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DIAL 3272 - Réflexions pour la campagne de carême de l’Église brésilienne en mars-avril 2014

BRÉSIL - Trafic d’êtres humains : l’esclavage moderne, ou « Joseph est toujours vivant »

Xavier Plassat

mercredi 12 février 2014, mis en ligne par Dial

Cette année, la campagne de carême de l’Église brésilienne sera centrée sur le thème de l’esclavage moderne. À cette occasion, le dominicain Xavier Plassat [1], coordinateur de la Campagne nationale de la Commission pastorale de la terre (CPT) contre le travail esclave au Brésil a préparé un texte de réflexion pour « motiver l’engagement des communautés dans la prochaine Campagne de carême ». Nous publions ci-dessous l’adaptation française de ce texte qu’il nous avait envoyée fin décembre 2013.


Joseph, fils du patriarche Jacob, a été, selon ce que conte la Bible, la première personne à être vendue (et vendue par ses propres frères) à des marchands qui l’ont ensuite négocié pour être esclave en Égypte (cf. Genèse 37, 12 à 28). Il y avait à l’époque une intense migration vers l’Égypte, ce qui a certainement contribué à faire de ce pays un grand empire. Le roi d’Égypte imposait aux travailleurs une violente exploitation : même sans disposer du minimum de moyens nécessaires pour réaliser leurs lourdes besognes, ils étaient sans cesse sous pression (Exode 1, 9 à 14).

Première figure biblique de la traite d’êtres humains, Joseph, aujourd’hui peut être rencontré dans tous les recoins du monde global. Son nom est Aboubacar, Helena, Sikandar, Miriam, Juan, Pedrito, Louisette, Jerry. Son exil (son enfer) s’appelle Doha, Belo Monte, Dacca, São Paulo, São Félix do Xingu, Tel-Aviv, Vitória da Conquista, Londres ou Lampedusa.

« Il peut être rencontré dans cette ville : ici l’esclavage n’a pas été aboli. L’esclavage dans cette ville est toujours à l’ordre du jour, et de diverses manières. Ici, dans cette ville, les travailleurs sont exploités dans des ateliers clandestins. Dans cette ville on séquestre des femmes et des jeunes filles, et on use et abuse de leur corps, et on détruit leur dignité. Dans cette ville, il y a des gens qui font leur profit et s’empiffrent de la chair de leurs frères, victimes du travail esclave ou de la traite de femmes en situation de prostitution. »

Cette dénonciation est du cardinal Bergoglio, lors d’une homélie prononcée le 25 septembre 2012 lors d’une messe célébrée en plein air sur la place Constitución [2], dans la ville de Buenos Aires. La table d’autel repose sur des boîtes à archives où on peut lire : « Bordels – Cas 251-800 » et « Marques esclavagistes – Cas 1-106 », en référence à des accusations d’esclavage portées par des militants de l’ONG La Alameda, dont le futur pape François est membre actif. Dans sa ligne de mire : le marché de la prostitution et les nombreux ateliers de confection clandestins installés dans la capitale argentine.

« Aujourd’hui, dans le monde, cet esclavage vise quelque chose de beau que Dieu nous a donné : la capacité de créer, de travailler, d’avoir de la dignité. Combien de nos frères et sœurs sont dans cette situation ? »

interroge François dans son homélie du 1er mai 2013 [3], se référant aux plus de 400 victimes de l’effondrement d’un immeuble de huit étages qui abritait cinq ateliers de confection à Dacca, au Bangladesh.

Le Pape dit que la traite des êtres humains est « l’esclavage le plus commun du XXIe siècle » [4].

« Cela ne peut pas continuer : il s’agit d’une violation grave des droits humains et un affront à la dignité des victimes. C’est une déroute pour la communauté mondiale. Aucune personne de bonne volonté, indépendamment de savoir si elle professe ou non une religion, ne peut permettre que ces femmes, ces hommes, ces enfants soient traités comme des objets, trompés, violés, souvent vendus et revendus, pour diverses finalités et, finalement, assassinés ou, de quelque manière, blessés dans leur corps et dans leur esprit, pour être enfin jetés et abandonnés. C’est une honte ! » [5]

Oui, Joseph est toujours en vie. Caché, invisible, trafiqué comme une marchandise, enchaîné par la peur, exploité pour des profits faciles, pris dans les tentacules de criminels d’un vieux-nouveau crime : le trafic humain.

