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DIAL 2607

AMÉRIQUE LATINE - L’Amérique latine après la révolution néolibérale

Ignacio Neutzling, s.j.

lundi 16 décembre 2002, mis en ligne par Dial

Les provinciaux jésuites d’Amérique latine avaient publié en novembre 1996 un important document sur le néolibéralisme en Amérique latine (cf. Dial D 2131.) Récemment, du 12 au 17 juillet 2002, les délégués du secteur social des 18 provinces latino-américaines de la Compagnie de Jésus se sont réunis à Bogotá. Ils firent un rapport sur la situation économique, politique et sociale de leurs pays respectifs. Le texte ci-dessous est un résumé de la réflexion élaborée à partir de ces rapports par Ignacio Neutzling sj, chercheur et professeur à l’Institut de recherche et d’action sociale de l’Université de Valle del Río Sinos, São Leopoldo, Brésil. Il a été publié dans la revue SIC, août 2002 (Venezuela).


La lecture des rapports atteste que l’Amérique latine vit dans un monde en crise. Comment se manifeste cette crise du monde et de la civilisation en Amérique latine ? Une des manifestations les plus caractéristiques en est la révolution néolibérale qui a été imposée en Amérique latine.

« Imposée », non pas avec les armes et les armées comme cela se faisait à l’époque coloniale, mais par les urnes, par le vote. C’est dire que tous les projets néolibéraux ont été votés démocratiquement. Au Brésil, ceci s’est produit au second tour des élections présidentielles, en 1989, et ratifié ensuite dans les élections de 1994 et 1998, avec l’élection et la réélection de Fernando Enrique Cardoso. En Bolivie, les élections de Gonzálo Sánchez de Losada ; en Argentine, les élections et la réélection de Menen ; au Pérou, les élections et la réélection de Fujimori et l’élection de Alejandro Toledo. Au Chili ce processus a été imposé par la « main militaire » de Pinochet et ratifié démocratiquement par les gouvernements successivement élus. Au Mexique, l’élection de Vicente Fox signifie une entrée claire et décidée de ce pays dans l’orbite du dollar américain et, pour autant, sa sortie de l’orbite latino-américaine, commencée par l’entrée dans l’ALENA [1], qui se renforce avec l’administration actuelle.

Une autre caractéristique est que les « cadres » qui implantent les réformes néolibérales dans le continent latino-américain ont une trajectoire intellectuelle et professionnelle assez homogène. Normalement tous les ministres de l’économie et les directeurs et/ou présidents des Banques centrales et les présidents eux-mêmes de nos pays, comme c’est le cas de Gonzálo Sánchez Lozada et d’Alejandro Toledo, ont étudié dans les mêmes facultés d’économie des États-Unis.

Ensuite ils sont passés dans les organismes internationaux, du type FMI (Fond monétaire international), Banque mondiale et BID (Banque interaméricaine de développement) pour accéder ensuite au pouvoir, en passant préalablement ou non par l’enseignement universitaire. Ils sont tous une manifestation claire de la « pensée unique ». En dehors de cela il n’y a pas de salut. En dehors de cette pensée, c’est le retour en arrière. C’est le retour de l’archaïque. Toute critique est considérée comme une manifestation de « l’avant-garde rétrograde », pour reprendre l’expression de Fernando Enrique Cardoso.

Cette révolution néolibérale a été importante en Amérique latine, qui n’est plus la même après cette révolution. Au Brésil, elle a été un véritable tremblement de terre. Environ 20 % du produit intérieur brut a changé de mains, c’est-à-dire est passé du public au privé. Selon une analyse de Fernando Enrique Cardoso, il s’agit d’une révolution silencieuse, car elle préside à l’organisation du capitalisme brésilien et latino-américain. Le modèle de « développementisme » érigé durant des décennies en Amérique latine, dans tous les pays d’une manière ou d’une autre, avec des nuances différentes, a été totalement démantelé.

La révolution néolibérale a signifié un programme de privatisations, la dérèglementation des marchés, la libéralisation financière, une précarisation dramatique et la déréglementation des relations de travail.

L’échec du modèle

On peut constater, après une décennie, que ce modèle a échoué. La fête néolibérale a pris fin. Le cas le plus exemplaire est celui de l’Argentine, le disciple le plus fidèle du manuel révolutionnaire néolibéral, que le FMI, la Banque mondiale, la BID et le gouvernement nord-américain ont décidé de laisser tomber. C’est la donnée la plus importante de la réalité latino-américaine en ce début du XXIème siècle.

Une crise profonde du modèle adopté avec force durant la dernière décennie du XXème siècle, qui a signifié le démantèlement de toute une structure productive, d’une certaine sécurité sociale et des perspectives de promotion sociale. Après une décennie, ce modèle a échoué, provoquant la désintégration sociale et même géographique de pays comme c’est le cas pour la Colombie.

