d’adopter une position constructive en matière de relations nationales et internationales, afin que le Front sandiniste puisse écrire une belle page de cette nouvelle étape de son histoire.

À ce jour, l’avenir du FSLN reste, pour moi, une énigme. Je pense d’ailleurs que beaucoup de Nicaraguayens partagent mon incertitude. Où en serons-nous en 2011 ? Difficile à dire. Pourtant, si Daniel Ortega se réveillait et si Hugo Chávez ouvrait les vannes, le Nicaragua se porterait bien mieux. Bien sûr, à condition que les capitaux affluent et que Daniel Ortega sache gérer la situation. Car l’afflux de capitaux peut aussi bien se solder par un désastre. Mais avec notre niveau de pauvreté, une bonne gestion des flux des capitaux issus des accords pétroliers avec le Venezuela – accords que j’ai signés en 2005 – nous permettraient néanmoins de faire de grandes choses.

Il faudra satisfaire à deux conditions pour obtenir des résultats positifs tant pour le pays que pour son peuple en 2011. Toutes deux sont difficiles à évaluer à l’heure où je vous parle. Il faudra d’abord disposer des capacités nécessaires pour faire les choses correctement et trouver ensuite les financements nécessaires pour y parvenir. La raffinerie promise par Chávez, par exemple, nous changerait la vie. Or cette promesse date d’il y a déjà deux ans et la première pierre n’a pas encore été posée. Nous devrions au moins avoir commencé à remuer la terre.

Le Nicaragua dispose d’un immense potentiel géographique et c’est là sa grande richesse. Un canal interocéanique traversant le Nicaragua bouleverserait totalement le cours des choses. Voici ce à quoi nous devons sérieusement réfléchir : une énorme infrastructure nous permettant de mettre notre potentiel géographique à profit car c’est le seul avantage comparatif dont peut se prévaloir le Nicaragua. Tout le reste peut aussi bien se faire au Honduras, au Guatemala, au Salvador ou au Costa Rica. Je ne vois aucune raison plausible pour qu’un investisseur vienne implanter chez nous son exploitation de concombres ou son usine de chaussures – si ce n’est qu’ils ne trouveront pas ailleurs meilleur « cordonnier » que moi [10] »…

Mon avenir ? Ce qui m’occupe le plus actuellement, c’est d’achever paisiblement mon mandat à la Mairie de Managua. Heureusement, je pense avoir fait du bon travail. Personne ne pourra me reprocher d’avoir volé ne serait-ce qu’un crayon de papier, même si certains ne manqueront pas de le faire. Je ne doute pas qu’on puisse lancer une campagne de ce type mais cela m’importe peu.

Est-ce que je serai candidat aux présidentielles sous la bannière du FSLN ? Je n’ai absolument rien à y gagner. Toutefois, si on me demandait de me porter candidat, je l’accepterais comme une responsabilité à assumer. De toute façon, si je refusais, on dirait que je me défile et si j’en prenais l’initiative, on prétendrait que je suis avide de pouvoir.

Au terme de mon mandat actuel, il n’y a aucune chance pour que j’entre au gouvernement, eu égard aux tensions existantes. D’autant que je ne vois pas comment je pourrais m’y rendre utile. Je chercherai probablement du travail comme ingénieur ou consultant. S’ils me harcèlent, s’ils commencent à me poursuivre et que je ne trouve pas de travail au Nicaragua – c’est une éventualité – je devrais chercher du travail à l’étranger. Je n’ai constitué aucune réserve, je n’ai pas un sou de côté, je n’ai pas un million de dollars sur un compte secret et je n’ai pas de propriété à la campagne ; je n’ai que ma capacité de travail, la satisfaction du devoir accompli et, grâce à Dieu, un nom honorable, hérité de mon père. J’ai aussi – ça oui – le grand espoir que le FSLN, comme dans tous les moments difficiles de son histoire, finira par trouver sa voie. Pour le bien de notre peuple.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3033.
 Traduction de Jérémie Kaiser pour Dial.
 Source (espagnol) : revue Envío, n° 318, septembre 2008.

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[1Organe de presse officiel du Front sandiniste.

[2Candidate présidentielle de la Union d’opposition nationale (UNO), coalition de 14 partis politiques contre le Front sandiniste.

[3Diminutif de Dionisio.

[4Organisation des États américains.

[5José Arnoldo Alemán Lacayo fut le 81e président du Nicaragua (10 janvier 1997-10 janvier 2002).

[6Conseils du pouvoir citoyen.

[7Le texte a été publié dans le numéro d’Envío de septembre 2008.

[8Candidat du FSLN, il a été élu lors des élections de novembre, même si Eduardo Montealegre conteste le résultat et dénonce des fraudes.

[9Certificados Negociables de Inversión, littéralement « certificats négociables d’investissement (certificats CENIS) ». Le « scandale des CENIS » a éclaté, sous le mandat d’Arnoldo Alemán (1997-2002), après l’émission de bons (les CENIS), pour renflouer cinq banques nicaraguayennes en faillite. Montealegre, alors ministre des Affaires étrangères, a été accusé de laisser à l’État – et donc aux Nicaraguayens – une dette de 350 à 400 millions de dollars.

[10Référence au premier paragraphe de la première partie du texte : « Je n’ai jamais été théoricien, je suis plutôt pratique. Je ne suis pas un intellectuel, je suis un pragmatique, un “cordonnier” m’a-t-on dit un jour. Je ne suis pas capable d’analyses très poussées. La vie m’a conduit à assumer diverses responsabilités au sein du Front sandiniste. Je connais son histoire, depuis plus de 40 ans, j’en ai moi-même écrit quelques lignes. »

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