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CUBA - La criminalisation de l’opposition politique d’hier à aujourd’hui
Samuel Farber
mercredi 17 février 2021, mis en ligne par
Samuel Farber est né à Marianao, l’un des arrondissements de La Havane. Il est professeur émérite de sciences politiques au Brooklyn College (New York) [1] Dans ce texte publié sur le site La Joven Cuba, le 28 décembre 2020, il réinscrit dans une perspective historique la criminalisation actuelle de l’opposition politique par le pouvoir cubain. Cet article a été traduit en français et publié par le site À l’encontre le 31 décembre 2020.
Il existe des États antidémocratiques qui non seulement répriment l’opposition politique, mais aussi la criminalisent, un moyen très efficace d’éviter la diffusion et la discussion d’idées politiques qui divergent de l’idéologie au pouvoir. C’était le cas en Union soviétique et c’est toujours le cas dans les régimes qui ont adopté les principales structures du modèle politique soviétique, comme la Chine, le Vietnam et notre Cuba.
Ainsi, sous la direction du gouvernement cubain, les membres du Mouvement San Isidro [2] ont été arrêtés par la police sur la base d’accusations criminelles – prétendument pour avoir violé « le protocole sanitaire pour les voyageurs internationaux », adopté par le gouvernement pour lutter contre la pandémie Covid-19. Ils ont en fait été arrêtés pour des raisons politiques, pour avoir protesté en groupe et publiquement contre la répression du gouvernement à l’encontre de l’un de leurs membres. C’est un exemple typique de la façon dont le gouvernement cubain traite la critique : en remplaçant le langage politique par le langage administratif policier.
Pourtant, Cuba s’inscrit dans d’une longue tradition latino-américaine qui accorde un traitement spécial aux comportements politiques et évite de les réduire à la criminalité ou à la délinquance de droit commun. C’est pourquoi cette tradition soutient le droit à l’asile politique, ainsi que la différenciation dans le traitement des prisonniers politiques et des prisonniers de droit commun.
La dictature de Batista [1952-1959], par exemple, a respecté l’asile politique utilisé par des centaines de Cubains opposés à la dictature pour sauver leur vie dans les ambassades des pays d’Amérique du Sud établies à Cuba. Bien sûr, il y a eu des violations de ce droit, comme le cas exceptionnel de l’attaque policière contre l’ambassade haïtienne, le 29 octobre 1956, où tous les opposants qui y avaient trouvé l’asile furent assassinés. À cette occasion, fut tué par l’un des demandeurs d’asile qui possédait une arme à feu, le chef de la police nationale à l’origine de cette attaque : Rafael Salas Cañizares, l’un des hommes de main les plus notoires de la dictature de Batista.
Dans le cas de l’Amérique latine, l’exception la plus notable à la règle de l’octroi de l’asile est celle de Víctor Raúl Haya de la Torre, fondateur et dirigeant de l’APRA (Alliance populaire révolutionnaire américaine), qui, pour se protéger du gouvernement péruvien sous la dictature de Manuel Odría [novembre 1948-juilet 1956], s’est réfugié à l’ambassade de Colombie au début de 1949. Haya de la Torre est resté dans cette ambassade pendant 5 ans jusqu’à ce qu’il obtienne finalement un sauf-conduit pour quitter le pays en direction du Mexique. Mais cela seulement après que la Cour internationale de justice a rejeté la demande de Manuel Odría pour que la Colombie lui livre le leader de l’opposition péruvienne.
Le gouvernement révolutionnaire cubain a abandonné la tradition de l’octroi de l’asile politique lorsqu’il a adopté le modèle soviétique au début des années 1960. Un exemple clair de ce revirement est ce qui s’est passé à l’ambassade du Pérou à La Havane en avril 1980, lorsque, sous les ordres de Fidel, les forces de l’État ont empêché les Cubains qui voulaient demander l’asile d’entrer dans l’ambassade. Au départ, seuls ont pu le faire ceux qui sont entrés de force après un affrontement armé ayant fait plusieurs morts. Finalement, le gouvernement a supprimé la surveillance de l’ambassade. C’est alors que près de dix mille Cubains sont entrés sur le territoire diplomatique en demandant l’asile pour quitter l’île. Ce qu’ils ont fait par le port de Mariel, entre avril et juin 1980.
En plus de reconnaître le droit à l’asile politique, la tradition latino-américaine distingue les prisonniers politiques et les prisonniers de droit commun. Cette distinction a été reconnue dans d’autres parties du monde également. Par exemple, la Russie tsariste accordait périodiquement un certain degré d’autonomie aux prisonniers politiques et aux exilés. Ainsi, pendant sa peine d’exil en Sibérie de 1897 à 1900, Lénine a pu étudier et écrire parmi ses différentes œuvres, Le développement du capitalisme en Russie. Il a également été autorisé à conseiller les paysans de la région sur des questions juridiques et à préparer des documents relatifs à leurs affaires.
