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DIAL 3118

ARGENTINE - Entretien avec Alberto Sava, directeur du Front des artistes du Borda, deuxième partie

Emilia Cueto

jeudi 2 septembre 2010, par Dial

Dans son numéro de juillet, Dial a consacré trois articles à des expériences conduites au sein de l’hôpital neuropsychiatrique José Tiburcio Borda à Buenos Aires. Le premier concernait l’expérience de la radio La Colifata, qui émet chaque samedi depuis l’hôpital. Le second est la première partie du long entretien avec Alberto Sava, fondateur du Front des artistes du Borda, dont nous publions ici la deuxième partie. Le troisième était un court texte rédigé par les membres de l’atelier de journalisme du Front des artistes du Borda en 1989. Alberto Sava est artiste et psychologue social. Cofondateur et président jusqu’en 2003 de l’Association argentine du mime, il est aussi le créateur du Congrès et du Festival latino-américain du mime, qu’il a dirigé pendant dix éditions jusqu’en 2003. Fondateur et président du Réseau argentin de l’art et de la santé mentale, il a aussi créé et dirige l’École du mime contemporain et du mime-théâtre participatif. Cet entretien a été publié dans la revue Imago Agenda n° 103 (septembre 2006).


En 1989 a eu lieu le premier Festival latino-américain d’artistes internés en hôpitaux psychiatriques. C’est le premier et le seul événement de ce genre qui existe à travers le monde.

C’est vrai, il n’y a rien de semblable dans le monde. L’UNESCO a même salué le parcours suivi par le Front des artistes et l’expérience qu’a été le festival. On trouve un musée de la peinture au Brésil, et aussi aux Pays-Bas, mais on n’avait encore jamais organisé une manifestation qui réunisse toutes les formes artistiques pendant une semaine et qui permette à toutes les personnes présentes d’échanger leurs expériences.

Comment jugez-vous ce premier festival ?

Ce fut, selon moi, un événement singulier, très particulier, très spécial, parce que cette première expérience a été réalisée en 1989 dans neuf théâtres de Buenos Aires, avec pour pôles principaux le Centre culturel San Martín et la petite salle du Théâtre Cervantès, mais aussi à la Faculté de psychologie, au théâtre de Norman Briski, Cemento, au Centre universitaire de la prison de Devoto, et à l’hôpital Borda. Onze délégations se sont produites dans ces salles, dont huit argentines, deux brésiliennes et une uruguayenne. Nous avons vécu une expérience inédite, avec la réunion d’une sorte de convention d’artistes fous, réunis en un même lieu et partageant un même espace durant une semaine. Des artistes venus là pour présenter des spectacles et des expositions, mais aussi pour échanger des idées lors de tables rondes, de débats sur des thèmes comme « l’art et la désinstitutionalisation », « l’art et la santé mentale » ou « la désinstitutionalisation de la folie », où de multiples sujets ont été traités entre patients, coordonnateurs et professionnels. Je crois que c’est là que ce concept de la désinstitutionalisation a émergé, qu’il a commencé à prendre corps. C’est un festival qui a eu d’énormes répercussions ; le journal Página 12, par exemple, lui a consacré des pages entières, Eduardo Pavlovsky a fait paraître une note dans les quotidiens, tout comme Fernando Ulloa. Nous avons connu un événement inusité, original, et qui a été une telle réussite qu’il nous a encouragés à répéter encore l’expérience, et c’est ainsi que nous organiserons la neuvième édition en septembre [2006]. Nous en sommes déjà à neuf festivals. Nous avions au début une centaine de participants, alors qu’aujourd’hui nous comptons déjà plus de 400 inscriptions, dont 70% de patients de différentes délégations.

Et cette fois nous aurons la présence de la troupe théâtrale de Trieste, en Italie, de sorte que cela va être une expérience formidable. Le festival est un moment exceptionnel.

Est-ce que c’est la première fois que les gens de Trieste viendront au Festival ?

Oui. On avait bien essayé de les faire venir pour la deuxième édition, mais on manquait de moyens, tandis que cette fois ils paient leur voyage et nous nous chargeons de leurs déplacements à l’intérieur de l’Argentine ainsi que de leur séjour, ce qui est déjà plus ou moins réglé.

