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DIAL 2537
ARGENTINE - Lettre d’Adolfo Pérez Esquivel, prix nobel, au président de la République Argentine
Adolfo Pérez Esquivel
vendredi 1er mars 2002, mis en ligne par
La lettre publique qu’Adolfo Pérez Esquivel a envoyé au président de la République argentine, outre la forte interpellation qu’elle représente, est une bonne synthèse des questions que pose la crise en Argentine. Ce texte représente un complément utile de la réaction du même auteur que nous avions publiée dans Dial D 2528.
Buenos Aires, le 10 février 2002
Monsieur le président de la nation Dr Eduardo Duhalde,
Recevez un fraternel salut de paix et de bien. Dans cette carte ouverte, je vous envoie quelques réflexions que m’inspire la réalité actuelle que vit le peuple argentin et je vous fais aussi quelques propositions.
Le pays est entré dans une situation d’incertitude totale qui met en péril son intégrité. Ces dernières années, le manque de politiques cohérentes des gouvernements constitutionnels venant après la dictature des militaires, la soumission aux grands intérêts financiers et aux politiques imposées par le Fonds monétaire international nous ont amenés à la catastrophe économique actuelle, à la destruction des capacités productives du pays et à la perte des valeurs éthiques et spirituelles qui font partie de la vie et de l’identité de notre peuple.
Malheureusement, beaucoup de citoyens n’ont plus confiance dans les institutions de l’État à cause de leur mauvaise utilisation des ressources et de leurs politiques aberrantes, mais aussi à cause de la perte de prestige de nos dirigeants et du mauvais fonctionnement du pouvoir judiciaire (le cas le plus notoire est celui de la Cour suprême de justice qui a décrété l’impossibilité d’extrader les tortionnaires). Heureusement, quelques-uns font exception et accomplissent de leur mieux le mandat qui leur a été confié par le peuple. Ils sont même des modèles sur les plans sociaux et éthiques dans le fonctionnement de l’État.
Monsieur le Président, vous avez assumé la responsabilité de diriger la nation dans une situation conflictuelle et avec de graves problèmes à résoudre. Nous devons reconnaître que c’est de votre part un acte de grand courage au service de la patrie d’accepter ainsi d’assumer les défis actuels, et de préparer les chemins et les bases nécessaires pour restaurer la normalisation du pays.
Cela fait mal au cœur et à l’esprit citoyen de voir beaucoup d’hommes et de femmes quitter le pays, désespérés et frustrés par les tromperies permanentes et les détériorations qu’ils subissent. C’est avec douleur qu’ils s’en vont. Le pays est en train de vivre un exode massif de jeunes, fatigués de ne pouvoir trouver d’alternatives et de possibilités de vie meilleure dans leur propre pays. Avec des promesses d’un meilleur futur, on leur a volé le présent et hypothéqué leur avenir et leurs espoirs.
Il est nécessaire de retrouver l’esprit de lutte et de résistance sociale. Il faut assumer tous les défis pour reconstruire le pays. Le peuple argentin possède des réserves éthiques et une capacité suffisante pour affronter positivement la situation. Des centaines, des milliers d’organisations sociales dans tout le pays proposent des travaux concrets et ont des possibilités d’apporter de nouvelles alternatives. Les assemblées du peuple constituées dans les quartiers sont une preuve évidente de l’intérêt et des préoccupations du peuple. Les participants savent ce qu’ils ne veulent pas et cherchent à construire de nouveaux espaces de participation démocratique. C’est là un signe d’espérance.
D’autre part, nous devons faire une analyse approfondie pour comprendre comment nous en sommes arrivés là dans un pays potentiellement riche avec une grande capacité productive et de développement qui avait vaincu l’analphabétisme et atteint un bon niveau dans les domaines de la santé et de l’éducation. Que s’est-il passé pour qu’il soit tombé dans la situation actuelle au point de devenir un pays pauvre, cassé économiquement et complètement anémique, avec une augmentation incessante de chômeurs, de pauvres, et de garçons et de filles qui meurent de la faim ou de maladies facilement évitables ?... Quand des événements comme ceux-là arrivent, les gouvernements criminalisent les protestations sociales au lieu de chercher la solution des problèmes. Et pourtant, ce n’est pas par la répression que l’on pourra résoudre cette profonde crise sociale, économique et politique.
Des responsables existent, Monsieur le président, et vous le savez très bien. La mafia financière s’est incrustée comme un cancer et a mis à sac tout le pays. Elle a exporté tous les capitaux vers l’extérieur et aujourd’hui, elle jouit d’une impunité totale. Malheu-reusement, le gouvernement ne fait rien pour les sanctionner et les traduire en justice.
