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DIAL 3233 - Figures de la révolte (3)

PANAMA - Rebelles noirs : retour sur l’histoire des cimarrons du seizième siècle, deuxième partie

Ruth Pike

vendredi 19 avril 2013, mis en ligne par Dial

Nous publions ci-dessous la deuxième partie du texte consacré aux palenques, ces communautés formées par des esclaves noirs en fuite, telles qu’elles s’organisaient dans l’isthme de Panama au seizième siècle. La première partie de cet article a été publiée dans le numéro de mars 2013. Son autrice, Ruth Pike, est professeur émérite d’histoire à Hunter College et au Graduate Center de la City University of New York (CUNY). L’article original, dont nous avons traduit une sélection d’extraits [1], a été publié sous le titre « Black Rebels : The Cimarrons of Sixteenth-Century Panama » dans la revue The Americas (vol. 64, n° 2, octobre 2007, p. 243-266).


[…]

La vie dans l’isthme était peu sûre dans les années 1550 et la défaite de Bayano ne changea rien à la situation. La révolte des cimarrons continua et s’intensifia. D’autres esclaves en fuite se rallièrent bientôt aux quelques cimarrons qui avaient échappé à la destruction du palenque de Bayano. Il leur fallut peu de temps pour voir leur nombre augmenter et pour reconstruire leur palenque. Les années 1570 marquèrent l’apogée de la rébellion des cimarrons dans l’isthme de Panama. Leur population de l’époque, estimée à 3 000 individus ou plus, se divisait en plusieurs groupes ayant chacun un roi à sa tête. Le plus important était situé à quelque 16 lieues au sud-est de la ville de Panama. Un autre gros contingent se trouvait sur la côte atlantique à proximité du futur site de la ville de Portobelo, et un troisième groupe, un peu plus petit, dans les montagnes du Cerro de Cabra près de la ville de Panama [2].

Les incursions des cimarrons contre le trafic entre Nombre de Dios et Panama se multiplièrent. En 1575, Alonso Criado de Castilla, juge au tribunal de Panama, informa le roi que « les cimarrons font irruption sur la route entre Nombre de Dios et Panama pour voler les marchandises transportées à dos de mulet et tuent le plus souvent les personnes qu’ils rencontrent » [3]. Les cimarrons étaient aussi actifs dans les campagnes, où ils attaquaient et incendiaient les fermes et les élevages de bétail, en provoquant des dommages considérables aux personnes et aux biens. Nombre de Dios et Panama furent la proie de leurs attaques. Sous la conduite de leurs capitaines, les cimarrons descendirent du Cerro de Cabra et pénétrèrent dans Panama par le côté donnant sur les montagnes sans être repérés, grâce à la densité de la jungle environnante. Une fois dans la ville, ils emmenèrent avec eux tous les esclaves noirs qu’ils croisèrent sur leur chemin. Comme à Nombre de Dios, les habitants se sentirent tellement menacés par l’hostilité des cimarrons de la côte atlantique qu’ils auraient été prêts à quitter les lieux s’il n’en avait été de leur commerce. Le coup de grâce, pour leurs personnes et leurs biens, fut donné par l’alliance conclue entre les cimarrons et les pirates étrangers [4].

Pendant la plus grande partie de la première moitié du seizième siècle, les pirates français et anglais écumèrent la côte atlantique de l’isthme en menant des opérations contre les navires espagnols. Animés par l’appât du gain, la haine religieuse et un sentiment anti-espagnol, ils virent dans les cimarrons des alliés précieux. La coopération des cimarrons avec les pirates reposait sur leur animosité commune à l’encontre des Espagnols. Ils croyaient que les pirates pourraient vaincre leur oppresseur et les libérer. Pour entretenir l’amitié, les pirates redonnaient souvent leur liberté aux esclaves noirs des villes qu’ils prenaient. De tous les pirates, ce fut Francis Drake, ou Capitaine Francisco comme on l’appelait, qui se gagna leurs complètes collaboration et loyauté. Avant Drake, les cimarrons avaient aidé les Français, mais à contrecœur parce que, ainsi qu’ils le lui racontèrent plus tard, les Français les traitaient mal. Ce fut Drake qui cimenta cette alliance et il fut le seul pirate anglais à savoir en tirer parti. La personnalité charismatique de Drake et son tact séduisirent les cimarrons et son sens de la diplomatie finit par les rallier à lui [5].