Quelle est la date prévue ?

Entre le 25 et le 30 septembre 2006, et cela aura lieu à Río Tercero, dans la province de Córdoba. Les premiers festivals se sont tenus à Buenos Aires mais, avec l’augmentation du nombre de participants, il nous était très difficile de trouver des endroits gratuits pour l’hébergement et les repas. Globalement, à Buenos Aires, il n’existe pas de structures publiques en mesure d’accueillir un nombre élevé de personnes, raison pour laquelle nous avons commencé à organiser le Festival à Chapadmalal, Mar del Plata, où l’on trouve un complexe du Secrétariat au tourisme, dans lequel ils nous assurent le logement et les repas gratuitement pendant une semaine pour 400 personnes. Cette année, nous avons voulu sortir de Mar del Plata (le festival se tient tous les deux ans) parce que cela faisait trois ou quatre ans qu’il avait lieu à cet endroit, et le Secrétariat au tourisme possède à Río Tercero, Córdoba, des installations du même genre, qu’il met gratuitement à notre disposition. On va voir s’il y a des répercussions. Au moins, les gens de Córdoba se remuent pour que les zones voisines puissent participer au Festival. Ces festivals sont très intéressants, mais ils ne reçoivent pas encore tout le soutien qu’il leur faudrait vraiment, et l’État n’y voie aucun atout politique à saisir, il n’y trouve aucun intérêt. Je crois que ce serait une belle occasion de transcender les clivages politiques que d’organiser une manifestation de cette nature dans un théâtre de Buenos Aires plus important, où les répercussions dans le public sont toujours beaucoup plus grandes.

Quels éléments se sont conjugués dans votre esprit pour que vous donniez forme à cette idée d’un festival ?

L’idée du festival a résulté du Front des artistes et des répercussions observées dans d’autres hôpitaux, mais elle m’est aussi venue d’un film d’Ubaldo Martínez, acteur uruguayen qui vivait en Argentine et qui jouait un personnage comique, sympathique et porté sur la bouteille, du nom d’Ubaldino. Je vois un jour à la télévision ce film dans lequel l’individu en question reçoit un télégramme qui lui annonce un héritage ; mais cet héritage se révèle ultérieurement une erreur, un malentendu. Et à un moment du film, le personnage entreprend de réunir en congrès tous les ivrognes de la planète à Buenos Aires. C’était très amusant de voir tous ces ivrognes descendre de l’avion, etc. Et c’est là que j’ai pensé que ce serait une bonne idée de faire un congrès d’artistes fous, et voilà. J’ai soumis ma proposition à l’assemblée, et une des personnes présentes a dit : « Nous sommes désormais un de plus ici ! », voulant signifier par là que c’était une folie.

Effectivement, nous avons beaucoup peiné pour organiser le premier festival à Buenos Aires, parce qu’aucun hôtel ne voulait nous héberger. Partout où on se présentait, on nous disait : « Qu’est-ce qui me garantit que tout va bien se passer ? » « Ils vont tout me casser. » « Comment je vais faire avec les autres clients ? » Finalement, nous avons dû nous rabattre sur les auberges de jeunesse. Au début, ils nous ont déclaré qu’il n’y avait pas de problème mais qu’ils ne pourraient loger que 50 personnes (nous étions une centaine) ; quant aux 50 autres, il a fallu les transporter à une auberge de Monte Grande, à une heure et demie de là. Si ces 50 personnes n’ont pas pu rester, c’est parce que l’auberge attendait 50 étudiants en architecture brésiliens venus pour un congrès à Buenos Aires. Mais quand ces étudiants ont appris qu’il y avait 50 fous dans l’auberge, ils sont partis, ce qui nous a bien arrangés, parce que nous avons pu rapatrier les personnes qui se trouvaient à Monte Grande. L’auberge de jeunesse est donc devenue « l’hôtel des fous ». Ce fut merveilleux et très émouvant. C’est aussi arrivé à Chapadmalal, où les bâtiments sont très beaux, très spacieux (ils peuvent accueillir une soixantaine de personnes). Mais au rez-de-chaussée de l’hôtel – qui compte trois étages – il y a plusieurs petits commerces, des librairies, des épiceries. Quand ils ont su que des patients d’asiles d’aliénés étaient dans les murs, ils ont voulu baisser les grilles des vitrines de peur qu’ils les brisent. Il n’est jamais rien arrivé. Mieux, après le premier festival, les commerçants ont organisé un genre de réception. Tout le monde pleurait. Ce fut un moment très chargé d’émotion. De plus, la majorité des patients en psychiatrie (peut-être pas 100%, mais 50% c’est sûr) n’ont jamais vu la mer ou la montagne. Alors, c’est extraordinaire. En même temps, cet échange, ce spectacle que l’on donne est une très bonne chose.