Il s’agit en fait de forces très puissantes qui font pression sur les gouvernements pour imposer leur volonté et leurs intérêts. Ils ont même le pouvoir de favoriser un coup d’État grâce à leur contrôle du marché.
Pourtant, personne ne peut entrer dans la maison de quelqu’un sans sa permission sauf s’il s’agit de voleurs qui rentrent par effraction ou de traîtres qui ouvrent les portes à ceux qui viennent mettre la maison à sac. Cela demande beaucoup de courage et de fermeté pour résister, mais surtout il faut une grande cohérence entre ce que l’on dit et ce que l’on fait.
La dette extérieure, illégitime, injuste et immorale est une forme de mise en condition imposée au pays sur le plan politique et économique par le FMI.
Nous sommes affrontés au danger que le gouvernement que vous présidez finisse par dollariser l’économie s’il n’arrive pas à contrôler la crise et à équilibrer la situation financière. Vous savez très bien que certains secteurs font pression pour provoquer cette dollarisation de l’économie. Par exemple, l’ex-président Menem fait de gros efforts en ce sens pour imposer la recolonisation du pays qui serait alors sous l’orbite des États-Unis et perdrait ainsi définitivement sa souveraineté nationale.
Nous sommes affrontés au danger que le gouvernement que vous présidez finisse par dollariser l’économie.
En fait, on devrait suspendre tous les paiements des intérêts de la dette et mettre sur pied un “ Fonds pour le développement du pays ” au service des droits de base de la population, ce qui génèrerait des sources de travail. Au lieu de cela, le gouvernement continue de payer les services de la dette, sans tenir compte de la dette sociale dont l’État est redevable envers le peuple, ce peuple qui doit supporter un coût humain très élevé dans tous les secteurs mais surtout chez les plus pauvres et les plus démunis.
Le FMI, les économistes et les gouvernants essayent d’équilibrer les chiffres de leurs comptes et privilégient les gains en oubliant que, derrière tous ces chiffres, des hommes, des femmes, des personnes âgées et des jeunes nous questionnent, nous interpellent et nous réclament le droit d’avoir une vie digne.
Un autre grave problème, c’est celui de la politique des droits de l’homme, de l’impunité juridique. Ces problèmes non résolus restent en suspens, et la décision du gouvernement de ne pas concéder l’extradition des criminels réclamés par d’autres pays nous fait continuer avec l’impunité dans notre propre pays. Avec les organismes des droits de l’homme ainsi que de nombreux secteurs sociaux et politiques, nous réclamons l’annulation des lois sur l’impunité pour que les coupables soient jugés dans le pays. Cependant, jusqu’à ce jour, nous n’y sommes pas arrivés.
Nous réclamons l’annulation des lois sur l’impunité pour que les coupables soient jugés dans le pays.
Il est nécessaire de redéfinir le rôle des forces armées qui sont aujourd’hui à nouveau restructurées dans le cadre d’une remilitarisation du pays et du continent sous les ordres des États-Unis dans l’hypothèse de conflits où ils considèrent toujours le peuple comme l’ennemi. C’est la même doctrine de la sécurité nationale qui aujourd’hui a changé de masque. L’entraînement de troupes latino-américaines sous le commandement des forces armées des États-Unis dans le cadre du Plan Colombie aura des conséquences graves pour le continent latino-américain. Dans notre pays, on effectue des manœuvres militaires comme les “ opérations Cabaña 2000 et Cabaña 2001 ” dans les provinces de Cordoba et de Salta. Pourtant, le peuple n’a pas besoin d’armes qui jusqu’à présent n’ont servi qu’à le réprimer et à violer les droits de l’homme. Ce dont il a besoin, ce sont de ressources pour l’éducation, la santé et le travail.
Les forces armées doivent être intégrées au peuple lui-même et non pas utilisées comme forces de répression contre le peuple. On doit rendre leur dignité aux institutions militaires et les aider à accomplir leur véritable rôle dans la société, mais jamais de façon occulte et sous le couvert de l’impunité des crimes commis. Vous savez très bien qu’avec l’impunité il est impossible de construire une démocratie.
Nous devons nous opposer à l’envoi de troupes argentines qui seraient utilisées contre nos frères latino-américains comme il en est question dans le Plan Colombie. Il est nécessaire de garantir et de fortifier les accords de paix entre les peuples pour empêcher que s’installe un nouveau Vietnam en Amérique latine.
Le peuple a cessé d’être seulement un spectateur face aux maux dont il souffre.