Le premier contact de Drake avec les cimarrons se produisit grâce à la médiation d’un cimarron du nom de Diego qui s’était approché des navires anglais mouillant au large de la côte de Darien en juillet 1572, peu après l’arrivée de Drake dans l’isthme. Selon le récit en anglais de son voyage, intitulé Sir Francis Drake Revived et publié pour la première fois en 1626 par le neveu de Drake, Diego, une fois arrivé près des navires, appela pour savoir si c’était ceux du Capitaine Drake et, lorsqu’on lui eut répondu par l’affirmative, il pria l’équipage de le faire monter à bord. Ce fut Diego qui arrangea une rencontre avec ses compagnons cimarrons. Ceux-ci racontèrent à Drake qu’un important trésor était entreposé à Nombre de Dios dans l’attente de son expédition en Espagne. Le 9 juillet 1572, Drake et 70 de ses hommes se rendirent dans trois chaloupes à Nombre de Dios. À minuit, ils débarquèrent et entrèrent dans la ville. D’abord décontenancés, les habitants affluèrent et chassèrent les envahisseurs hors de la ville. L’attaque surprise avait échoué et les pirates, avec Drake gravement blessé, se replièrent vers leurs embarcations ancrées sur la plage. Ils s’échappèrent de justesse en ramant vers l’est pour trouver refuge auprès des cimarrons [6].

Dans l’impossibilité de partir à cause de la présence des bateaux espagnols au large, Drake décida de rester avec les cimarrons en attendant l’arrivée de la flotte, l’année suivante. Les cimarrons aideront les Anglais à bâtir Fort Diego sur la Isla de los Muertos (l’île des Morts). En janvier 1573, les cimarrons apprennent que la flotte venue du continent est arrivée à Nombre de Dios. Entre-temps, Drake a échafaudé un plan pour s’emparer du trésor à Panama plutôt qu’à Nombre de Dios, précisément au bourg de Venta de Cruces située entre les deux villes. Cette solution offre l’avantage de l’effet de surprise parce que les Espagnols sont à mille lieues d’attendre Drake à l’intérieur des terres et parce qu’il n’y a sur la côte pacifique aucun bâtiment de guerre espagnol capable d’empêcher sa fuite par la mer. Vers la mi-janvier 1573, Drake quitte la côte atlantique avec 18 ou 20 compagnons. Ils ont avec eux 30 cimarrons, dont leur chef Pedro Mandinga, probablement issu du palenque de Portobelo, près de Nombre de Dios. Ils s’enfoncent alors dans l’intérieur du pays au cours d’un incroyable périple à travers les montagnes, la jungle et les marécages, accablés de chaleur, d’insectes et de fièvre. Sans l’aide des cimarrons, ils n’auraient pas survécu. Les cimarrons leur ouvriront le chemin dans les sous-bois, monteront les camps, les approvisionneront en nourriture et en eau et s’occuperont du feu. Ils porteront aussi, en plus des leurs, les armes des Anglais ainsi que tout le matériel nécessaire [7].

Au terme de trois jours de marche, ils arrivèrent à une colonie de cimarrons. Comme on peut le lire dans le récit en anglais, elle était située près d’un cours d’eau, à flanc de colline, entourée par un fossé de huit pieds de largeur et d’un mur en terre de dix pieds de largeur. Elle comprenait une longue rue principale, deux autres artères plus courtes, et des rues transversales étroites. Elle abritait entre 56 et 60 familles, ses rues et ses maisons étaient propres et agréables. Ses habitants s’habillaient comme des Espagnols avec des vêtements qu’ils prenaient au cours de leurs attaques sur les convois de mulets [8].

Drake et ses compagnons marchèrent encore quatre jours dans la jungle et les marécages avant d’arriver en vue de Panama. Un des cimarrons qui avaient servi comme esclave à Panama fut envoyé en ville pour savoir à quelle date le trésor serait acheminé à Nombre de Dios par la route. Il revint avec la nouvelle selon laquelle, 100 mulets chargés d’argent, huit d’or et un de pierres précieuses seraient envoyés le jour même à Nombre de Dios. Drake monta une embuscade près de Venta de Cruces, à cinq lieues de Panama. Les pirates se cachèrent dans les fourrés et attendirent l’arrivée de la caravane. Quand ils aperçurent le premier groupe de mulets, ils se jetèrent sur lui, mais il ne transportait que des provisions destinées à la garnison de Nombre de Dios. Alerté, le deuxième convoi rebroussa chemin et le dernier, à l’arrière, celui qui transportait le trésor, retourna à Panama [9].