Et en dépit de ces stimuli, de ces situations nouvelles et de ces émotions, il n’y a pas de décompensations ?

Il n’y a jamais eu de décompensation importante, on n’a jamais vu un professionnel revenir au centre avec un patient. Il peut y avoir une stimulation, une certaine excitation, mais c’est très courant chez les artistes. Je viens du théâtre et je sais comment on sent ces choses. À la première, avant la représentation, on perçoit de la nervosité, de l’excitation qui confine à l’hystérie – interdiction de parler à l’artiste, interdiction de l’importuner, de l’embêter – mais on n’a jamais observé de décompensation. Chez nous, chaque coordonnateur artistique travaille avec un coordonnateur psychologue qui accompagne tout le processus, on échange et travaille là-dessus. Mieux, il se produit une chose très intéressante que nous avons constatée avec le docteur Postare. Chaque délégation doit inclure un psychologue, un infirmier et un médecin parce que les patients sont en majorité sous médication. Le docteur s’est livré à une étude sur les deux derniers festivals qui ont eu lieu à Mar del Plata et il est parvenu à la conclusion que la dose de médicaments absorbée par les patients quand ils se trouvent hors de l’hôpital affiche une baisse qui peut atteindre 50%. Et aussi nous demandons une chose parce que, généralement, les patients sous forte médication ne sont pas aptes à exercer une activité artistique à part entière – ils ont les muscles contractés, ils sont émotionnellement tendus –, nous demandons d’examiner s’il ne serait pas possible d’abandonner la médication suivie à l’hôpital et, en général, tout le monde diminue la dose de médicaments administrée. En plus, les patients ont une qualité de vie qu’ils ne connaissent pas à l’hôpital.

Faisant un jeu de mots avec le titre [argentin] du film de Milos Forman Atrapado sin salida [littéralement « Prisonnier sans espoir de sortie » – Vol au-dessus d’un nid de coucous en français], avec Jack Nicholson pour vedette, le journal Pagina 12 a intitulé son article « Atrapados con salida » [« Prisonnier avec espoir de sortie »].

Plusieurs représentations ont été données au mois d’août, quel a été l’accueil du public ?

L’accueil du public est relatif. C’est un petit théâtre, de 50 ou 60 places, et, en règle générale, il fait salle comble. Ce qui se passe avec le public – qu’il soit nombreux ou non – est intéressant. Le nombre de personnes varie en fonction de multiples facteurs, dont la qualité de la campagne publicitaire, de la diffusion, qui n’est généralement pas bonne ; nous nous débrouillons avec des petits bulletins ou des tracts. Souvent, les gens qui viennent ont été contactés directement par nous, ou bien par courriel ou par l’intermédiaire de connaissances. L’important, c’est que les gens arrivent au théâtre dans un esprit un peu condescendant (« Allons voir les fous, voir comment ça se passe ») et qu’ils ressortent du spectacle très surpris, ébranlés. Parce que ce que nous cherchons à faire, du moins au Front des artistes du Borda, c’est présenter un bon spectacle, et pas n’importe quoi. Nous nous considérons comme des artistes et, à ce titre, nous voulons être fiers de ce que nous faisons, être respectueux et que les gens aient le sentiment d’assister à un travail de qualité par son contenu et par sa forme, parce que nous pensons qu’un artiste n’offre pas n’importe quoi, il offre toujours ce qu’il a de mieux.

