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DIAL 3307 - Figures de la révolte (11)
VENEZUELA - 27 février - 3 mars 1989 : le Caracazo. Sémantique de la violence politique, seconde partie
Fernando Coronil et Julie Skurski
mardi 23 décembre 2014, mis en ligne par
Nous terminons avec cet article la série de textes consacrée aux révoltes et émeutes urbaines, que nous avions initiée il y a deux ans et demi avec un autre article sur le Caracazo, beaucoup moins détaillé. Ce texte est issu d’un long article de Fernando Coronil et Julie Skurski intitulé « Dismembering and Remembering the Nation : The Semantics of Political Violence in Venezuela », d’abord publié dans la revue Comparative Studies in Society and History (1991) [1], puis repris en 2006 dans l’ouvrage collectif States of Violence [2]. Ce texte a la particularité d’analyser ensemble deux événements de la fin des années 1980, le massacre de 14 habitants de la ville d’Amparo, le 29 octobre 1988, et le Caracazo (27 février - 3 mars 1989). En collaboration avec Julie Skurski — Fernando Coronil est décédé en 2011 — une version centrée sur le Caracazo a été préparée en vue de la traduction française, publiée ici. La première partie de l’article a paru dans le numéro de novembre.
La guerre / les événements : la répression d’État
L’action de l’État a pris lentement forme alors qu’il s’efforçait de contrôler, définir et occulter les événements en cours. Dix mille soldats ont été aéroportés à Caracas qui, du fait de sa situation dans une vallée, avait été coupée du reste du pays par voie terrestre et n’était plus alimentée en nourriture. Avec un naturel qui a stupéfié la population des barrios, les militaires et les forces de police ont fait sortir les habitants dans la rue et délimité des zones en traçant des lignes que les pauvres ne devaient pas franchir. Les scènes de soldats et de policiers tirant sur les pillards dans les barrios n’ont pas été diffusées à la télévision nationale mais ont été montrées aux actualités en Europe et aux États-Unis ; elles ont choqué les Vénézuéliens dotés d’une antenne satellite, qui ont découvert une image de leur pays nouvelle et dérangeante à travers le regard des médias internationaux.
La militarisation du conflit conjuguée à la suspension de la plupart des garanties constitutionnelles a signifié le rétablissement de l’« ordre » dans les quartiers par le recours à une violence de masse, à la fois aveugle et ciblée, malgré le fait que, comme des critiques l’ont dénoncé plus tard, la garantie constitutionnelle du droit à la vie n’avait pas été suspendue. Les militaires se sont déployés en plaçant leurs chars de manière à protéger les édifices publics et les bâtiments d’entreprises, les principaux centres commerciaux et le pourtour des quartiers riches. Mais, en dehors de quelques centres commerciaux, ces quartiers n’avaient pas été la cible des pilleurs. En revanche, ces avant-postes marquaient les frontières à défendre contre les assauts des « marginaux » (habitants des barrios).
La répression du gouvernement a mis un terme à l’expansion des troubles marquée par l’occupation populaire de la rue. L’attaque des forces gouvernementales par des îlots de tireurs dits antisociaux dans certains barrios est devenue le centre d’attention de la puissance publique. Ces rebelles étaient présentés comme un révélateur du vrai visage de ces troubles : la tentative anarchique et criminelle de renverser la démocratie par la violence. Dans ce climat de grande peur collective, l’idée s’est développée selon laquelle, malgré une large participation de la population aux pillages, les troubles émanaient des redoutés cerros (quartiers des collines entourant Caracas).
Selon les représentations dominantes, les citoyens très pauvres et les criminels, qui connaissaient des conditions de vie infrahumaines dans des bidonvilles et des logements sociaux, menaient le plus souvent dans ces zones une existence en dehors des lois. Les cerros passent pour être le refuge de diverses catégories d’antisociaux : malandros (voyous), dealers, étrangers à la peau sombre et derniers membres de groupes de guérilla urbaine. Ils favorisent la reproduction des individus vivant à la marge de la vie civilisée : les criminels, les éléments subversifs et les étrangers. Le discours dominant a eu tôt fait de présenter ces troubles comme un déchaînement de ces masses primitives au cœur de la ville. À ce moment de la crise, une image d’altérité a été plaquée sur les barrios, comme si l’ensemble des habitants de ces zones socialement très diverses constituait une menace pour l’ordre civilisé. Comme le général Camejo Arias l’avait déclaré à propos de la région frontalière où s’est produit le massacre d’Amparo : « Là-bas, tout le monde est un criminel ».