Le gouvernement bolchevique a partiellement poursuivi cette tradition depuis le triomphe de la révolution d’octobre 1917, pendant la guerre civile de 1918-1920 et durant peu de temps après, en autorisant les prisonniers politiques qui avaient été déportés dans les camps de travail de l’archipel Solovki – antérieurs au goulag – entre autres, à mener des activités politiques. Elle a également reconnu initialement le droit des prisonniers politiques de gauche – anarchistes, mencheviks et socialistes révolutionnaires de gauche – de ne pas avoir à travailler, de s’organiser et d’élire leurs représentants pour négocier avec les administrateurs de ces camps la solution à leurs griefs et leurs conditions de vie.
La dictature de Batista a également reconnu la distinction entre les prisonniers politiques et les prisonniers de droit commun. Il est bien connu qu’à de nombreuses occasions, elle a violé les droits traditionnels de ces prisonniers, comme dans le cas de Fidel Castro et des moncadistas [3] qui ont été emprisonnés de 1953 à 1955 dans la prison dite « modèle » de l’ancienne île des Pins. Mais en général, ces derniers étaient respectés en tant que prisonniers politiques avec le droit de s’habiller en civil, de refuser le travail forcé et de se réunir à l’intérieur de la prison pour organiser des cours et d’autres activités politiques, étudiées en détail par l’historien cubain Mario Mencia [4].
Cette tradition a pris fin lorsque Fidel Castro, mettant de côté sa propre histoire, a décidé de ne pas reconnaître même la catégorie de prisonnier politique, et encore moins les droits traditionnels qu’ils avaient revendiqués pour leur statut politique, tels que le port de vêtements civils et le refus du travail forcé. Après 1959, de nombreux prisonniers politiques ont refusé d’être traités comme des prisonniers de droit commun, ce qui a donné naissance au phénomène des « plantados » [5]. Ces derniers se sont également opposés aux plans de « réhabilitation » promulgués en 1964 par le gouvernement dans l’intention de faire pression sur eux pour qu’ils renoncent à leurs opinions politiques en échange de meilleures conditions de détention et de peines plus courtes.
Les « plantados » ont protesté contre ces plans et leurs conditions de détention en faisant des grèves de la faim et en ne portant que leurs sous-vêtements pour éviter les uniformes des prisonniers ordinaires. Ces revendications ont été réprimées, souvent brutalement, par les gardiens de prison. Dans l’une de ces grèves de la faim, Pedro Luis Boitel, ancien leader des étudiants universitaires, opposant [chrétien] à Batista opposé au communisme, est mort en 1972.
L’arrière-plan idéologique de ces pratiques du gouvernement cubain est qu’il n’y a qu’une seule pensée politique légitime. Toute opposition à celle-ci implique automatiquement la mise en danger et la « trahison de la Révolution » et devient un crime de droit commun dès lors que quelqu’un agit, même pacifiquement, pour persuader d’autres Cubains d’avoir des idées différentes ou opposées aux idées officielles. La prétention selon laquelle il n’y a qu’une seule pensée politique légitime a pénétré très tôt tous les aspects du discours officiel concernant la nature et le destin de la société cubaine.
Par exemple, la lutte armée qui a eu lieu dans la Sierra de l’Escambray dans les années 1960 a été baptisée par le gouvernement comme une « lutte contre des bandits ». La réalité est cependant que ce n’était pas une lutte contre des bandits, mais contre ceux que le gouvernement aurait pu appeler effectivement des contre-révolutionnaires, un terme qui suppose l’existence d’une politique contre-révolutionnaire plutôt que de réduire et de falsifier la réalité avec un terme criminel.
Ce qui est curieux dans cette affaire, c’est qu’en réalité, le gouvernement cubain n’a jamais sérieusement soutenu que l’Escambray était simplement un combat contre des voleurs de bétail, des bandits et des pillards pour lesquels le terme « bandits » aurait été approprié. Il est ironique que la CIA, qui a investi tant de ressources pour aider et fournir une aide matérielle à ces groupes armés dans la Sierra de l’Escambray, ne les ait pas considérés comme des criminels de droit commun mais précisément comme des contre-révolutionnaires. Ainsi, il est clair que le régime a consciemment utilisé le terme « bandits » pour discréditer et placer les rebelles de l’Escambray en dehors de la politique. Cela a servi à légitimer les traitements qu’il leur a imposés ainsi qu’à leurs partisans, à l’image de la relocalisation forcée – à des centaines de kilomètres à l’ouest, dans les années 1970 – de milliers de paysans vivant dans la région de l’Escambray, après la fin des hostilités.