Une fois encore, Drake avait échoué, et sa situation était devenue dangereuse. Selon le récit anglais, il consulta le chef cimarron Pedro, qui lui proposa l’alternative suivante : repartir par la jungle comme ils étaient venus, ou par la route conduisant à Venta de Cruces. Il choisit la seconde voie et se préparait à se frayer un chemin les armes à la main, mais il demanda d’abord à Pedro de promettre qu’il ne les abandonnerait pas. Le chef cimarron tendit la main à Drake et jura que lui et ses partisans mourraient plutôt que de les laisser aux mains de leurs ennemis communs [10].

Quand ils arrivèrent à Venta de Cruces, les pirates et leurs alliés cimarrons étaient prêts à lancer l’attaque, mais il leur fallut d’abord se débarrasser d’une compagnie de soldats espagnols qui était postée dans la jungle environnante pour défendre la localité. Au cours de la bataille, les cimarrons combattirent courageusement à la façon africaine, en criant et en sautant en l’air. Les pirates et les cimarrons rapportèrent bien un butin de cette attaque, mais ils durent en détruire la plus grosse partie parce qu’ils ne pouvaient l’emporter avec eux pour retourner sur la côte atlantique où Drake avait laissé ses navires et le reste de ses hommes [11].

Sur le chemin du retour, les cimarrons servirent encore de guides et de porteurs, ainsi que de pourvoyeurs de nourriture et d’un toit aux pirates. Lorsque des hommes s’effondraient sous le poids de la fatigue ou de la maladie, les cimarrons qui les accompagnaient se dévouèrent pour les porter avec leurs armes. Au terme d’un pénible voyage, ils arrivèrent sur la côte atlantique de l’isthme. Ils purent constater qu’en leur absence les cimarrons avaient construit un village à quelque trois lieues du port où mouillait le navire de Drake. Cette colonie ennuyait fort les autorités espagnoles. En février 1573, le conseil municipal de Panama informa le roi que les Anglais et leurs alliés cimarrons s’étaient établis dans un port de la côte atlantique avec l’intention d’occuper la terre de manière permanente [12].

En mars 1573, un navire français commandé par un pirate huguenot dénommé Guillaume le Testu avec un équipage de 50 hommes fit son apparition au large. Le Testu conclut un accord avec Drake pour travailler ensemble et lancer une nouvelle tentative d’enlèvement du trésor transporté à dos de mulets. À la fin d’avril 1573, quinze pirates anglais et 20 huguenots français avec le même nombre de cimarrons entreprirent de traverser la jungle jusqu’à Nombre de Dios. Pendant leur expédition, les Français se mirent à douter du sérieux des cimarrons, craignant que si ces derniers faisaient défection, ils ne trouveraient jamais leur chemin au retour. Drake les assura qu’il n’y avait aucune raison de douter de leur loyauté parce qu’ils le lui avaient prouvée à maintes reprises. De leur côté, les cimarrons dirent à Drake qu’ils avaient peu de considération pour les Français et qu’ils ne leur faisaient pas confiance à cause d’expériences antérieures qu’ils avaient vécues avec d’autres pirates français [13].

Arrivé tout près de Nombre de Dios, le groupe fit halte et se cacha dans le sous-bois à proximité de la route. Quand ils virent apparaître la caravane composée de trois convois de 190 mulets chacun transportant de l’or et de l’argent, Anglais, Français et cimarrons réunis fondirent sur elle. Ils récoltèrent un riche butin au terme d’une bataille féroce au cours de laquelle Le Testu fut gravement blessé et un cimarron tué. Quand les soldats qui gardaient les convois partirent chercher du renfort à Nombre de Dios, les pirates s’enfuirent en emportant tout l’or qu’ils pouvaient. Quant aux lingots d’argent qu’ils ne pouvaient emmener, ils les enfouirent dans le sol des berges du fleuve Chagres voisin. Ceci fait, les pirates disparurent dans la jungle. Ils laissèrent sur place Le Testu, incapable d’avancer à cause de ses blessures. Il fut trouvé plus tard et exécuté par les Espagnols. Les autres gagnèrent la côte et trouvèrent refuge auprès des cimarrons avec qui ils partagèrent le fruit de leur pillage [14].