La décennie néolibérale de 1990 a été pour l’Amérique latine une décennie de croissance économique absolument insuffisante et médiocre, et de stagnation sociale. Telle est, de plus, la constatation faite par Enrique Iglesias, toujours très optimiste, président de la BID : « L’Amérique latine traverse une des périodes les plus difficiles de son histoire. Une situation très délicate et qui peut conduire sur des chemins de traverse, parce que sa croissance économique dans la décennie 1990 a été décevante, avec, en plus, une concentration accrue de la rente et avec aujourd’hui 170 millions de Latino-Américains qui vivent avec moins de deux dollars par jour. »

Le défi est le suivant : qui va payer la note de la fin de la fête néolibérale ? Telle est la question. Le secteur financier par exemple, un des grands gagnants de cette fête, sera-t-il disposé à payer ? (...)

Une révolution culturelle

Nous disions que nous vivons dans une crise profonde du monde et de la civilisation. À ce niveau de réflexion, la question surgit : serait-ce que la révolution néolibérale s’identifie à cette crise ? Oui, en ce sens que la révolution néolibérale est précédée par un contexte culturel dans lequel elle se situe, qui se caractérise par la rupture systématique des liens sociaux. (...) Le contexte culturel dans lequel se déroule la révolution néolibérale est quelque chose qu’il nous faut examiner. Nous sommes au défi d’approfondir la compréhension de cette révolution culturelle exigée par la révolution néolibérale, pour que nous vivions d’une manière évangélique et contre-culturelle, capable de réaffirmer notre identité non seulement en choisissant parmi les options qu’on nous présente, mais en créant d’autres possibilités nouvelles. Dans une culture radicalement marquée par la compétitivité et l’efficacité, où il n’y a de place que pour les meilleurs : comment répondre à l’appel de rendre présent la générosité radicale de Jésus ?

La révolution néolibérale atteint de manière profonde et radicale le monde du travail tel que nous l’avions compris et tel que beaucoup d’entre nous le comprennent encore. Il n’est pas possible de penser une société du plein emploi comme nous la pensions au cours de ces deux derniers siècles. Il nous faut avoir présent ce défi. Oser penser « la société du risque » est un défi qui se présente à nous de manière insistante en ce sens qu’il se réfère au monde du travail détruit dans ses fondements par la révolution néolibérale. Plus que jamais, la dure réalité du monde du travail exige de nouvelles façons de faire face à l’appauvrissement croissant des grandes masses latino-américaines, qui donne lieu à des migrations massives.

Penser des sorties de la crise

Finalement, cette révolution silencieuse manifeste la grande transformation du capitalisme dans le monde, qui se produit au moment où, avec la chute du mur de Berlin en 1989, l’horizon révolutionnaire a disparu. En même temps, ceux qui parlent toujours de révolution, la conçoivent davantage comme une « utopie régulatrice » que comme une action révolutionnaire. Pour penser comment sortir de la crise, il faut que nous soyons capables d’analyser et de comprendre que nous sommes sur le point de changer de mode de production. Autrement dit, le défi qu’il nous faut relever est de penser des projets d’inclusion sociale, capables de sauver ou de construire la citoyenneté de tous ceux qui furent systématiquement et irrémédiablement exclus, dans une situation radicalement différente et qui a profondément changé dans la dernière décennie.

Quelque chose de nouveau s’annonce : le sentiment obstiné et provocateur qu’un « autre monde est possible », qu’une autre Amérique, que d’autres Amériques sont possibles, pluriethniques, pluriculturelles et plurireligieuses, prenant appui sur le respect, la solidarité, la justice et la paix. Cette réalité nouvelle se manifeste, avec toutes ses contradictions, dans la réalisation du Forum social mondial, qui a eu lieu à Porto Alegre, dans le silence énigmatique de l’EZLN (Armée zapatiste de libération nationale), dans les manifestations imposantes du sud du Pérou contre le programme de privatisation du gouvernement de Toledo, devant la naissance des clubs et des réseaux locaux de troc en Argentine, dans le Mouvement des travailleurs sans terre, dans l’organisation du plébiscite sur la ZLÉA (Zone de libre-échange des Amériques) au Brésil et en Amérique latine. La naissance d’expériences innombrables de socioéconomie solidaire est une autre manifestation qu’une « autre forme d’économie est possible ». Comment favoriser et promouvoir de nouvelles modalités institutionnelles, capables d’engendrer et de renforcer les organisations et les institutions de la société civile, moyennant la diffusion de valeurs éthiques et démocratiques, contre la corruption, l’intolérance, la discrimination sociale et toutes formes de violence ? La réalité latino-américaine exige, de façon urgente et avec audace, la naissance d’une nouvelle pensée sociale, éthique et politique, qui soit une alternative au néolibéralisme .


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2607.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : SIC, août 2002 (Venezuela).

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[1Accord de libre-échange nord-américain, regroupant États-Unis, Canada et Mexique.

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