L’exploitation est la base et la finalité de la traite des êtres humains

La traite et l’esclavage modernes diffèrent de la traite et de l’esclavage du passé, mais elles en conservent un certain nombre de caractéristiques. La traite des êtres humains d’aujourd’hui a toujours pour finalité l’exploitation des personnes, quelles qu’en soient les modalités : il y a toujours quelqu’un qui profite et quelqu’un qui est exploité, et ainsi transformé en instrument de profit ; il y a des intermédiaires pour assurer le fonctionnement du système et des complices pour garantir sa pérennité et maintenir ce crime dans l’ombre et le silence.

L’utilisation de l’expression « trafic d’êtres humains » est relativement récente.

Jusqu’à il y a quelques années, on utilisait plutôt un autre mot pour décrire ce commerce d’êtres humains : c’était le mot « esclavage ». Et c’était un mot juste, car dans la traite de quoi traite-t-on après tout, sinon de gens qui sont utilisés comme s’ils étaient des marchandises et avilis comme s’ils étaient de simples choses ? Or, traiter quelqu’un comme s’il était une chose, un objet, c’est exactement le sens du mot « esclavage », universellement. Pour beaucoup, « esclavage moderne » est l’expression correcte pour désigner les formes d’exploitation liées au trafic humain contemporain. Traite, trafic, esclavage : ces mots ont fini par rentrer dans l’usage moderne, bien qu’ils renvoient à des réalités anciennes et récurrentes de notre histoire. Il y a bien des raisons pour qu’il en soit ainsi : c’est que le nombre de personnes, victimes de la traite ou réduits en esclavage dans le monde d’aujourd’hui, dépasse celui de n’importe quel autre moment de l’histoire de l’humanité.

Il n’y a pas là une simple coïncidence. Notre siècle est celui du capitalisme triomphant, qui de toute chose est capable de tirer profit, et de la mondialisation, qui a fait du monde un unique supermarché.

Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), il y a environ 21 millions de victimes de la traite des êtres humains dans le monde d’aujourd’hui, que ce soit dans le travail forcé ou dans l’exploitation sexuelle, aussi bien des hommes que des femmes. Une victime sur quatre a moins de 18 ans. L’ONG Walk Free, dans une estimation récente (2013), élève ce chiffre à près de 30 millions, dont 200 à 220 000 seraient au Brésil.

Au Brésil, où la traite a historiquement conduit près de cinq millions d’esclaves africains, la forme la plus visible du trafic humain contemporain est encore le travail esclave, présent aujourd’hui sous les modalités du travail forcé, de la servitude pour dettes, de l’imposition d’un travail épuisant et de conditions dégradantes. La plupart des victimes sont recrutées dans les poches de pauvreté du nord et nord-est du pays d’où elles migrent, partant à la recherche d’un « mieux », vers les zones d’expansion agricole ou vers les sites de construction de grands ouvrages. Entre 1995 et aujourd’hui, plus de 45 000 personnes ont été libérées d’esclavage au Brésil. La plupart d’entre elles sont des hommes, exploités dans un peu plus de deux mille établissements de tout le pays, principalement dans l’agro-business, sur les grands chantiers, et en ville, dans la construction ou dans des ateliers de confection (employant dans ce cas des immigrants latino-américains).

Pour l’exploitation sexuelle, l’information quantitative est plus précaire. Il y a des indices suggérant que le Brésil est un grand exportateur de personnes, principalement des femmes exploitées dans la prostitution dans les pays de destination, en particulier en Europe. C’est du Brésil que proviendraient 15% des victimes trafiquées vers l’Europe. En interne, les chiffres de l’exploitation des enfants et des adolescents tournent autour de 250 000.

La traite des êtres humains n’implique pas nécessairement le transfert ou l’emprisonnement de la personne. S’il est vrai que le trafic est souvent associé à la migration, soit interne (entre États ou provinces dans le même pays) ou internationale (vers l’extérieur ou depuis l’extérieur), ce n’est pourtant pas une caractéristique essentielle.

C’est un droit pour chacun que de décider de changer de province ou de pays, de partir à la recherche de nouveaux horizons ou simplement des moyens élémentaires de subsistance qui lui font défaut. Mais cette migration ne devrait pas devenir synonyme de piège, de trafic, d’exploitation, d’esclavage. Souvent, cela se produit du fait d’intermédiaires (les coyotes, ou au Brésil les « gatos » [6]), parfois articulés en réseaux criminels, utilisant des moyens de recrutement sophistiqués mais trompeurs. Leur but est, à l’autre bout, d’exploiter la personne, allant jusqu’à la réduire en esclavage, que ce soit par le travail (« travail analogue à de l’esclavage », selon les termes de la loi brésilienne) ou par l’exploitation sexuelle, le prélèvement d’organes ou l’adoption irrégulière. Tout cela selon un scénario bien réglé : rétention de documents personnels, menaces, coercition, imposition de dettes, abus, violences de toute sorte.