On parle aussi de tout cela dans les ateliers et on se pose la question de savoir si quelqu’un n’est pas prêt ou s’il doit travailler plus, nous voulons que ce soit le mieux possible parce qu’en plus, cela va dans le sens de l’objectif de la désinstitutionalisation. Dès lors que le travail est bien fait, nous pouvons attirer plus de public et ce public peut porter un jugement, nourrir une réflexion sur ce que nous disons dans les pièces et nous en débattons ensuite avec les gens. Nous exerçons une activité artistique non seulement parce nous sommes artistes, mais aussi parce derrière il y a un objectif central, qui est d’avancer sur le chemin de la désinstitutionalisation. Par conséquent, si le travail est bien fait, les gens nous accompagnent dans la réalisation de cet objectif ; si le spectacle est mauvais, les gens ne viennent pas et disent : « Ce ne sont que des fous, laissons-les où ils sont », avec un brin de compassion à l’égard du spectacle, mais sans aller jusqu’à se montrer solidaires, au sens de penser ensemble, de travailler ensemble à un projet de désinstitutionalisation. C’est ce qui ressort de la réaction du public non seulement à travers ses applaudissements, ses marques d’admiration, mais aussi du fait que beaucoup de spectateurs se joignent ensuite au Front, beaucoup de gens viennent assister aux ateliers ou intègrent nos troupes parce qu’au Front des artistes travaillent non seulement des patients internés ou externes mais également des membres du grand public. De même, beaucoup de gens que l’on voit ont des liens avec différents organismes, qui s’occupent des droits humains, par exemple, ou des partis politiques qui souscrivent à notre proposition et qui nous invitent à des congrès, des festivals, des rencontres, des sorties, des manifestations, etc. En ce sens, le Front remplit pour chaque patient une fonction de réadaptation et de réintégration dans la société, mais il produit aussi des effets institutionnels qui modifient le schéma de pensée en vigueur dans les établissements et il change peu à peu l’imaginaire collectif qui entoure la folie. Dans une certaine mesure, le Front montre le chemin.

Quel est l’accueil des médias ?

Les médias sont réticents. Ils fonctionnent généralement selon des critères plus commerciaux. Je crois que nous avons aussi nos propres problèmes. Récemment cette année, nous avons pu nous adjoindre les services d’un collègue journaliste, qui nous aide à faire connaître toute notre activité. Comme il travaille dans un journal de la capitale, il a des contacts qui facilitent la diffusion de notre action. Certains médias nous aident, comme Página 12, il y a des programmes comme ceux de Nelson Castro, Lalo Mir, Jorge Lanata, il y a des gens qui informent sur notre travail. Je citerai également la radio des Mères de la Place de mai, ou Radio Nacional, quelques médias progressistes, avec des idées plus de centre-gauche, plus solidaires avec ce genre d’expérience, portés par une idéologie du changement et de la transformation, qui soutiennent la diffusion du Front.

Par ailleurs, nous n’avons aucun budget. Ne soyons pas naïfs, quand un spectacle jouit d’une grande diffusion, c’est en général parce qu’il y a, derrière, des agents de presse, il y a des échanges de publicité avec les médias. Nous, nous n’avons rien de tout ça et, donc, nous nous arrangeons avec les contacts directs que nous avons. Par exemple, les gens de Página 12 nous suivent depuis 20 ans ; par conséquent, ils publient nos notes, nos bulletins, nos annonces gratuitement mais, le plus souvent, la diffusion reste limitée. Ce n’est pas comme avec la radio La Colifata, qui, en tant que média constitué, évolue dans le monde normal de la communication. Nous, nous sommes des artistes et il nous est difficile de contourner les écueils qui entravent la diffusion de l’art. Les critiques ne viennent pas ou, quand ils viennent, c’est souvent sur ordre des directeurs de rédaction parce que notre organisation a mis des annonces et que, du coup, on oblige le journaliste à aller voir. Mais c’est une question très complexe. D’autre part, la folie n’est pas un sujet plaisant. Je ne sais pas ce qui se passe dans la tête des gens mais, généralement, quand un événement, positif ou négatif, n’est pas exceptionnel, ni très marquant ou très spectaculaire, les choses restent ignorées, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. Si une situation se présente qui est plus digne de faire les gros titres – par exemple un patient est mort ou s’est échappé, ou bien un fonctionnaire s’est exprimé violemment contre les établissements pour aliénés – là, oui, la nouvelle sera diffusée, mais sinon, c’est plus difficile. De toute manière, je crois aussi que nous manquons de compétence dans ce domaine.

