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DIAL 3528

MEXIQUE - La Rencontre des femmes qui luttent et le défi posé aux féminismes

Laura Carlsen

mercredi 29 avril 2020, mis en ligne par Dial

Les femmes de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) avaient convoqué à une Deuxième Rencontre de femmes qui luttent qui s’est tenue dans le caracol « Tourbillon de notre parole » (Chiapas), du 27 au 29 décembre. Nous publions dans ce numéro un bref texte de la journaliste et directrice du Programme des Amériques, Laura Carlsen, qui était présente lors de la rencontre, ainsi que les discours d’ouverture et de clôture de la rencontre. Cet article a été publié le 5 février 2020 sur le site Desinformémonos.


Le 18 janvier, la jeune militante et artiste Isabel Cabanillas a été abattue en pleine rue. Elle travaillait pour le collectif féministe Hijas de su Maquilera Madre [Filles de sa mère travailleuse de maquila] et elle a été tuée alors qu’elle rentrait chez elle à bicyclette à Ciudad Juárez, ville frontalière devenue le symbole et l’épicentre de la violence féminicide dans le monde. Des manifestations ont été organisées en son nom pour dénoncer son assassinat, à un moment où les violences faites aux femmes, loin de baisser, continuent de s’amplifier face à l’indifférence des gouvernements et à l’inertie de la société. Au Mexique, comme dans beaucoup d’endroits de la planète, on assiste à une montée de la colère, de la frustration et de la douleur, parallèlement à la conviction que les choses ne peuvent continuer ainsi.

Quelques jours avant la mort d’Isabel, près de 4 000 femmes originaires de 49 pays se sont réunies dans le Chiapas à l’occasion de la Deuxième Rencontre des femmes qui luttent. Alors que lors de la Première Rencontre tenue en mars 2018, plus grande, nous avions abordé une multitude de sujets, pour la deuxième rencontre convoquée par les femmes zapatistes, il n’y avait qu’une seule question urgente sur la table : comment en finir avec la violence contre les femmes ?

Le discours inaugural prononcé par la commandante Amada témoigne du courage qui s’est manifesté ces dernières années à travers le monde face à la persistance de la violence de genre et à l’incapacité des gouvernements à la combattre. « Ils disent qu’il y a maintenant plus de lois pour protéger les femmes, mais on continue de nous assassiner. » La commandante a critiqué le semblant de progrès dans la lutte féministe concernant l’égalité salariale, les représentations dans les médias, la participation des hommes au mouvement et la parité hommes-femmes au gouvernement, en terminant chaque fois par sa phrase choc : « mais on continue de nous assassiner ».

Comment se débarrasser d’un système aussi profondément enraciné ? Le message des zapatistes a été clair : Organisez-vous. Hormis l’ouverture et la clôture de la rencontre, prise en charge par les miliciennes et les dirigeantes zapatistes, il n’y avait pas d’activité programmée. Aux questions sur les temps et les espaces nécessaires, les zapatistes répondaient : « Cela dépend de vous. Nous sommes en autogestion ». Peu à peu, nous avons formé des groupes pour des cours d’autodéfense et de chant, et organisé des tables rondes sur les migrations, la défense du territoire, les droits en matière de procréation, les femmes disparues et d’autres sujets. Lors des discussions personnelles, nous avons échangé nos expériences et nos contacts.

La première journée a été consacrée aux dénonciations, la deuxième aux stratégies et la troisième aux activités culturelles. Devant un micro installé sur l’estrade située au-dessus du parterre central, nous avons vu défiler un cortège poignant. Des centaines de femmes sont venues raconter en larmes leurs histoires de maltraitance, de harcèlement, de viol et d’autres formes de violence. Elles nous ont parlé de vies brisées et reconstruites, de ce qu’il en coûte pour vaincre la peur et le sentiment de culpabilité qui nous font tomber dans le piège de la victimisation. Elles nous ont aussi raconté les façons dont elles s’organisent pour s’en sortir et aider d’autres femmes, pour se protéger et pour prévenir la violence de genre. La liste des dénonciations s’est tellement allongée que la séance a empiété sur la deuxième journée.

Face à tant de douleur et de diversité, la partie consacrée aux propositions et stratégies a été plus compliquée.