L’absence de possibilités d’emploi ou de revenu décent, l’absence d’accès à la terre ou à l’eau pour pratiquer l’agriculture, l’absence d’incitations publiques à la production, et l’ostracisme dans lequel certaines populations sont maintenues par le pouvoir, la négation des droits les plus fondamentaux, comme l’éducation et la santé : tout cela conduit hommes et femmes à quitter maison et famille ; pour poursuivre leur rêve de bien vivre, ils se laissent séduire et répondent à l’appel de recruteurs professionnels.

La détresse extrême produit une armée de réserve : main-d’œuvre jetable et corvéable à merci, esclaves « de la nécessité ». La décision de migrer ou d’émigrer a ses motivations légitimes, à commencer par le choix d’aller chercher d’autres horizons ou par la nécessité d’échapper à des situations d’exclusion, de marginalisation, de stigmatisation sociale. Loin de son groupe d’origine, le migrant s’expose au risque de perdre toute référence et possibilité d’assistance en cas de besoin, devenant ainsi plus vulnérable aux pièges des réseaux criminels.

Esclave est la situation d’une personne traitée comme une chose, un objet, en deçà même d’un animal

Le recrutement frauduleux se produit généralement par le moyen de promesses trompeuses, accompagnées ou non par une avance d’argent. L’offre porte sur des travaux manuels ou des services domestiques, ou encore dans l’industrie du divertissement (danseur/danseuse) ou de la mode (modèle) [7]. Le consentement éventuel donné par la victime à son recruteur, parfois sous contrainte ou par fraude, ne change rien à la situation : il s’agit là d’un crime. La traite des êtres humains est cet univers clandestin qui englobe cet ensemble de situations. Ici sont niées la liberté et la dignité des personnes : elles sont soumises à des conditions dégradantes ou au travail forcé, maintenues parfois en situation d’emprisonnement, au profit de trafiquants : ceux qui les exploitent ainsi que leurs intermédiaires.

Mobilisation contre le trafic humain

La mobilisation actuelle contre l’esclavage contemporain au Brésil a commencé en fait dès les années 1970, à partir d’audacieuses initiatives de secteurs de l’Église. Parmi elles se détache la figure prophétique de Pedro Casaldáliga. Cet évêque accueillit et, pour la première fois, rendit publiques les plaintes de travailleurs maintenus en esclavage dans la forêt amazonienne qui venaient frapper à la porte de sa prélature de São Félix do Araguaia (État du Mato Grosso). Dans la foulée, l’opiniâtreté de la Commission pastorale de la terre à prendre au sérieux et à divulguer les plaintes de travailleurs fuyant l’esclavage imposé dans les grandes fermes, et son énergique intervention dans les forums nationaux et internationaux, obligèrent finalement l’État brésilien, à partir de 1995, à un changement d’attitude, passant de la négation à la reconnaissance des faits dénoncés. Divers secteurs de l’Église sont actifs aujourd’hui dans ce monde marqué par l’invisibilité et le crime : ainsi par exemple la Pastorale de la femme marginalisée (PMM), ou le Réseau « Un cri pour la vie », formé par de nombreuses communautés religieuses, ou encore la Pastorale des migrants (SPM).

Après sa ratification, en 2004, du Protocole de Palerme [8], le Brésil a intégré ces dernières années la lutte mondiale contre la traite des personnes, un concept qui englobe les diverses formes d’exploitation — esclavage au travail, exploitation sexuelle, prélèvement d’organes, adoption illégale (une liste non limitative) — auxquelles sont soumises les victimes et rend compte des actions et des moyens utilisés pour les soumettre à cet « esclavage moderne ».