En plus de créer le FAB, vous avez été l’initiateur du Réseau national de l’art et de la santé mentale. D’où est venue l’idée de créer un réseau et quels sont les objectifs poursuivis ?

Le Réseau argentin de l’art et de la santé mentale est une association civile. Au début, elle s’appelait Réseau national mais comme l’adjectif « national » fait penser à « officiel », il a fallu modifier les statuts, de sorte que le réseau est un organisme civil, une organisation non gouvernementale.

Il est né aussi d’une proposition du Front des artistes du Borda. Au troisième festival, voyant qu’il y avait beaucoup d’hôpitaux qui faisaient comme nous, avec en plus un festival de danse, nous avons recommandé de constituer une organisation qui nous permette de nous regrouper et de coordonner ensemble tous les projets d’activités artistiques dans le domaine de la santé mentale ou des asiles d’aliénés. C’est ainsi que le Front des artistes du Borda a décidé de céder au Réseau argentin de l’art et de la santé mentale les droits liés à l’organisation du festival parce que, jusqu’à la troisième édition, l’organisation restait entre les mains du FAB. Nous savions qu’avec cette volonté de nous unir, de nous rassembler pour changer et transformer les choses, nous allions perdre un peu de notre popularité dans la diffusion de cette manifestation, mais que ce serait au profit de la mise en commun de nos critères de choix, de nos projets et de nos objectifs. La résolution a été prise au troisième festival et, à la cinquième édition, en 1995, a été mise sur pied la première commission de direction. Le Réseau est une commission de direction composée de représentants de différents hôpitaux. Il s’agit d’une organisation fédérale, ce qui pose certains problèmes parce que je suis le président, la vice-présidente est de Junín, le trésorier est de La Plata, le secrétaire est de Mendoza, le porte-parole est de Río Negro. D’où un vrai casse-tête. Il est impossible, par exemple, de faire des réunions très suivies ; elles ont lieu tous les quatre ou cinq mois. Cette structure fédérale, très idéaliste, présente des difficultés dans la pratique et, en conséquence, le Front des artistes se charge de beaucoup de choses.

Toute la question est de savoir comment organiser des activités. Quand il n’y a pas de festival – il a lieu tous les deux ans – on tient des rencontres régionales. Le Réseau est divisé en cinq régions – Nord, Cuyo, Littoral, Centre et Sud – au sein desquelles sont réunis plusieurs hôpitaux psychiatriques locaux. Chaque antenne régionale a pour rôle de solliciter ou de réunir des activités dans la région et de mettre sur pied une manifestation provinciale ou régionale qui ressemble beaucoup à un mini-festival. Chaque région lui donne la forme qui lui plaît et peut lancer des invitations spéciales. Ainsi, le président que je suis appartient à la région Centre mais on m’a invité au Chaco ou à Río Negro. Ou bien un groupe peut être invité dans plusieurs endroits à la suite.

Le Réseau a aussi pour fonction de défendre ses membres. Il arrive que la direction des hôpitaux s’oppose aux travaux menés. En général, ces expériences reçoivent peu de soutien dans les hôpitaux. Par conséquent, il y a des avancées mais, souvent, des reculs, comme dans le cas où l’établissement ne nomme pas une personne ou ne lui renouvelle pas son contrat. Dans ce cas, le Front peut lancer un mouvement de soutien, en envoyant un simple courrier, en rendant visite au directeur ou même en organisant une journée de protestation sur place. C’est ce que fait n’importe quelle organisation dont les membres partagent plus ou moins les mêmes objectifs, en essayant simultanément de préserver l’acquis et de poursuivre les avancées.