Quelques jours avant le retour des Anglais chez eux, Drake invita le chef cimarron Pedro Mandinga à bord de son navire pour qu’il choisisse un objet qui lui ferait plaisir. Il porta son choix sur une épée que Le Testu avait offerte à Drake à l’occasion de leur première rencontre en mars 1573. Elle avait auparavant appartenu au roi français François Premier. Pedro fit don à Drake de quatre onces d’or en gage de sa loyauté et de sa gratitude, et l’assura de sa fidélité pour la sa vie. Après lui avoir promis de revenir, Drake et ses hommes prirent congé des cimarrons puis mirent les voiles pour l’Angleterre, et touchèrent Plymouth le 9 août 1573 [15].

Tandis que les cimarrons attendaient le retour de Drake, d’autres pirates anglais, notamment John Noble et Gilbert Hosely en 1574, et Andrew Barker en 1576, firent des apparitions dans la région, mais aucun ne sut s’allier les cimarrons [16]. La seule exception fut John Oxenham, qui avait accompagné Drake lors de son voyage de 1572-1573, mais qui, au bout du compte, fut incapable de préserver ce lien.

[…]

En août 1577, un corps expéditionnaire arrivé du Pérou sous le commandement du capitaine Diego de Frías initia une campagne contre les Anglais et les cimarrons.

[…]

Après l’élimination des pirates, Frías entama une campagne contre les cimarrons de Vallano. Initialement, une partie de sa mission consistait à châtier les cimarrons pour l’aide qu’ils avaient prodiguée aux pirates. Pour remplir cette mission, il conduisit ses troupes à travers toute la région de Vallano où les cimarrons étaient établis, détruisant les cultures, brûlant les villages et dispersant les habitants. Dès les premiers affrontements, beaucoup de cimarrons perdirent la vie ou furent capturés. Se voyant vaincus, les cimarrons refusèrent dès lors les combats frontaux et, fidèles à leur vieille tactique, disparurent dans la jungle, mais, dans les faits, les soldats de Frías avaient réussi à démanteler leur organisation. Lassés d’être perpétuellement en fuite, les chefs cimarrons rencontrèrent les Espagnols pour conclure une trêve. Les hostilités prirent fin au printemps 1578 et Frías regagna le Pérou en septembre de la même année, mais la pacification prit du temps [17].

Au départ de Frías, la Audiencia de Panama nomma Pedro de Ortega Valencia général pour qu’il poursuive la lutte contre les cimarrons. En 1579, il obtint la reddition des cimarrons de Portobelo sur la base d’un accord passé avec leur chef Luis Mazambique. Selon cet accord, l’ensemble de leurs crimes leur était pardonné, et la liberté leur était donnée, à eux-mêmes ainsi qu’à leurs femmes et leurs enfants. Ils reçurent une terre près de Nombre de Dios pour s’y installer. Là, ils pouvaient choisir leurs chefs (les mêmes que ceux qu’ils avaient précédemment) sous la supervision militaire d’un capitaine espagnol nommé Antonio Salcedo, qui contribua à les conduire à la paix. Le nom de Santiago del Principe fut donné à cette colonie [18].

En 1579, Alonso Criado de Castilla négocia la reddition des cimarrons de Cerro de Cabra. Ils bénéficièrent des mêmes conditions que celles accordées aux cimarrons de Portobelo et ils fondèrent pacifiquement une nouvelle colonie. La pacification des cimarrons de Vallano fut plus difficile à obtenir. […] Et l’échec des négociations scella la reprise des hostilités. Les cimarrons abandonnèrent leurs anciennes colonies de Vallano et se dispersèrent dans les montagnes de la région d’Acla. Des soldats furent lancés à leur poursuite mais ne purent les trouver. En février 1581, le trésorier général de la Couronne, Juan de Vivero, estima à 136 000 pesos le coût de la guerre contre les cimarrons à cette date, guerre qui, selon lui, ne pouvait être remportée, les circonstances étant ce qu’elles étaient. Le capitaine Saucedo, gouverneur espagnol de la colonie cimarron de Santiago del Principe à Portobelo, pensait lui aussi que les cimarrons de Vallano ne pourraient être vaincus par les voies militaires. Il avait la certitude que si les cimarrons de Portobelo n’avaient pas opté pour une solution pacifique, ils n’auraient jamais pu être vaincus, et qu’il en allait de même pour ceux de Vallano. Les cimarrons de Portobelo lui avaient déclaré que les cimarrons de Vallano pourraient venir habiter avec eux puisqu’ils étaient principalement des Zapes ou originaires du Congo. À son avis, on devait offrir les mêmes conditions de paix aux cimarrons de Vallano qu’à ceux de Cerro de Cabra et leur offrir une nouvelle terre pour se réinstaller [19].