Les peurs collectives ont fragmenté la population urbaine le long des lignes qu’elles traçaient. De nombreux habitants des barrios craignaient que des pillages sauvages ne se produisent dans leurs quartiers. Ils croyaient que des gens des barrios voisins, souvent situés plus haut sur la colline et peuplés d’immigrants récents, risquaient de s’en prendre à leur domicile et à leurs biens. L’armée et la police, qui cherchaient à diviser les pauvres en répandant la panique [3], faisaient courir la rumeur que des bandes d’étrangers pauvres et de criminels attaquaient des maisons pendant la nuit. Bien que ces attaques ne se soient jamais vérifiées, les habitants des barrios montaient la garde sur les toits et dans la rue, et essuyaient des coups de feu de la troupe. Alors que les gens des barrios cherchaient à se défendre de leurs voisins, ceux des quartiers riches s’armaient eux-mêmes contre les barrios. Les habitants des immeubles de luxe situés en bordure des barrios constituèrent des brigades armées avec l’autorisation de la police, et des groupes de jeunes gens aisés de style Rambo brandissaient des armes automatiques sophistiquées, importées depuis un certain temps par la classe moyenne supérieure.
La violence exercée par les troupes armées du gouvernement a revêtu des formes multiples, qui montraient par la pratique aux pauvres les différentes catégories d’altérité dans lesquelles ils pouvaient être rangés. Les militaires voyaient dans la population des quartiers une armée ennemie, la police la combattait comme s’il s’agissait d’un groupe criminel, et la DISIP et d’autres services de renseignement de la police la traitaient comme un agent subversif. Leurs attaques croisées engendraient confusion et panique, ce qui fragmentait les pauvres encore davantage. D’abord exaltés d’avoir défié le pouvoir, la majorité des habitants espéraient désormais le rétablissement de l’ordre, la fin de l’incertitude et des destructions ; et beaucoup faisaient bon accueil aux jeunes soldats originaires de la campagne qui étaient postés dans leur quartier. Mais les officiers de l’armée répondaient à la subversion de l’ordre en faisant des barrios la source de cette subversion. Leur population est devenue l’ennemi qu’il convenait de contrôler, repousser et briser. La mort d’un officier qui encadrait une recherche de snipers a été transformée en symbole de la démocratie assiégée, un symbole façonné par des personnalités de la politique et du spectacle lors de déclarations à la télévision et durant la retransmission des funérailles militaires du soldat.
Les lignes de front furent établies dans les zones de frontière aux limites des grands barrios, notamment de ceux réputés pour leur taux de criminalité et leur comportement subversif, desquels la venue de foules de pauvres était perçue comme une menace pour les principaux établissements commerciaux et publics. Mais l’opération menée par les troupes gouvernementales, mal préparées à un conflit civil, n’obéissait pas à une stratégie bien définie. Les tirs de supposés snipers ont provoqué un feu nourri de la part de soldats nerveux et inexpérimentés qui étaient recrutés dans les campagnes et formés dans la crainte de la subversion urbaine. Le caractère désordonné et disproportionné de leur assaut a constitué leur réponse à l’image inquiétante de la menace populaire. Au motif que des snipers lourdement armés offraient une forte résistance, les officiers de l’armée ont ordonné de faire feu durant des heures avec des armes automatiques puissantes contre les faces exposées des cerros et les grands immeubles des cités, perforant leurs murs peu épais [4]. Un soldat a prévenu Josefina, ouvrière de Petare dont la maison surplombait un centre commercial : « La colline a été prise. Restez chez vous. On va tirer sur tout ce qui bouge. » Épouvantées par cet avertissement, elle et sa famille sont restées couchées au sol pendant deux jours.