La situation actuelle
Le gouvernement cubain continue à criminaliser les activités politiques des critiques du régime. Le plus souvent, il le justifie légalement en prétendant que ces activités sont financées et organisées par l’impérialisme états-unien. Ainsi, la loi 88 de 1999, appelée à juste titre « Loi bâillon » par beaucoup, établit au chapitre 11 la privation de liberté pour une durée de 3 à 8 ans et/ou une amende élevée pour ceux qui participent à la distribution de ressources financières ou autres, provenant du gouvernement des États-Unis.
Dans plusieurs cas, cette accusation a été bien fondée en ce qui concerne la provenance des ressources concernées. Malgré cela, il est nécessaire, au moins d’un point de vue socialiste et démocratique, d’établir le type d’activités politiques qui ont été financées ou organisées avec ces fonds. Les activités d’opposition jugées par les tribunaux cubains ces dernières années ont généralement été pacifiques. Elles ont consisté dans la distribution de documents imprimés ou d’autres documents non violents. En tant que tels, ils seraient considérés comme tout à fait légaux dans n’importe quel pays d’Amérique latine, à l’exception de ceux régis par des systèmes non démocratiques. Il ne s’agit pas de communications incitant à la violence ou au trafic d’armes, mais plutôt d’exhortations et d’idées éminemment politiques, destinées à un public auquel elles s’adressent pour obtenir un soutien.
Compte tenu de la nature pacifique de ces activités, il est extrêmement injuste, ainsi qu’antidémocratique, que le système judiciaire cubain punisse ceux qui se sont tournés vers des sources telles que le gouvernement des États-Unis pour obtenir les ressources nécessaires à la conduite de ce type d’activité politique. Ce gouvernement des États-Unis est clairement et vigoureusement condamné pour sa motivation hostile à l’autodétermination de la nation cubaine. Mais les dissidents et les opposants qui reçoivent ces fonds sont condamnés à Cuba pour avoir commis des actes politiques qui seraient légaux dans tout pays démocratique.
Recevoir un soutien matériel du gouvernement des États-Unis dans des circonstances où les citoyens cubains n’ont pas le droit de s’exprimer en public indépendamment du gouvernement est une question politique. Elle devrait être discutée en tant que telle et non pas sanctionnée par le système pénal. Après tout, le gouvernement cubain, grâce à son monopole médiatique, peut dire tout ce qu’il veut contre les atteintes à la souveraineté du pays, en dénonçant l’ingérence de Washington dans les affaires intérieures de Cuba. Mais en même temps, dans le cadre de ce monopole, il ne permet pas au peuple cubain d’entendre et de pouvoir écouter la défense des accusés contre les charges qui pèsent sur eux, tant dans cette affaire que dans toutes les autres affaires politiques.
C’est une pratique ancienne que Fidel Castro a instituée dans les premiers jours de la Révolution cubaine lorsqu’il a empêché le peuple d’entendre la défense du président Manuel Urrutia [6] au sujet des graves accusations que le principal dirigeant révolutionnaire avait portées contre lui en juillet 1959.
Mais pour la gauche cubaine indépendante, la chose la plus importante au-delà de la défense des droits politiques démocratiques pour tous est que les Cubains aient accès à ceux qui critiquent le régime cubain d’un point de vue socialiste, démocratique et anti-impérialiste. C’est un point de vue qui, en premier lieu, s’oppose à l’ingérence des États-Unis dans les affaires intérieures de Cuba sur la base du droit à l’autodétermination nationale.
Contrairement aux arguments de nombreux membres de l’opposition de droite, la défense de l’autodétermination de la nation cubaine n’implique en aucun cas une approbation ou un soutien au gouvernement cubain, mais plutôt la diffusion d’une option consistant à placer le sort de Cuba entre les mains des Cubains, sans permettre à d’autres pays, et encore moins à des puissances impériales, de contrôler Cuba comme ils le faisaient à l’époque pré-révolutionnaire.
En 1935, l’opinion démocratique internationale, en particulier celle d’origine africaine et de gauche, soutient sans réserve la résistance de l’Éthiopie contre l’invasion de l’Italie fasciste. Ce n’était certainement pas parce qu’ils voulaient défendre ou excuser le régime monarchique et même esclavagiste de l’empereur Hailé Sélassié – brillamment décrit par l’auteur polonais Ryszard Kapuscinski (1932-2007) dans son ouvrage de semi-fiction Le Négus – mais pour s’opposer à l’impérialisme fasciste et défendre l’autodétermination de la nation éthiopienne.