L’invisibilité des pratiques de traite et la cécité de beaucoup de gens comptent parmi les causes majeures qui rendent difficile la poursuite effective de ce crime contre l’humanité. Il y a des gens au Brésil qui continuent à nier cette réalité : en témoigne, au Brésil, la lutte constante de la Confédération nationale de l’agriculture et des ruralistas contre la politique d’éradication du travail esclave. Un autre obstacle est l’approche partielle ou fragmentaire de cette réalité, ce qui empêche l’action en réseau, la coopération interinstitutionnelle et l’adoption de méthodologies d’affrontement qui tiennent compte de la complexité des facteurs impliqués ainsi que de leurs aspects structuraux. Dans la lignée du samaritain de l’Évangile, l’aide d’urgence aux victimes est essentielle, mais elle ne suffit pas : la lutte contre l’esclavage moderne exige des changements radicaux aux plans personnel et collectif, politique, économique et culturel.

Ouvrir l’œil sur toute situation d’esclavage contemporain (quelle que soit la terminologie employée), dénoncer ce type de pratiques, en libérer les victimes : voilà une exigence absolue que toute personne dotée d’un sens minimum d’humanité se devrait d’assumer. Il ne s’agit pas seulement de briser les liens ou les chaînes visibles qui lient des personnes au travail esclave ou à l’exploitation sexuelle. Il faut extirper les racines qui nourrissent ces pratiques.

« La personne humaine ne doit jamais être achetée et vendue comme une marchandise. Celui qui l’utilise et l’exploite, même indirectement, est complice de ce crime. » [9]

Chaque fois que l’idolâtrie du profit, de l’argent, de la propriété, impose ses « droits » sur la dignité et la liberté de la personne, quelque chose de diabolique est en jeu. « Où est ton frère ? », demande Dieu à Caïn. Première figure biblique de la traite des êtres humains, Joseph est présent dans tous les recoins du monde global.

Voilà une mission... évangélique : révéler au monde qu’aujourd’hui Joseph existe réellement, sous nos yeux, et créer les conditions pour qu’il puisse se mettre debout et réclamer son droit à une vie en plénitude, à une bonne vie. Cela dépend aussi de nous.

Assumant une suggestion de la CPT et d’autres de nos partenaires, la CNBB, Conférence nationale des évêques du Brésil, a choisi l’affrontement avec la traite des êtres humains comme thème de la prochaine Campagne de la fraternité [10] (2014). Dans notre frère trafiqué, dans notre sœur asservie, c’est notre propre filiation divine qui est niée. C’est la fraternité qui est abolie.

Comment pourrait-il y avoir un « joyeux Noël » sans cette audacieuse fraternité, à vivre au quotidien, là où nous sommes, par exemple avec ces migrants pour lesquels, selon les mots de Pedro Casaldáliga, du haut de ses 85 printemps, « il n’y a toujours “pas de place”, ni à Bethléem, ni à Lampedusa. » Pedro poursuit : « Noël : une plaisanterie ? Si ton Royaume n’est pas de ce monde, alors qu’est-ce que tu viens faire ici, espèce de subversif, de trouble-fête ? Dieu-avec-nous ? Tu ne peux l’être qu’ainsi, dans l’impuissance, parmi les pauvres de la Terre, comme ça, petit, dépourvu de toute gloire, sans autre pouvoir sinon l’échec, sans autre lieu sinon la mort, sachant pourtant que le Royaume est le rêve de ton Père, et aussi notre rêve. Il y a encore Noël, dans la Paix de l’Espérance, dans la vie partagée, dans la lutte solidaire. En marche vers le Royaume, vers le Royaume ! » [11]

E um forte abraço !

Xavier


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3272.
 Source (français) : envoi par l’auteur.

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[4Message de Pâques 2013.

[5Discours aux nouveaux ambassadeurs et représentants diplomatiques auprès du Saint-Siège, 13/12/2013.

[6Littéralement, le mot gato signifie « chat ».

[7Il existe bien d’autres formes d’exploitation possibles, et la liste du Protocole de Palerme n’est pas limitative. Par exemple : adoption illégale, mariage forcé, retrait et trafic d’organes, enrôlement forcé dans l’armée, le transport de drogues, la mendicité.

[8Protocole additionnel à la Convention des Nations unies contre le crime organisé transnational, relatif à la prévention, répression et punition du trafic de personnes, spécialement de femmes et d’enfants (2000).

[9Discours du pape François, le 13/12/2013, à 16 nouveaux ambassadeurs et représentants diplomatiques auprès du Saint-Siège.

[10Campagne de carême, qui inspire l’action pastorale et sociale des communautés tout au long de l’année. Le slogan choisi est « C’est pour la liberté que Christ nous a libérés. » (Épître aux Galates 5, 1).

[11Message de Pedro à ses amis pour Noël 2013, accompagné de l’illustration ci-dessus.

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