Les zapatistes ont annoncé qu’en 2019 aucune femme n’a été assassinée ni a disparu dans leurs communautés. À titre d’exemple, elles ont fait défiler en spirale des centaines de miliciennes des communautés zapatistes, des femmes jeunes munies de barres qui ont exécuté une chorégraphie conjuguant gestes militaires et mouvements de cumbia. Leur exercice est une forme d’autodéfense communautaire – exemplaire sous certains aspects, mais non reproductible dans d’autres contextes – qui, grâce à leur formation militaire, à leur autogestion et à leur contrôle territorial, donne aux femmes les outils sociaux et individuels nécessaires pour se défendre et pour éliminer la violence de genre. Armées de flèches et d’arcs surtout symboliques, les zapatistes chargées de la sécurité de la rencontre ont montré que la vrai sécurité se construit de l’intérieur d’une société et non comme un instrument de défense contre l’extérieur.

La commandante Amada a insisté sur trois thèmes qui représentent autant de défis ouverts pour les féminismes contemporains : la nécessité d’une posture anticapitaliste, le fossé générationnel et le rapport des mouvements de femmes avec les gouvernements. Ce sont des points clés dans un contexte où les féminismes sont, au niveau mondial, plus actifs, plus dispersés et plus menacés.

Premièrement, elle a indiqué que la mort et la disparition de femmes profite au système capitaliste, en ajoutant : « [P]our lutter pour nos droits, par exemple le droit à la vie, il ne suffit pas de lutter contre le machisme, le patriarcat ou comme vous voudrez l’appeler. Nous devons aussi lutter contre le système capitaliste. » Pendant la rencontre, on a pu voir que, pour certaines féministes, la lutte anticapitaliste est un axe fondamental, que pour d’autres elle ne s’inscrit pas dans l’analyse et que pour beaucoup d’autres, peut-être la majorité, c’est une abstraction qui n’influe pas sur leurs formes de lutte. Il n’a pas été possible, dans ces conditions d’autogestion et de dispersion, d’examiner dans le détail le fossé entre la lutte anticapitaliste et nos féminismes ; il est nécessaire de comprendre et d’approfondir ce lien, non seulement dans la théorie féministe actualisée mais surtout dans la pratique.

En deuxième lieu, elle a lancé un appel à respecter « les femmes de raison, c’est-à-dire âgées », ce qui renvoie directement aux divisions qui ont surgi à différents moments entre la nouvelle et les anciennes « vagues » du féminisme, mais aussi aux cultures indiennes qui réservent un rang élevé à la vieillesse. Elle n’a pas non plus omis de rappeler la nécessité que les femmes âgées respectent les jeunes, en concluant : « Si nous ne laissons pas les géographies nous diviser, alors ne laissons pas non plus les calendriers nous diviser. » Le besoin de combler le fossé générationnel est capital pour l’avenir du mouvement.

Troisièmement, on a pu remarquer que, lors des tables rondes et dans les discours des zapatistes, on n’a que peu parlé, voire rien dit du tout des initiatives d’État visant à affronter la crise de violence de genre. Les mouvements de femmes ont investi beaucoup de temps et d’énergie pour obtenir lois, justice et châtiments, et mécanismes de protection. Les résultats sont terriblement décevants.

Par ailleurs, les propositions d’organisation autonome prolifèrent : collectifs pour accompagner les femmes sur des trajets à risques, groupes d’autoprotection et de guérison entre survivantes, initiatives contre les viols des enfants, organisation pour l’accès à la terre, solidarité avec les femmes migrantes et victimes, campagnes d’information, documentation et éducation.

La rencontre a produit une dynamique d’action et renforcé les liens entre les présentes. Elle a permis de réaffirmer la capacité des communautés zapatistes à inspirer des aspirations. Des débats importants ont été ouverts. De nombreux groupes y ont donné suite une fois chez eux, respectant l’accord proposé dans le discours de clôture invitant à mieux s’organiser et à programmer différentes activités pour le 8 mars.

Les défis sont devenus plus clairs. Et l’engagement pris est indéfectible.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3528.
 Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
 Source (espagnol) : Desinformémonos, 5 février 2020.

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