En 1582, Alonso Criado de Castilla pris personnellement en charge la reddition des cimarrons de Vallano comme il l’avait fait avec ceux de Cerro de Cabra. Les termes de l’accord et les ordonnances qui les régissaient reprenaient les modalités de Portobelo. Les cimarrons s’étant appauvris et se trouvant démunis après des années d’errance, le trésor de la Couronne leur octroya 1 000 pesos destinés à couvrir leur nourriture et les outils nécessaires pour cultiver leur terre pendant un an. On leur donna également un troupeau de bétail d’une valeur de 4 000 pesos. Le vieux capitaine cimarron Luis Mazambique fut nommé gouverneur de la colonie baptisée Santa Cruz la Real sous la supervision d’un capitaine espagnol, Luis de Magán. Il fut demandé à Mazambique, trois fois par an, d’envoyer ses hommes en expédition dans les montagnes et la jungle à la recherche d’esclaves noirs qui auraient pu s’échapper, et de s’engager à ne pas secourir quiconque s’était réfugié dans la colonie ni à aider les pirates. [20]

Lorsque Drake revint sur la scène, lors de son dernier voyage en 1595, les autorités à Panama craignirent que les cimarrons abandonnent leur vie pacifique et se joignent à lui. En décembre 1595, sa flotte jette l’ancre au large de Nombre de Dios, à l’abandon. La nouvelle ville de Portobelo, encore en construction, était destinée à la remplacer. Quelque 500 à 600 Noirs, anciens cimarrons pour la plupart, y gagnaient leur vie en travaillant sur le chantier des fortifications. Drake et les Anglais, de leur côté, pensaient que leurs anciens alliés cimarrons attendaient leur retour pour se soulever à nouveau contre les Espagnols. À leur grande surprise, les Noirs n’ont pas allumé de feux pour guider les navires jusqu’à la berge comme ils l’avaient fait auparavant et, en réalité, il n’y avait aucun Noir en vue. Drake prend alors la ville et détruit tout ce qui en reste, qui se résume à quelques maisons vides et vieux bateaux rouillés. [21]

Au début de janvier 1596, un corps expéditionnaire anglais de 1 000 hommes mené par Sir Thomas Baskerville se mit en route pour Panama, mais sans aucun cimarron pour le guider. À mi-chemin, ces hommes furent attaqués à plusieurs reprises par des soldats espagnols sous le commandement d’Alonso de Sotomayor. Las, épuisés par les fièvres et persuadés que leurs adversaires étaient très puissants, ils rentrèrent à Nombre de Dios et levèrent le camp pour aller mouiller à quelques milles de la côte. Là, le 28 janvier 1596, Drake rendit l’âme et sa dépouille fut jetée à la mer ; la flotte rentra ensuite en Angleterre sous la conduite de Baskerville. Quant aux anciens cimarrons, ils furent récompensés pour leur loyauté à l’Espagne par une exemption, durant trois ans, du tribut qu’ils devaient verser chaque année. [22]

À la mort de Drake, la situation avait changé dans l’isthme. La révolte cimarron avait été matée et on connaissait une période de paix relative et de coexistence. Cette évolution s’expliquait par de nombreux facteurs. Un des plus importants résidait dans l’affaiblissement de la capacité des cimarrons de continuer à répondre à la pression militaire espagnole. L’interdiction de faire entrer de nouveaux esclaves noirs dans l’isthme et de longues années de guerre avaient réduit leur nombre. Il n’y eut jamais de loi pour interdire l’entrée d’esclaves noirs dans la région mais, à partir de 1578 puis durant de nombreuses décennies, tous les permis ou les traités concernant les esclaves contenaient des clauses particulières. Elles stipulaient que les convois d’esclaves déchargés dans le port de Nombre de Dios ne pouvaient y rester plus longtemps que la durée nécessaire pour les acheminer au Pérou. Des officiers de la Couronne étaient chargés d’enregistrer et identifier ceux qui étaient en transit. Ce système eut pour effet de réduire le nombre d’esclaves noirs admis au Panama et qui auraient pu grossir les rangs des cimarrons. Une vie de simple subsistance, un faible taux de naissances et des déplacements continus, notamment pendant les dernières années de la guerre, les empêchèrent également de remplacer ceux qui étaient tués. Dans le même temps, le gouvernement espagnol acquit un pouvoir militaire plus grand sur le territoire avec la construction de forts à des endroits clés longtemps dominés par les cimarrons. L’emploi d’anciens cimarrons venus des colonies de Santiago del Principe et Santa Cruz la Real pour retrouver des esclaves en fuite conformément aux accords de paix et pour renvoyer tous les fugitifs qui avaient tenté de se réfugier dans leurs villages aidèrent beaucoup également les autorités espagnoles. [23]

