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DIAL 3092

MEXIQUE - Une insolite banque anticapitaliste dans la forêt lacandone

Gloria Muñoz Ramirez

lundi 1er février 2010, mis en ligne par Dial

Dans son numéro de février 2009, Dial avait publié un communiqué de l’Armée zapatiste de libération nationale, à quinze ans de son soulèvement armé, le 1erjanvier 1994, jour de l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). Un an plus tard, la publication de cet article de Gloria Muñoz Ramirez paru sur le site de la revue Desinformémonos, le 14 août 2009, est l’occasion de revenir au Chiapas zapatiste et à ce qui continue à s’y tramer. L’autrice, journaliste mexicaine vivant depuis 1997 dans la forêt lacandone, se fait l’écho des débuts d’une banque communautaire.


La Realidad, Chiapas. Les villages zapatistes affrontent chaque jour de nouveaux défis pour rendre réelle l’autonomie de leurs territoires. C’est une histoire de succès et d’obstacles, de création, d’invention et de mise en pratique d’idées nouvelles. Il s’agit pour eux de perdre la peur de se tromper sur un chemin emprunté en 1994, qu’ils ont balisé avec la création des gouvernements autonomes en 2005 et qu’ils continuent à tracer tous les jours. Et tout cela sous la pression du harcèlement des militaires et des paramilitaires, de l’acharnement policier et des projets du gouvernement qui visent à diviser les communautés ; à quoi vient s’ajouter la pénurie à grande échelle que subissent les plus de 40 communes autonomes en résistance. L’autonomie se construit presque à partir de rien. Et c’est à partir de rien qu’est née, il y a plus d’un an, l’insolite Banque populaire autonome zapatiste (Banpaz), dans la région de la forêt frontalière [1].

Il semble impossible d’atteindre l’autosuffisance dans des conditions de précarité extrême, mais ça ne l’est pas pour les zapatistes qui, assure Roel, du Conseil de bon gouvernement Vers l’espérance, « démontrent que l’on peut faire les choses différemment… imaginez, une banque anticapitaliste, sans ces messieurs les banquiers et dont les bénéfices sont pour le peuple ! »

Le siège du gouvernement autonome de la forêt frontalière est l’escargot [2] « Mère des escargots de la mer de nos rêves ». Il y a dans cette région quatre communes autonomes et c’est la première région à avoir mis en marche la banque populaire, une initiative qui s’appuie fortement, comme tous les projets autonomes, sur les décisions des assemblées communautaires. La conception de cette banque, les débats pour la définir, la prise de décision et sa mise en application sont le reflet de la pratique collective et démocratique qui prédomine dans les communautés indiennes zapatistes.

Le processus d’autonomie des bases d’appui de l’EZLN [3] comprend des systèmes de santé, d’éducation, des projets de production, des moyens de communication et de nouvelles formes de commercialisation des produits [4], le tout dans des conditions précaires mais avec l’objectif majeur de mettre en pratique l’un des principes fondamentaux du zapatisme : celui de commander en obéissant, qui se traduit dans des formes de gouvernement dont les décisions s’appuient sur les consensus des villages. Mais rien n’est idéal ni sans problèmes. Il y en a, « et beaucoup… ce qui se passe c’est qu’ici nous cherchons la solution à ces problèmes tous ensemble. Si quelque chose ne marche pas, nous n’en restons pas là. Nous cherchons à en sortir. Nous prenons la question au sérieux et nous finissons par aboutir. Tout le monde peut se tromper mais quand l’erreur est collective il n’y a pas de coupable… », explique Roel, responsable de l’organisation autonome qui achève son mandat à la tête du Conseil de bon gouvernement.

Et précisément l’un de ces problèmes c’est que bien qu’il y ait un système de santé autonome, celui-ci s’avère insuffisant pour la prise en charge de maladies graves et dans ce cas les patients doivent quitter leur village pour aller chercher une aide spécialisée et ils ont besoin d’argent pour payer le transport et les services médicaux. L’argent ils ne l’ont pas et ils cherchent quelqu’un à qui l’emprunter.

Il y a quelques années on a vu se profiler, dans les vallées de la forêt lacandone, le spectre de l’émigration. Des centaines d’Indiens, zapatistes ou non, ont quitté la zone à la recherche de travail. La baisse des prix de leurs produits agricoles et le recours aux intermédiaires pour leur commercialisation ont provoqué ce flux d’hommes, en majorité jeunes, vers les villes touristiques du sud du pays (Cancún et Ciudad del Carmen) et, bien sûr, vers les États-Unis. Les devises ont commencé à arriver dans les communautés et quelques familles ont amassé un petit pécule avec lequel elles ont entrepris le commerce de l’usure ou « coyotage », comme on l’appelle dans la région.

La nécessité urgente d’argent pour affronter un grave problème de santé, d’un côté, l’augmentation du coyotage, de l’autre, ont donné de plus en plus de champ à l’abus des prêteurs, qui demandent un intérêt mensuel compris entre 15 et 20%. Pris à la gorge, sans autre opportunité, les Indiens, quelle que soit leur affiliation politique, recourent à ces prêts. Mais les zapatistes ont commencé à rejeter cet état de fait et à « chercher comment sortir de cette situation ».

« Les membres des communautés se sont mis à débattre de la manière de résoudre le problème des emprunts. Ils ont commencé les assemblées en 2008 et village par village nous avons débattu de l’idée de créer une petite banque pour répondre aux besoins de santé urgents, aux cas graves que ne peuvent pas prendre en charge les services de santé autonomes », explique Roel.