La police et les forces de sécurité ont utilisé la période de suspension des garanties constitutionnelles pour capturer les criminels, régler leurs comptes personnels, faire des descentes dans les maisons et terroriser certains quartiers. Des policiers qui connaissaient des criminels et des étrangers en situation irrégulière dans un quartier sont allés leur chercher à leur domicile et dans la rue, allant parfois jusqu’à les abattre ou les emmener dans des endroits inconnus. Pour ces exactions, certains agents se servaient non pas de leur arme officielle mais d’un fusil personnel non enregistré dénommé la cochina (la cochonne) [5]. Les forces de sécurité employaient en outre une tactique mise au point à l’occasion de manifestations et sur le campus universitaire pour provoquer des incidents et retourner l’opinion publique : des hommes armés et masqués, les encapuchados (les cagoulés), habillés en civil, tiraient sur des passants, souvent d’une moto, et semaient la panique. Il était impossible de savoir s’il s’agissait de policiers, de criminels ou d’insurgés. La terreur n’avait plus de visage.
Les services du renseignement ont mis en œuvre des mesures contre-insurrectionnelles. Ils arrêtaient et, parfois, torturaient des militants d’organisations culturelles des barrios, de groupes étudiants ou politiques. Les seuls cas ayant donné lieu à des dénonciations publiques furent ceux de leaders étudiants et de prêtres jésuites de renom vivant dans le barrio La Vega, l’un d’autres eux étant vice-recteur de la prestigieuse Université catholique Andrés Bello et rédacteur de la revue SIC, Luis Ugalde [6]. L’objectif était d’identifier publiquement les membres de l’intelligentsia de gauche à la subversion et de les désigner pour l’avenir comme une menace étrangère.
Les identités des personnes décédées dans les barrios ont rapidement été effacées. Leur grand nombre et les lieux et circonstances dans lesquelles elles avaient perdu la vie les rendaient subversives. Manquant de personnel, les hôpitaux et les morgues étaient submergés par les cadavres ; les normes et les procédures étaient suspendues dans des rues où régnaient le chaos et où des groupes armés non identifiés faisaient la loi [7]. Les documents susceptibles de confirmer l’existence du nombre élevé de pertes humaines, dont les estimations largement diffusées faisaient état, ne furent pas conservés, et les corps des victimes disparurent des rues. Le ministre de la défense ne cessait de répéter calmement, même lorsque des coups de feu continuaient de résonner dans la nuit, que l’ordre avait été rétabli et que le nombre de morts était faible. Les médias ont rapidement cessé de faire le bilan des victimes. La mort était l’occasion de bien faire comprendre aux pauvres qu’ils étaient les marginaux d’une société civilisée.
La morgue était le lieu de rencontre entre les pauvres et leur invisibilité, car c’est en vain qu’ils cherchaient à récupérer le corps de leurs proches ou de leurs amis. Certains, qui avaient assisté à la mort d’une personne, savaient que son corps avait été envoyé à la morgue. D’autres s’y présentaient après avoir enquêté, sans résultat, dans des prisons et des hôpitaux submergés. Les corps en décomposition non réclamés s’entassaient dans les couloirs de la morgue où, défiant le règlement et la puanteur, les parents cherchaient les restes de leurs proches. La ville avait épuisé ses stocks de cercueils. De nombreux membres des familles furent invités par des employés de la morgue, indifférents, à mettre un terme à leur attente. Selon eux, des monceaux de cadavres avaient été transportés dans des sacs-poubelles vers une fosse commune anonyme du cimetière public de Caracas. La topographie du vieux Cementerio del Sur, tentaculaire, reproduit celle de Caracas. Au-delà des cryptes et des statues du secteur central, qui appartiennent aux familles avec un nom et des moyens, des tombes surmontées de croix à peine visibles se serrent sur les flancs de coteaux où des chemins ont été grossièrement tracés. Les ouvriers du cimetière ont confirmé qu’une fosse commune avait été ouverte dans une zone élevée appelée La Nueva Peste (la Nouvelle Peste) sur l’emplacement d’une fosse commune ouverte autrefois pour les victimes d’une épidémie. Transportés de nuit par camion dans des sacs, un nombre inconnu de corps avaient été ensevelis à cet endroit.