À la fin du seizième siècle, les royaumes cimarrons du Panama n’existaient plus, mais les cimarrons ne disparurent pas pour autant. Seule l’abolition de l’esclavage au dix-neuvième siècle mit un terme à la résistance des esclaves noirs. Il y eut encore des esclaves qui s’échappèrent dans les montagnes où ils se regroupèrent pour former de petits palenques. Dans les premières années du dix-septième siècle, chaque fois que les autorités espagnoles découvraient un de ces palenques, elles y dépêchaient des soldats pour le détruire, mais il renaissait bientôt. Ces petits palenques continuèrent d’exister au Panama et dans d’autres parties de l’empire espagnol, mais leur nombre était tellement insignifiant qu’ils ne représentaient pas une menace pour le contrôle espagnol. En 1607, une évaluation fait considère que les cimarrons sont moins d’une centaine et tous des esclaves récemment évadés vivant dans les montagnes sans lieu de résidence fixe. [24]

Les autres, installés dans leurs villages, travaillaient pour les Espagnols dans les fermes et les estancias ou comme soldats ou gardes. Leurs rois et leurs partisans armés n’étaient plus qu’un vieux souvenir.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3233.
 Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
 Source (anglais) : « Black Rebels : The Cimarrons of Sixteenth-Century Panama », The Americas, vol. 64, n° 2, octobre 2007, p. 243-266.

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[1Les coupures sont indiquées par […].

[2Juan López de Velasco, Geografía y descripción universal de las Indias (Madrid : Establecimiento Tipografico de Fontanet, 1894), Tabla de la Audiencia de Panamá, p. 346.

[3Jopling, Indios y negros, doc. 006, p. 12.

[4Irene A. Wright, Documents Concerning English Voyages to the Spanish Main, 1569-1580, 71 (Londres : The Hakluyt Society, 1932), p. 46.

[5Wright, Documents, p. xxviii, xxxiii.

[6Sir Francis Drake Revived (Londres : 1628) in Wright, Documents, p. 264-266 ; Zelia Nuttal, éd., New Light on Drake : A Collection of Documents relating to his Voyage of Circumnavigation, 1577-80, 80 (Londres : The Hakluyt Society, 1967), p. 27, 302, 325, 426.

[7Wright, Documents, n° 19-22, p. 44-53 ; Drake Revived, p. 295-296.

[8Drake Revived, p. 297-298.

[9Drake Revived, p. 301-305.

[10Drake Revived, p. 305-306.

[11Drake Revived, p. 307-311.

[12Wright, Documents, n° 21, p. 49.

[13Drake Revived, p. 316-318 ; Wright, Documents, n° 24-28, p. 60-73, n° 30-31, p. 76-92.

[14Drake Revived, p. 318-32.

[15Drake Revived, p. 324-325.

[16Wright, Documents, p. xlv-xlvii, nos. 32-34, p. 94-97, 333-338.

[17Guillot, Negros, p. 182-183 ; Levillier, Gobernantes, VI (1924), p. 64-65.

[18Jopling, Indios y negros, doc. 142, p. 372-374, doc. 145, p. 378.

[19Jopling, Indios y negros, doc. 147, p. 379-381, doc. 152, p. 358-386.

[20Jopling, Indios y negros, doc. 153, p. 385-387, doc. 154, p. 389 ; Mena Garcia, La sociedad, p. 423-424.

[21Mena Garcia, La sociedad, p. 425 ; Guillot, Negros, p. 194-196.

[22Guillot, Negros, p. 196 ; Kenneth Andrews, The Last Voyage of Drake and Hawkins, 142 (Londres : The Hakluyt Society, 1972), p. 114-124, 212 ; Mena Garcia, La sociedad, p. 425.

[23Georges Scelle, Histoire politique de la traite négrière aux Indes de Castille (Paris : L. Lerose and L. Tenin, 1906), I, p. 332 ; Enriqueta Vila Vilar, « Cimarronaje en Panama y Cartagena. El costo de una guerrilla en el siglo XVII », Caravelle, 49 (1987), p. 79-80.

[24Manuel Serrano y Sanz, Relaciones histórico-geográficas de América Central, VIII (Madrid : V. Suarez, 1908), p. 201-202 ; Vila Vilar, « Cimarronaje », p. 81-85.

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