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DIAL 3567
ARGENTINE - De l’esclavage à la souveraineté alimentaire, première partie
Maxi Goldschmidt
mercredi 17 février 2021, mis en ligne par
Ce texte de Maxi Goldschmidt qui décrit le quotidien d’une exploitation agroécologique près de Luján, dans la province de Buenos Aires, publié par l’Agence Tierra Viva le 29 octobre 2020, nous donne l’occasion de continuer à explorer les liens entre accès à la terre et autonomie. La seconde partie de ce texte est publiée dans le numéro de mars.
Dans la localité de Jáuregui, à Luján, plus de 80 hectares d’un ancien institut abandonné ont été transformés en une exploitation agroécologique prospère et inédite dans le pays. Des dizaines de familles ont renoncé aux pulvérisations, se sont réappropriées le mode de production de leurs ancêtres, ont créé une école primaire, une secondaire, et projettent une université paysanne. La colonie du 20 avril – chronique d’une autre Argentine possible.
Au kilomètre 72 de la route 5, à la hauteur de la localité de Jáuregui, à Luján, derrière un terrain entouré de barbelés où trône un hangar géant, commence un chemin de terre par lequel on accède au Ramayón. C’est ainsi que l’on connaît encore l’ancien institut, hôpital psychiatrique et prison pour femmes, resté à l’abandon durant des années. Un bâtiment blanc de plus d’un siècle, entouré de 80 hectares de forêt.
Aujourd’hui, on découvre à cet endroit une carte postale d’une autre Argentine possible : la colonie « 20 avril – Darío Santillán » [1], l’une des exploitations agroécologiques les plus prospères et singulières de la province de Buenos Aires. Là vivent, travaillent et étudient 31 familles productrices de légumes, dont beaucoup nous ont dit tout au long du parcours, dans leurs propres termes, qu’elles sont en train de « désapprendre l’esclavage ».
– Maintenant, nous avons une vie presque digne.
Presque.
La défiance, premier « poison » qui menace l’agroécologie
Une barrière blanche à la peinture écaillée ; trente mètres plus loin, la première maison. Un entrepôt, couleur jaune passé, une cour entourée d’une clôture avec des poules qui ne la respectent pas. Derrière la maison, un grand eucalyptus près duquel on peut voir un autre entrepôt, un autre portail. Des poules de toutes parts ; l’une d’elles, d’un jaune moutarde, tachée de blanc et de noir, montée sur une citerne. Dans la maison vivent Rosalía Castillo et Miguel Reyes. Ce dernier arrive à bicyclette, une casquette verte sur la tête. Il va nous faire visiter un peu plus tard sa pépinière avec fierté.
– Ils me disaient que j’étais fou.
Miguel se rappelle ses premiers pas dans l’agroécologie. Le manque de confiance en soi, et de la part de la majorité des producteurs quand ils entendaient qu’il était possible de produire sans « traiter », comme ils disent encore pour parler de ce qu’ils faisaient auparavant. « Administrer des remèdes aux légumes ». Leur administrer des produits chimiques, du poison.
« Là-bas, on traitait beaucoup. J’avais toujours mal à la tête. Et, à la fin, ce n’est pas bon », dit Miguel en se remémorant sa vie à La Plata. « J’étouffais, pas seulement à cause du poison. En plus de respirer ça, je passais mon temps à me dire qu’on ne gagnait pas notre vie et à me demander comment on pourrait payer le loyer », raconte Rosalía en posant un gâteau décoré sur la table. Aujourd’hui, pendant la réunion de commercialisation, ils vont fêter l’anniversaire d’un collègue.
« On se disait qu’on n’y arriverait pas. Mais, maintenant, c’est le contraire. Je ne sais même plus combien nous sommes. Il y a de plus en plus de producteurs qui se tournent vers l’agroécologie parce que tout est cher, les semences, les produits de traitement, tout se paie en dollars. »
Aux incrédules, Miguel répète :
– Il faut essayer. Essaie sur trois ou quatre sillons. Tu seras convaincu.
Une terre vivante : familles, oiseaux et insectes
En avançant sur le chemin de terre, à gauche et à droite s’étend très loin un bois d’acacias, de caroubiers et d’eucalyptus. Apparaît une autre petite maison dotée d’un avant-toit. Une cahute de couleur crème délavée. Quelques paons autour d’un réservoir à l’abandon qui fait office de grande jardinière. Des oiseaux de tous les côtés.
Franz Ortega nous guide pendant le premier tronçon. Franz a 41 ans, le regard clair, une casquette rouge, une veste noire, un pantalon de velours. À son épaule gauche pend une binette, une espèce de petite houe, comme une prolongation de son corps.