Dans les cas d’urgence, ajoute-t-il, « il faut déplacer le malade pour qu’il puisse recevoir des soins spécialisés et comme on n’avait pas d’argent il fallait recourir aux coyotes. Ainsi naquit l’idée de créer plutôt une banque de prêt et le débat fut ouvert sur la façon de la construire. Les communautés décidèrent qu’il fallait percevoir des intérêts, mais qu’ils devaient être très faibles. Avec ces intérêts on augmenterait le fonds de la banque pour lui permettre de réaliser d’autres prêts. À la fin des débats on décida que l’intérêt serait de 2% par mois.

Une fois décidé le taux d’intérêt pour des prêts liés à des motifs de santé, les assemblées discutèrent des prêts pour les projets collectifs, les coopératives et les sociétés. Et elles décidèrent un taux d’intérêt de 5%. Au début on pensa aussi à des prêts pour des projets individuels, mais, explique le représentant du Conseil de bon gouvernement, « nous nous sommes aperçus que ces prêts étaient destinés purement et simplement à monter des affaires et nous les avons suspendus, ne restant en vigueur que les prêts pour des problèmes de santé et, dans un deuxième temps, les prêts pour des projets collectifs. L’important ici est qu’aucune décision n’est individuelle et que ce sont les villages qui analysent chaque stade et décident ce qui leur convient. »

C’est l’autorité de la communauté à laquelle appartient chaque demandeur qui décide et les villageois sont témoins. De cette façon, tout le village est informé que l’un de ses membres a sollicité de l’argent à la banque et qu’il doit le rembourser. Ceux qui demandent un prêt se fixent eux-mêmes le délai pour le rembourser, en fonction de leurs charges. Ce peut être six mois, un an ou plus, selon les possibilités de chacun. Les villages des autres communes autonomes sont également informés de chaque prêt ; il s’agit en effet, disent les autorités de la région, « que nous soyons tous engagés ».

Pour rendre possible la banque populaire, on a créé le fonds initial avec un apport de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) ; avec une partie des gains du transport collectif, qui est administré par le Conseil ; et avec un don venu de l’extérieur pour un enfant malade, « qui n’avait pas besoin de tout l’argent reçu et avec la famille et l’assemblée on a décidé que le solde serait versé au fonds collectif ». Ils ont également décidé que l’impôt que les villages encaissent sur les sociétés qui construisent les chemins qui passent par leurs communautés serait ajouté au fonds de la banque.

Dans ce projet, avertit Roel, « il ne s’agit pas de faire des affaires. Il s’agit seulement de répondre à un besoin des villages et jusqu’à présent tout le monde est satisfait parce qu’on voit que ça marche et que l’on résout les problèmes de façon collective. »

Pour les villages en rébellion, la Banque populaire autonome zapatiste (Banpaz) « est, assurément, une partie de notre autonomie, dans laquelle nous pouvons créer nous-mêmes nos propres ressources économiques, nos aliments, nos services de santé et d’éducation, nos moyens de communication et nos systèmes de commercialisation. Nous le faisons avec chaque jour moins de dépendance vis-à-vis de l’extérieur, parce qu’au début (il y a déjà six ans), nous avons commencé avec davantage d’appuis extérieurs. Maintenant, nous sommes toujours plus indépendants et, par conséquent, toujours plus autonomes. »

De fait, ce projet est l’un des premiers projets de l’autonomie zapatiste dans lequel n’intervient aucun facteur ou aucune aide de la société civile nationale ou internationale. « Tout a été interne. Ce qu’il y a, c’est que nous essayons jusqu’à ce que ça marche. Et si ça ne marche pas, nous n’en restons pas là et nous cherchons à faire d’une autre manière », affirme Roel, avec la conviction et la fierté de quelqu’un qui a grandi pendant vingt-cinq ans avec la lutte zapatiste.

« La collectivité », affirme-t-il, « est la base, elle est ce qui nous donne le plus de force en tant que zapatistes ». Et dans ce processus, le Conseil de bon gouvernement de la forêt frontalière considère la participation des femmes aux travaux de l’autonomie comme l’une de ses plus grandes réussites. Avec leur prise en compte, dit-il, « la vie des villages a changé. Peu à peu nous le comprenons. Et ici tout a changé. »

Pour les garçons et les filles qui ont grandi dans l’autonomie, « la question de la participation des femmes ne se pose plus ». À une autre époque, admettent les membres du Conseil, « il aurait été impensable que les bénéficiaires des prêts du Banpaz soient des femmes et on en aurait uniquement fait bénéficier les hommes, mais maintenant on les leur attribue aussi à elles et elles en assument la responsabilité. »

Ici, affirment-ils, « tout est maintenant très différent ».


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3092.
 Traduction de Philippe Cazal pour Tlaxcala. Texte revu par Dial.
 Source (français) : Tlaxcala, 1er janvier 2010.
 Texte original (espagnol) : Desinformémonos, 14 août 2009.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, le traducteur, le relecteur, la source originale (Tlaxcala - http://www.tlaxcala.es/) et l’adresse internet de l’article (http://www.tlaxcala.es/pp.asp?reference=9655&lg=fr).

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[1La forêt lacandone est située au nord-est du Chiapas, près du fleuve Usumacinta, qui marque la frontière avec le Guatemala – NdT.

[2L’« escargot » (caracol) est, pour chacune des cinq régions du territoire autonome zapatiste, le centre administratif, siège du Conseil de bon gouvernement – NdT.

[3Ejército Zapatista de Liberación Nacional, Armée zapatiste de libération nationale, en français – note DIAL.

[4Pour plus de détails, voir les différents volets de l’article d’Erwan Bernier sur l’« autonomie zapatiste » – note DIAL.

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