Les gouvernements des États-Unis, tant démocrates que républicains, pourront proclamer que le blocus et la loi Helms-Burton [7] – mesures qui ont aggravé les conditions de vie de tous les Cubains sur l’île – ont été pris au nom de la démocratie et du soi-disant « monde libre ». Le fait est, cependant, que la politique étrangère des États-Unis poursuit ses propres intérêts pour promouvoir et défendre son empire ; le reste n’est que pur verbiage idéologique et hypocrite.
Ceci est corroboré par la longue trajectoire historique de la politique des États-Unis avec son intervention pour renverser des gouvernements démocratiquement élus, comme celui de Jacobo Arbenz au Guatemala en 1954 et de Salvador Allende au Chili en 1973, avec la politique meurtrière de Pinochet qui s’est ensuivie. Bien sûr, nous devons inclure ici son soutien à la dictature de Batista, à l’invasion de Playa Girón en 1961, ainsi que ses nombreuses incursions armées et terroristes contre Cuba. Cette trajectoire impérialiste s’étend également à d’autres parties du monde comme le soutien de Washington à des régimes hautement réactionnaires et antidémocratiques tels que l’Arabie Saoudite qui mène une agression génocidaire au Yémen, ainsi que son intervention et sa destruction de l’Irak au cours des trente dernières années.
Il est vrai qu’il est difficile de survivre en tant qu’opposant ou dissident dans le Cuba d’aujourd’hui. Mais il existe des alternatives à l’aide du gouvernement états-unien. Après tout, il y a plus de deux millions de personnes d’origine cubaine en dehors de Cuba, auprès desquelles on pourrait chercher un soutien financier indépendant pour maintenir des activités politiques d’opposition sur l’île. C’est ce que José Marti a fait dans les années 1890, en collectant des fonds auprès des travailleurs cubains du tabac en Floride.
Il existe également une vaste société civile américaine – syndicats, églises, organisations fraternelles, organisations de défense des droits humains, organisations de femmes, organisations d’homosexuels, entre autres – dont la grande majorité fonctionne indépendamment du département d’État, de la CIA ou de la Fondation nationale cubano-américaine, qui sert de véhicule aux gouvernements états-uniens des deux partis (démocrate et républicain).
Les groupes qui suivent la voie facile en s’adressant à ces agences gouvernementales et aux organisations qui les aident, ainsi qu’aux ambassades des États-Unis, non seulement compromettent l’indépendance de l’opposition au gouvernement cubain, mais ont aussi une forte tendance à « vivre de ces expédients », car, en disposant de ces fonds, ils ne prennent pas la peine de développer leur propre base de soutien et se retrouvent avec peu de partisans, tant à Cuba qu’à l’étranger.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3565.
– Traduction rédaction À l’encontre. Traduction ponctuellement modifiée par Dial.
– Source (français) : À l’encontre, 31 décembre 2020.
– Texte original (espagnol) : La Joven Cuba, 28 décembre 2020.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, les traducteurs, la source française originale (À l’encontre - https://alencontre.org) et l’une des adresses internet de l’article.
[1] Parmi de nombreux ouvrages, il a récemment publié The Politics of Che Guevara (Haymarket Books, 2016) et une nouvelle édition du livre Before Stalinism (Verso, 1990, 2018).
[2] Près de 200 jeunes membres des milieux culturels ont manifesté le 27 novembre 2020 – après l’arrestation d’un jeune rappeur, Denis Solis – devant le ministère de la Culture. La tentative de « dialogue » a échoué face à la « surveillance policière » et aux accusations d’être des « déstabilisateurs financés par les États-Unis. Voir, sur le site À l’encontre, l’article d’Ailynn Torres Santana, « Après l’arrestation du rappeur Denis Solis, quelle action engager, quel dialogue tenter ou pas avec les institutions ? » 14 décembre 2020, https://alencontre.org/ameriques/amelat/cuba/cuba-apres-larrestation-du-rappeur-denis-solis-quelle-action-engager-quel-dialogue-tenter-ou-pas-avec-les-institutions.html.
[3] Ceux qui attaquèrent la caserne de la Moncada en juillet 1953 – note À l’encontre.
[4] Mario Mencia, La prisión fecunda. Sobre la labor revolucionaria de Fidel Castro, La Habana, Editora Política, 1980 – note À l’encontre.
[5] Les prisonniers qui refusaient de coopérer et subissaient, dès lors, des peines plus sévères – note À l’encontre.
[6] Opposant à Batista, choisi par le Mouvement du 26 juillet comme futur président ; il le fut de janvier à juillet 1959 ; il s’opposa à la « justice sommaire » contre les opposants – note À l’encontre.
[7] Du nom des deux parlementaires républicains à l’initiative de cette loi. Adoptée en 1996, elle renforce l’embargo contre Cuba – note À l’encontre.