Franz est né à Tarija. Comme plusieurs de ses compagnons, il fait partie d’une génération de Boliviens arrivés très jeunes dans le pays, dans son cas, à l’âge de 12 ans. Il a débarqué avec son frère de 15 ans, que son oncle avait fait venir en Argentine. Par la suite, Franz a fait venir un frère plus jeune. Et celui-ci un autre frère.
Sur l’enregistrement des entretiens, ce qu’on entend en premier et le plus nettement, ce sont les oiseaux. Le fond sonore de la colonie agroagricole de Luján est assuré par les moineaux, grives, perruches, cardinaux, chardonnerets, sporophiles, perroquets, vanneaux, pigeons et busards.
Un couple dans la trentaine recouvre d’une grande bâche une plate-bande où poussent des feuilles de fraisiers. Le fils, de six ou sept ans, joue avec un petit camion à quelques mètres de là, près de deux chiens qui font la sieste au soleil.
Près de la rangée de fraisiers, il y a toute une ligne de fenouils. « Vous avez là un couloir biologique, qui sent fort et chasse les insectes », explique Franz.
– L’idée n’est pas de les tuer, mais de leur faire peur. Ce sont aussi des êtres vivants.
À l’inverse de la monoculture transgénique, on met l’accent là-bas sur la variété des plantations. C’est un autre moyen de lutter contre les parasites. À quelques mètres, on peut voir des sillons où l’on a semé choux rouge, choux chinois, choux kale, brocolis, blettes, poireaux, oignons, céleris, betteraves.
Bien que quelques producteurs aient du mal à s’y habituer, un des trucs à savoir est de ne pas désherber, explique Franz.
« Si vous retirez tout ce qu’il y a autour du légume, les parasites l’attaquent plus facilement. Mais s’il y a d’autres plantes et des herbes, les insectes viennent aussi sur elles pour se nourrir. »
L’agroécologie n’est-elle pas du commerce ?
Une voiture, un ballon de basket, un ballon de football crevé. Deux enfants qui jouent au fond d’une maison avec un roseau. À droite on peut voir un potager, le premier hectare sur la trentaine déjà cultivée. On en prévoit vingt de plus, soit vingt familles qui ne paieront plus de loyer et qui auront un lopin de terre à elles [2].
Et voici les rangées de culture. On en compte quinze, d’une longueur d’environ cent mètres chacune, coupées par une ligne en leur milieu pour faciliter l’arrosage. Sur les trois premières, il n’y a que de petites buttes de terre. À partir de la quatrième, on aperçoit déjà des pousses de blette, cardon, betterave et roquette. Une blette se détache, verte et pourpre, avec ses feuilles s’offrant au soleil. Puis trois autres rangées de cardon, et une nouvelle zone de forêt.
Chaque famille produit ce qu’elle veut, même si elles se réunissent en assemblée toutes les semaines pour traiter des problèmes d’organisation collective et de vie commune (créer ou agrandir le réseau d’eau ou d’éclairage, gérer les services manquants, comme le gaz ou Internet, répartir les jours et heures d’utilisation du seul tracteur de la colonie, aider à préparer le terrain ou la maison d’une nouvelle famille, etc.) et pour trouver, tous ensemble, le meilleur mode de commercialisation de ce qu’elles produisent.
Deux ou trois fois par semaine, elles font parvenir aux magasins du Syndicat de travailleurs de la terre (Unión de Trabajadores de la Tierra, UTT) des sacs dont le contenu est commercialisé dans la zone. Sur le prix de chaque sac vendu 12 pesos sont prélevés pour des œuvres d’intérêt général. C’est ainsi que l’on a pu construire le Magasin, grâce à cet argent et à plus de dix journées de travail bénévole. Un grand progrès pour ces familles : désormais, elles vendront non seulement leurs légumes, mais aussi les produits d’autres coopératives et producteurs, qui pourront à leur tour acheter au prix de gros pour leur consommation.
La voie de la transition agroécologique
Entre la maison à la citerne et le premier potager, une clôture rouillée, décorative. Une autre barrière, le plus souvent ouverte, et un sentier conduisant à l’entrée d’un grand bâtiment ancien, prétentieux, décadent : le Ramayón proprement dit. À gauche de la clôture entourant le bâtiment, une maison avec une grosse pile de bois. Un bus bleu abandonné, aux vitres cassées, qui porte une inscription : Conseil national des mineurs et de la famille. Et, près du hangar où les légumes sont lavés et triés, le tout nouveau Magasin. Sur une vidéo, on peut assister à son inauguration et les déclarations des protagonistes nous en apprennent davantage sur l’histoire de la colonie [3].