Voici les objectifs qu’il est très difficile d’assumer. En plus, tout cela a un coût dans la pratique. En règle générale, très peu d’adhérents paient leur cotisation, parce que la majorité d’entre eux sont des patients et qu’on ne les fait pas payer. Il y a aussi des hôpitaux où il faut engager un comptable, présenter les comptes, obtenir la personnalité juridique, ou l’autorisation du ministère de la justice, ce qui veut dire plus de dépenses que de recettes. Mais, plus que l’aspect formel de l’institution, ce qui importe c’est la façon dont les choses fonctionnent dans les faits.

Et quoi qu’il en soit, malgré ces écueils, le pari est de maintenir le mouvement ?

Oui, exactement. Nous avons beaucoup de mal à le maintenir. L’idée maîtresse du prochain festival est de rénover la commission de direction, raison pour laquelle je vais céder ma place parce que je l’occupe depuis 20 ans et que je suis en bout de course, fatigué. Ce que je souhaite, c’est me retirer de la présidence et de la commission de direction, apporter mes conseils, mon aide et faire entrer d’autres personnes, si possible plus jeunes, plus battantes. Toutes ces années finissent par peser et les festivals sont épuisants : c’est beaucoup de travail, beaucoup de stress, 400 ou 500 personnes à recevoir en veillant à ce que tout se passe bien. C’est une organisation très complexe qui produit des spectacles, des répétitions, qui est en relation avec le Secrétariat à la culture, avec l’ambassade, et, du fait de cette structure fédérale, le travail retombe non pas sur une dizaine de personnes mais sur deux ou trois, ce qui représente une charge très lourde. Notre idée serait de confier la direction tournante à une antenne régionale pour une durée de deux ans (durée du mandat de la structure actuelle) au lieu d’en rester à un réseau fédéral composé d’un représentant par province.

On pourrait en charger, par exemple, la région Littoral pour les deux prochaines années, ensuite tenir le festival là-bas, puis passer le flambeau à une autre, ce qui est aussi une façon de fédéraliser l’organisation. Voilà ce que je vais proposer au prochain festival, et qui sera accepté, je pense, parce que l’idée plaît à tout le monde si l’on en croit les sondages que nous avons réalisés.

En tant que psychologue social et mime contemporain, vous travaillez depuis de longues années et d’une manière très intense avec des personnes internées dans des hôpitaux neuropsychiatriques. Qu’est-ce qui vous a attiré dans cette population ?

Je pense l’art dans une perspective idéologique, politique. Je faisais allusion à l’idée de l’art défendue par Pichón Riviere, vision que je partage. Sur le plan idéologique, j’ai toujours été un socialiste marxiste engagé dans la lutte sociale et, en ce sens, l’art est enchâssé dans cette structure idéologique. Mon expérience d’artiste a toujours été liée à certaines luttes ou certains engagements sociaux, dans lesquels je pense que l’art peut donner naissance à de vastes espaces de croissance, de débat, de lutte, d’organisation. L’art doit être un outil de plus au service de la transformation sociale et politique d’un pays.

Avant d’entrer au Borda, j’ai réalisé quelques travaux dans des campements précaires, j’ai travaillé à l’hôpital Moyano avant la dictature militaire, j’ai commencé à faire du théâtre, puis du mime. Puis j’ai vécu un temps en Europe, où j’ai vécu toute l’époque qui a suivi mai 68 en France, le happening, le théâtre, et je suis rentré en Argentine habité par toute cette virulence politique et idéologique, que j’ai essayé d’appliquer ici. J’ai commencé à travailler à la Faculté de médecine, dans le département de la culture. Je sortais de l’école d’Ángel Elizondo, autre grande figure du théâtre argentin, qui a complètement renouvelé tout le langage du mime : le mime au visage bariolé a cédé la place à un personnage engagé sur le plan corporel. J’ai commencé à suivre une idée qui n’était pas nouvelle mais qui avait un rapport avec le théâtre de rue, le théâtre invisible, de guérilla. Cela m’a davantage intéressé et j’ai donc commencé à travailler non pas sur la fiction mais sur la réalité pour voir comment le théâtre peut être confronté à la réalité et la modifier. Je ne voulais pas partir d’une histoire écrite par quelqu’un d’autre, par un auteur de théâtre, mais que mon histoire soit issue du monde réel, que la dramaturgie soit réelle et tourne autour d’un espace réel, que les gens participent au lieu de simplement regarder. C’est ce que j’ai appelé le théâtre participatif.