Le peuple a cessé d’être seulement un spectateur face aux maux dont il souffre. Il réagit avec douleur et colère contre la détérioration de l’État et la situation économique et morale, contre le “ corralito financier ” [1] que le gouvernement a imposé et au moyen duquel il s’approprie inconstitutionnellement l’épargne de la population tandis que la mafia financière fait sortir du pays d’énormes ressources économiques dans une totale impunité.
C’est là le pesant héritage que vous ont laissé les gouvernements de Carlos Menem et Fernando De la Rúa. Il n’est pas juste qu’une nouvelle fois, le peuple doive prendre à sa charge le poids de ceux qui, incompétents et corrompus, ont mis le pays à sac.
Le peuple s’est mis à manifester dans tous les secteurs sociaux. Il assume son rôle comme protagoniste et cesse de rester passif. Les gens veulent gérer eux-mêmes leur propre vie et construire leur propre histoire. Ils réagissent de différentes façons dans tout le pays et cela culmine dans les grandes manifestations populaires avec les cacerolazos [2], les piqueteros [3], les mobilisations des retraités, des syndicats, des organisations de droits de l’homme parmi bien d’autres secteurs sociaux affectés par la détérioration sociale.
Jusqu’à présent, Monsieur le président, je dois vous dire que les mesures prises par votre gouvernement sont toujours les mêmes qu’auparavant. Ce sont des palliatifs, des mesures de replâtrage et non pas des changements de fond. On n’a pas fait de recherches sur les responsables du “ terrorisme économique ” qui ont vidé les caisses du pays de toutes leurs ressources et ont détruit sa capacité productive. Il est vrai que deux juges ont commencé à faire des enquêtes dans ce sens, mais le gouvernement connaît très bien les responsables qui ont mené le pays à la faillite. Il ne peut les ignorer et doit prendre des mesures de prévention et des sanctions. Il doit le faire sans tarder, sinon ils vont revenir pour obtenir encore plus. Ce sont des rapaces insatiables.
Vous avez déclaré publiquement que vous alliez changer d’alliance et soutenir le capital productif plutôt que le capital financier. Nous sommes d’accord pour que cette politique se mette en place rapidement et renforce la capacité productive du pays en orientant les politiques de développement vers les besoins du peuple.
Un autre fait très préoccupant : c’est la politique extérieure du gouvernement argentin avec sa soumission aux conditions
imposées par le gouvernement des États-Unis, le FMI et la Banque mondiale.
Un autre fait très préoccupant, c’est la politique extérieure du gouvernement argentin avec sa soumission aux conditions imposées par le gouvernement des États-Unis, le FMI et la Banque mondiale.
Le ministre des relations extérieures, Carlos Ruckauf fait preuve d’une attitude qui manque de dignité et de valeurs éthiques, en faisant savoir officiellement depuis sa visite à Washington, qu’il accepte les pressions du gouvernement des États-Unis pour condamner devant la Commission des droits de l’homme de l’ONU à Genève le gouvernement de Cuba sur de supposées violations des droits de l’homme. Cette servilité a déjà été utilisée par d’autres pays pour pouvoir obtenir des crédits du FMI.
C’est une longue et triste histoire qui dure depuis plus de 40 ans, que celle du blocus du peuple cubain. Cuba a toujours été solidaire de l’Argentine et a toujours donné l’exemple d’une grande dignité en manifestant son indépendance envers la grande puissance qui cherche par tous les moyens à imposer son hégémonie. Les droits de l’homme n’ont pas de frontières et il est nécessaire que tous les pays sans exception les mettent en pratique pour le plus grand bien de leurs peuples. Ils ne doivent jamais être abâtardis et utilisés pour attaquer un peuple frère. Si le peuple argentin a quelque chose à demander au peuple cubain, il doit le faire avec la hauteur, la dignité et le respect qu’il mérite, et non pas pour recevoir un crédit du FMI sous la pression des États-Unis.
Ce système néolibéral met un prix sur toute chose et ne donne valeur à aucune.
La dignité ne se vend pas ; elle n’a pas de prix sur le marché, pas plus que l’asservissement et la perte de dignité. Ce système néolibéral met un prix sur toute chose et ne donne valeur à aucune. Prix et valeur, ce n’est pas pareil. Les valeurs de la liberté, la dignité humaine et la souveraineté du peuple n’ont pas de cotation à la bourse des valeurs.