Virgilio a le même âge que Franz mais paraît plus vieux. Le manche de sa houe vient de se briser et, à l’aide d’une machette, il s’emploie à tailler un bâton trop gros. Il est très maigre et son visage triste est parcouru de rides. Des gouttes de transpiration perlent sous une casquette d’un gris délavé. Nous le saluons et il se présente : « Arias Virgilio », annonce-t-il. Il raconte qu’il est en train de nettoyer et préparer la terre pour sa première récolte. Sa famille – son épouse et ses quatre enfants – l’attend à La Plata, où ils louent un terrain qu’ils ne peuvent plus payer. C’est pour cela que Virgilio doit se hâter. Il est venu pour quelques jours à Luján et travaille toute la journée. Il dort chez des camarades. Quand sa famille le rejoindra, après la première récolte, il commencera à construire leur maison. Pour l’instant, il traverse les moments les plus durs : désherber, extraire les racines, sortir de l’esclavage.
– Il faut passer la herse à disques, avant de labourer, déclare Franz.
Ce dernier enfonce sa houe dans la terre et lui demande jusqu’où s’étend son hectare de terrain. Virgilio lui montre quelques mètres devant. Ils se mettent à discuter prix.
À La Plata, Virgilio paie 15 000 pesos par mois pour un hectare, 10 000 en produits chimiques et 2 000 pesos pour une heure de tracteur. Pour deux sachets de semences de tomate de la variété perita et le paquet de pesticides qui va avec, il a dépensé 15 000 pesos supplémentaires.
– Ce que tu gagnes, tu dois le réinvestir d’office. Et, en plus, tu t’empoisonnes, explique Virgilio.
Il ajoute que quand arrive un produit contre la mouche blanche, tu l’achètes pour tuer l’insecte, puis on te dit qu’en fait le problème vient des œufs, et alors tu achètes un autre produit pour te débarrasser des œufs. C’est tout le temps comme ça. Il y a toujours un parasite nouveau qui se présente, et un autre produit plus cher pour le combattre.
« Le système même te soumet, dit Franz. On essaie de continuer et on ne se rend pas compte qu’on ne relèvera jamais la tête. Impossible d’en sortir. Et tu t’en rends compte seulement quand tu viens ici. Là-bas, celui qui gagne bien, c’est l’intermédiaire. Ici, la production annuelle rapporte au plus 50 000 pesos. Là-bas, 600 000 ».
Une terre à soi et sans poisons
– Le gel nous a fait mal. La grêle a transformé les légumes en purée.
C’est ce que nous raconte Olga Guerrero, 54 ans, de Jujuy, un chapeau en jean sur la tête. Agenouillée, elle en train de semer des radis dans l’une des rangées d’une serre toute neuve. Entre les cultures on voit des chardons un peu partout. « Je les aime beaucoup, ils me rappellent mon pays », dit Olga, qui rêvait jusqu’il y a deux ans de retourner un jour à San Salvador. « C’est que je n’avais jamais pensé que je pourrais avoir une terre à moi. Aujourd’hui, on est bien ici, même si le gel nous a détruit hier trois rangées de tomates. »
« Chaque rangée vaut 4 000 pesos, ce qui veut dire qu’on a perdu 12 000 pesos », dit Roberto Mercado, son mari, chemise à carreaux, chapeau de plage, radio à la main et baskets Nike noires.
Il y a deux ans, ils vivaient tous les deux à La Plata. Il est atteint d’une maladie respiratoire qui le gêne moins à Luján. « Là-bas, on travaillait pour payer le loyer. Ici, je suis plus tranquille, sans penser tout le temps à nos dettes. L’argent ne servait qu’à ça. Et en plus mon mari avait beaucoup de traitements. Il était noyé sous les médicaments. Son dos était trempé sous son sac à dos et il éternuait et vomissait tout le temps. Maintenant, il se sent mieux », raconte Olga. Elle ajoute qu’elle a recommencé à manger du poivron. Là-bas, elle le digérait mal, il était trop traité. »
La seconde partie du texte est publiée dans le numéro de mars.
Vidéos (en espagnol)
– Qualité HD (720 p, 67 et 139 Mo)
– Qualité SD (360 p, 19,5 et 43 Mo), pour les connexions moins rapides.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3567.
– Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
– Source (espagnol) : Agencia Tierra Viva, 29 octobre 2020.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, le traducteur, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Voir la première vidéo en fin d’article.
[2] Voir Diego Pintos, « Tierras para producir sano y terminar con el hambre », Revista Cítrica, 12 février 2020. https://www.revistacitrica.com/-tierras-para-una-vida-digna-producir-sano-y-terminar-con-el-hambre.html.
[3] Voir la seconde vidéo en fin d’article.