La différence réside dans le fait que le théâtre traditionnel s’exprime dans des décors qui sont classiquement le lieu de représentation, alors que je travaille dans des espaces réels qui peuvent être le cadre d’actions réelles. Le but est de travailler non pas sur la base d’une fiction mais avec des situations réelles, non pas avec un public contemplatif mais avec des personnes qui participent. Je pense que, de cette façon, l’artiste émet une série de messages que le public reçoit, décode, et la structure théâtrale peut être modifiée sur le champ, chose qui n’arrive pas avec le théâtre traditionnel. Le cadre du théâtre sous sa forme classique est un espace où se manient des codes connus du seul artiste et qui n’appartiennent qu’à lui, où le public se contente de s’asseoir et de regarder. Ce n’est pas un espace qui appartient au public et qui lui permet de participer.

Il y a trois moments de ma vie où je me suis emparé du thème de la folie. Mon premier travail en tant que mime indépendant – séparé d’Elizondo –, c’était l’histoire d’un type qui devient fou. Plus tard, Eduardo Bergara Leuman, dans son café-théâtre la Botica del Ángel, cherchait un mime pour accompagner Amelita Baltar dans Balada para un loco [1]. Il m’a fait passer une audition et il m’a retenu. Ensuite, José Grandinetti, qui supervisait mes travaux, au moment où il est arrivé au Borda, m’a emmené avec lui pour travailler avec les fous. Je crois que le théâtre participatif peut se concevoir de trois points de vue : participation des spectateurs, participation de groupes, ou participation des établissements. L’expérience du Borda m’a intéressé parce qu’elle me montrait comment l’art s’insère dans un lieu où il faut intervenir. J’étais aussi intéressé par cette question plus technique de savoir appliquer à l’hôpital Borda une expérience que je n’avais encore jamais tentée, celle du théâtre participatif en institution, et de savoir comment associer différentes institutions sur un sujet déterminé, une dramaturgie qui est la folie, et transmettre un message à la collectivité.

À partir de là, vous avez contacté les gens de Trieste ou bien vous les connaissiez déjà ?

Non, j’ai pris contact à ce moment-là. Dès 1985 nous avons vu des gens de Trieste. Le Mouvement solidaire pour la santé mentale a organisé des journées auxquelles ont pris part Vega, Juan Michel Fariña – entre autres –, des militants de partis de gauche. Ces journées sur la désinstitutionalisation se sont tenues à l’hôpital Borda, et dans d’autres endroits. Moi j’étais au Borda et je servais un peu de coordonnateur. Mais, pendant que j’étais au Borda, je me suis renseigné sur l’expérience de Trieste. Je n’avais pas beaucoup d’informations. Je me suis rendu souvent au Borda quand je faisais ce travail sur la folie. Quand j’ai joué Balada para un loco j’ai enquêté, regardé, observé, et il y a eu cette courte expérience à l’hôpital Moyano ; Grandinetti dit qu’elle a duré plus d’un an mais, dans mon souvenir, elle s’est déroulée sur une année.

Un patient nous a dit qu’avec le Front des artistes nous allions révolutionner le Borda. Je pense que nous en prenons le chemin. Sans être encore des révolutionnaires, nous sommes en voie de révolutionner une certaine forme de penser, de sentir et d’agir, non seulement à l’intérieur du Borda mais aussi dans d’autres institutions. Je pense que nous remplissons un peu cette mission de l’art en tant qu’instrument de transformation, que l’art n’est pas uniquement un mode de divertissement – ce qu’il doit être aussi – mais qu’il représente un engagement idéologique et politique par lequel il contribue à créer de nouveaux espaces de changement. Et je crois qu’avec le Front des artistes, nous avançons dans cette direction.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3118.
 Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
 Source (espagnol) : revue Imago Agenda n° 103, septembre 2006.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, le traducteur, la source française (Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

responsabilite


[1Chanson composée par Astor Piazzolla et Horacio Ferrer en 1969.

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