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DIAL 2306
BRÉSIL - La libération de travailleurs esclaves
Jean Raguénès
vendredi 16 juillet 1999, mis en ligne par
Alors que la répression contre le Mouvement des sans-terre (MST) s’accentue actuellement au Brésil, notamment dans l’État du Paraná, alors que les dernières décisions gouvernementales semblent sonner définitivement le glas de la réforme agraire (cf. DIAL D 2304), la lutte menée contre la pratique du travail esclave remporte quelques victoires. Les bonnes nouvelles sur la situation des ouvriers agricoles, des sans-terre et des petits paysans au Brésil méritent d’autant plus d’être signalées qu’elles sont rares. On pourra lire ici, grâce à une lettre de Jean Raguénès, permanent de la Commission pastorale de la terre (CPT), datée du 28 avril 1999, le récit de la libération de 182 travailleurs esclaves dans une fazenda de l’État du Para.
Dans les grandes fazendas le travail esclave est une pratique relativement courante dans la région amazonienne. Peut-être vous souvenez-vous encore de la fazenda « Flor da Mata » (Fleur des bois ou de la forêt) qui fut inspectée en septembre 1997, par un groupe d’inspecteurs du travail, et où 220 travailleurs agricoles, réduits à l’esclavage, ont été libérés ? [1]
Un autre cas semblable s’est présenté en mars dernier. Dans la même région, à moins de 100 km de distance de la Flor de Mata, et à un peu plus de 150 km de Tucumã. Cette fois j’étais aux premières loges !
Amarildo et moi avons accompagné l’opération de A à Z. Il n’est pas exagéré d’ajouter que quelquefois nous l’avons même guidée.
C’est nous qui avons accueilli les 5 premiers fugitifs, reçu leurs dépositions et les avons hébergés dans notre maison durant plusieurs jours. Ensuite nous sommes entrés en contact avec le groupe spécialisé du ministère du travail pour lui demander d’intervenir. Cette intervention est loin d’être automatique, car le groupe a besoin d’informations précises et de garanties pour obtenir l’aval de son ministre. Entre autres renseignements, il faut pouvoir situer la fazenda de façon précise, dessiner le chemin qui y mène en décrivant au passage les difficultés majeures et surtout disposer d’un volontaire parmi les fuyards susceptible d’accompagner le groupe jusqu’à la fazenda. Ce dernier point est particulièrement délicat car, vous devez vous en douter, l’accompagnement présente quelques risques pour le volontaire. Même masqué durant toute l’opération, il peut être reconnu par ses compagnons d’infortune ou - ce qui est plus grave - par quelques gardes de la fazenda.
Une opération de cette envergure exige bien des préparatifs et précautions. Elle s’apparente d’ailleurs à une véritable opération commando.
Les membres du groupe d’inspection sont tous volontaires et doivent agir dans la plus totale discrétion. Tous sont domiciliés dans un autre État que celui concerné par l’opération ; ceci pour éviter des représailles postérieures toujours possibles. Le groupe est polyvalent, en partie composé d’inspecteurs du travail, en partie de médecins et ingénieurs des conditions de travail. Une équipe de la police fédérale (police nationale) accompagne l’intervention et est chargée, entre autres, de la sécurité de l’ensemble. Dans le cas qui nous intéresse, l’inspection de la fazenda Maciel 2 ; le groupe était composé de 15 membres - 8 inspecteurs, médecins et ingénieurs et 7 policiers.
Je suis allé les accueillir dès leur arrivée à quelque 10 km de Tucumã. C’était bien un commando composé de 4 grosses voitures, type 4x4. Alors que 3 voitures allaient rester sagement dans la cour de l’hôtel où le groupe allait passer la nuit, la quatrième m’a accompagné jusqu’à Tucumã, dans ma maison, afin d’avoir un premier contact avec les ouvriers agricoles fugitifs. Réunion rapide vue l’heure tardive mais indispensable pour recueillir de plus amples informations sur la fazenda et pour choisir celui des 5 volontaires pour accompagner l’inspection.
L’opération s’est effectuée du 18 au 20-21 mars. Exceptionnellement, le propre ministre avait autorisé une équipe de la télévision nationale à accompagner l’inspection de A à Z. Ce qui fait que l’événement a eu un grand retentissement dans tout le Brésil.
À leur retour à Tucumã, ils me raconteront le récit de leur aventure. Pour parcourir les 170 km qui séparent Tucumã de la fazenda, ils avaient mis pas moins de 35 heures et traversé les pires difficultés. Constamment, il leur fallait s’arrêter pour dégager les voitures embourbées, pousser les véhicules incapables de monter les côtes glissantes comme des savonnettes ; pour finir, certains d’entre eux termineront la route à pied. Trente kilomètres de marche avec une canicule pesante ; c’était un réel exploit pour les reporteurs de la télé Globo !