Le chancelier Ruckauf, quand il était gouverneur de la Province de Buenos Aires a favorisé la main dure des policiers qui avaient la gâchette facile et ont fait progresser le nombre de tortures et d’assassinats. Il est partisan d’imposer la peine de mort et dénonce le Pacte de San José de Costa Rica alors que la situation de la province reste lamentable avec de graves violations des droits humains, des droits économiques, sociaux et culturels. Avec quelle autorité peut-il parler de Cuba s’il n’a pas lui-même une conduite claire et cohérente ? Il est indispensable de rectifier cette attitude afin que l’Argentine ait sa propre manière de penser et qu’elle contribue à fortifier l’intégration continentale et la coopération avec le peuple cubain. Avant, le chancelier du gouvernement de Menem parlait de “ relations charnelles ” avec les États-Unis. Mais quand donc allons-nous entendre parler d’indépendance nationale et d’autonomie du pays, d’intégration de tous les peuples de notre Amérique et de relations justes et équitables entre tous les pays ?...
Dans le même sens, la création de la ZLEA [4], cet autre système imposé par les Etats-Unis, est très préoccupante. Bien sûr, il est nécessaire de négocier avec tous les pays du monde, mais en gardant son indépendance. Si l’ALCA entre en Amérique latine et dans notre pays, les conséquences seront vraiment néfastes car cela achèvera de détruire la capacité productive de nos peuples ainsi que les accords régionaux du Mercosur qui, malgré toutes les difficultés actuelles, ont permis de consolider et de fortifier le marché régional et l’intégration continentale. Dans le cas contraire, l’hégémonie nord-américaine nous amènera, je le répète, à la perte définitive de notre souveraineté.
Monsieur le président, vous avez encore aujourd’hui la possibilité d’apporter au pays une nouvelle espérance basée sur des situations concrètes. Nous savons qu’il existe certains secteurs qui veulent déstabiliser votre gouvernement. Ce sont des rumeurs et des situations peu claires, mais il faut les affronter avec le peuple. Pour cela, il vous faut parler au peuple et lui dire la vérité. Vous aurez le soutien de nous tous qui voulons un pays libre et souverain. Perón l’avait déjà dit voici bien des années : “ L’an 2000 nous trouvera unis ou dominés ”. Nous avons le choix. Luttons pour un pays libre et souverain et pour cela, il nous faut beaucoup de courage et des décisions claires.
Perón l’avait déjà dit voici bien des années : “ L’an 2000 nous trouvera unis ou dominés. ”
Il existe des possibilités de sortir de ce piège en renforçant la capacité productive du pays. Il nous manque des plans concrets et des accords avec les provinces. La société civile et les organisations non gouvernementales doivent pouvoir participer activement à la gestion et au contrôle de l’utilisation des fonds de coparticipation. Nous devons penser à de nouveaux concepts de développement intégral et créer des sources de travail dès MAINTENANT. Le Front national contre la pauvreté auquel nous participons, vous a fait parvenir des propositions concrètes. Par exemple, la participation des petits et moyens producteurs ruraux et industriels au Mercosur, des accords possibles avec l’Union européenne et des accords bilatéraux avec d’autres pays disposés à investir dans des plans de développement crédibles.
Le mot “ crise ” vient du mot “ croissance ”, avec tout ce qu’il a de positif et de négatif. C’est pour l’instant un grand défi et la conscience collective du peuple est en train de changer, douloureusement, mais elle change. On trouve beaucoup de signes d’espoir et d’évolution de la société.
On trouve beaucoup de signes d’espoir et d’évolution de la société.
Nous avons bien conscience que le chemin n’est pas facile, qu’il est toujours parsemé de difficultés mais que nous avons quitté le terrain miné. Il ne me reste plus qu’à vous rappeler la révolte des étudiants à Paris en mai 68 qui disaient : “ L’imagination au pouvoir ! ” et aussi quelque chose de plus important encore que nous devons prendre en compte : “ Soyons réalistes, demandons l’impossible ! ”. Dans notre situation concrète, ce qui paraît impossible, si nous nous unissons, deviendra possible.
Je vous réitère mon fraternel salut de paix et de bien, et je vous souhaite tout ce qu’il y a de meilleur dans cet engagement patriotique que vous avez assumé pour servir le peuple et l’aider à sortir de cette grave situation où nous nous trouvons submergés.
Le pire qu’il puisse nous arriver dans la vie, c’est de rester sans rien faire et les mains vides ; essayons de vivre avec les mains pleines de solidarité et d’espoir.
Carta al presidente - 10.02.2002
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2537.
– Traduction Dial.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Blocage des fonds déposés dans les banques.
[2] Concerts de casseroles.
[3] Barrages de routes.
[4] Zone de libre-échange des Amériques, ou ALCA.