Dans la fazenda inspectée ils avaient découvert et libéré 182 travailleurs agricoles, réduits à l’état d’esclaves. Comme vous avez peut-être oublié ce qu’est un travailleur esclave, je vous le redis ici.
Habituellement le scénario se déroule de la façon suivante : un intermédiaire appelé Gato (ce qui veut dire chat en portugais) sorte de sergent-recruteur agissant pour le compte d’une pseudo entreprise intérimaire, recrute des travailleurs agricoles pour accomplir un travail défini par le propriétaire de la fazenda. Le recrutement s’effectue en général loin, très loin du lieu de travail, dans un État voisin. Pour le cas de la fazenda qui nous intéresse, appelée Maciel 2, située à 170 km de Tucumã, l’embauche a été faite à plus de 1 000 km de là, dans l’État de Mato Grosso.
Le travail défini par le propriétaire consiste généralement en l’abattage d’arbres et le débroussaillage de centaines d’hectares de forêt, qui serviront ultérieurement de prairies pour le bétail.
Il n’y a jamais de contrat de travail. Tout est négocié oralement entre le Gato et l’ouvrier agricole. Le Gato peut donc promettre tout et n’importe quoi !
Promesses alléchantes qui ne sont jamais tenues. Dès son arrivée dans la fazenda, l’ouvrier agricole découvre qu’il devra rembourser le prix de son voyage. Que pour se vêtir et s’alimenter il n’a pas d’autres possibilités que d’acheter à la cantine où les prix sont surfacturés. Il doit également acheter ses outils de travail. Comme le pauvre bougre est en général complètement fauché, il doit faire appel au crédit que le Gato lui ouvre généreusement. En peu de jours il devient prisonnier d’un système d’endettement diabolique dont il n’a aucune chance de sortir. Comme le coût du travail est ridiculement bas et celui des marchandises honteusement élevé, le paysan s’endette chaque jour davantage. Plus il reste dans la fazenda et plus il doit rembourser au patron.
Une seule solution : la fuite. Solution qui ne manque pas de risque ! Dans le cas de la fazenda Flor de Mata, une escouade de istoleiros (tueurs à gage) rendait vaine toute tentative. Dans celui de la Maciel 2 - plus civilisée ! - à défaut de pistoleiros, la distance et les difficultés du parcours (170 km) étaient à elles seules suffisamment dissuasives.
Nos 182 travailleurs agricoles ont été rapatriés jusqu’à Tucumã par les bons soins du groupe d’inspection. Le voyage de retour s’est effectué dans des conditions difficiles, car la pluie qui ne cessait de tomber avait rendu la route plus impraticable encore.
À Tucumã chacun d’eux recevra sa carte de travail, le salaire correspondant à son temps de travail et un billet d’autobus pour rentrer chez lui. Le tout payé par le fazendeiro maître d’esclaves !
Inutile de vous préciser que j’ai été particulièrement heureux du résultat de cette opération !
Contribuer à la libération de 182 hommes, réduits à l’état d’esclave par des grands propriétaires reconnus inhumains, représente un bonheur qui vaut bien une médaille ou une légion d’honneur... au titre des droits de l’homme !
Je suis d’ailleurs en passe de battre un record - calculez : 220 travailleurs libérés dans la fazenda Flor de Mata, plus 182 dans la fazenda Maciel 2, égal : 402 ouvriers agricoles libérés de leurs chaînes. C’est, je crois, le record du Brésil !
Et ce n’est sans doute pas fini. Des cas semblables, je risque fort dans les mois et les années qui viennent, d’en rencontrer à la pelle. Ça promet déjà quelques émotions !
Pourtant j’ai un doute : et si le travail esclave était seulement l’arbre qui cache la forêt ? Il est possible en effet que derrière cette « façade inhumaine » se cache un trafic de drogue infiniment plus lucratif. Les inspecteurs et la police fédérale qui ont vécu l’opération en sont pour leur part convaincus.
J’ai pour ma part le sentiment que notre Comité pastoral de la terre (CPT) de Tucumã est assis sur un baril de poudre ! À nous d’être vigilants.
Fort heureusement nous ne sommes pas seuls. Henri Burin des Roziers et la CPT de Xinguará sont à 170 km. Une bagatelle en Amazonie ! D’ailleurs nous travaillons constamment ensemble et c’est Henri lui-même qui va accompagner les procès en justice du propriétaire, du gérant de la fazenda et du Gato. Les maîtres d’esclaves ont du souci à se faire !
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2306.
– Traduction Dial.
– Source (portugais) : CPT, avril 1999.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Dial - http://www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Cf. DIAL D 2264 (NdT).