Les images de cadavres entassés dans des camions, jetés dans des sacs-poubelles puis enterrés par des tracteurs en un lieu inconnu ont marqué l’imaginaire collectif. Répétées et amplifiées dans les barrios, elles objectivaient pour les pauvres leur effacement, tout ce que leur tentative de faire reconnaître leurs droits avait de futile. Un mois après le massacre, Yvonne Pirela, ouvrière d’une usine de textile, a vainement saisi la justice pour faire exhumer le corps de son fils enterré à La Nueva Peste. Le fonctionnaire du tribunal lui a répondu d’un ton impatienté : « Mais, Madame, les sacs où se trouvaient les corps se sont rompus. Ils ont tous été inhumés au même endroit. Abandonnez vos recherches. » [8]
Le nombre des victimes a été effacé, comme cela avait été le cas de nombreux corps. Après avoir d’abord estimé à plusieurs centaines le nombre de morts à Caracas, les médias ont rapidement cessé de publier des chiffres à ce sujet. Le gouvernement, contestant les estimations non officielles qui s’établissaient à plus de 1 000 morts et des centaines de blessés ou de mutilés, a maintenu que 277 personnes avaient perdu la vie [9]. La situation étant chaotique et les gens désemparés, beaucoup avaient tendance à exagérer le nombre de morts, que la rumeur faisait grimper à plusieurs milliers. Cependant, le gouvernement n’a pas publié le nom des victimes et s’est opposé aux actions engagées auprès de la justice par des groupes nouvellement formés de familles des victimes, comme le Comité contre l’oubli et le Comité des parents des victimes innocentes de février-mars (COFAVIC), pour obtenir l’exhumation des fosses communes.
La révélation : la primitivité de la nation
La surprenante soudaineté du soulèvement populaire a souvent provoqué des commentaires candides, mais sa complexité et sa nouveauté défiaient l’entendement. Confrontés à l’incertitude d’une situation instable, les commentateurs ont cherché à trouver une assise plus stable sur des fondations déjà établies. Un de ces postulats, occulté en temps normal, avait trait au retard intrinsèque du pays. C’était comme si, en sortant du lit de la rivière, les masses avaient mis au jour le soubassement caché mais connu de l’identité nationale : sa primitivité. L’évaluation de la nature, de la source et de l’importance du retard du pays avait constitué l’obscur objet de l’attention littéraire et politique, distinguant visions oligarchiques et populistes de la nation. Pour l’élite, le soulèvement a fait remonter à la surface les interprétations réprimées auxquelles donnait lieu cette question embarrassante. Au plus fort de la crise, lorsque la population s’est emparée de la rue, les idées populistes enfouies ont fusionné avec la vision oligarchique du pueblo, assimilé à des masses attardées. Alors qu’en temps ordinaire la rhétorique populiste dépeint le pueblo en des termes positifs, en le qualifiant de vertueux mais d’ignorant, donc ayant besoin d’être guidé, lors de cette crise l’élément de l’ignorance a été mis en avant pour présenter le pueblo comme sauvage : enclin à perdre le contrôle de lui-même s’il n’était pas convenablement bridé, et prêt à plonger le pays dans le chaos faute d’une répression rapide. Il n’est donc pas étonnant que, le 4 mars, un journaliste ayant son franc parler comme Alfredo Peña ait employé sans scrupule l’image d’un fleuve incontrôlé pour décrire le pueblo.
L’ambivalence à l’égard du pueblo n’a pas disparu mais a été supplantée. Selon Peña, la contestation populaire était justifiée. Elle est apparue parce que les masses, dépourvues de bonnes organisations politiques ou syndicales, n’avaient aucun moyen de se faire entendre. La crise présentait moins de gravité au Venezuela qu’en Argentine et en Uruguay mais, dans ces deux pays, il n’y a pas eu de débordement populaire parce qu’il y existait des partis et des syndicats représentatifs. « Sans encadrement, les masses deviennent anarchiques ou renversent leurs dirigeants, sortent du lit de la rivière, et les éléments incontrôlés prennent la tête du mouvement » (El Nacional, 4 mars 1989). Les masses avaient raison de se soulever, a-t-il expliqué, mais tort de le faire sous cette forme.
Lors du débat du 6 mars au Congrès, le chef du parti de la gauche modérée (MAS), Teodoro Petkoff, a suggéré que les personnes mobilisées n’étaient pas des travailleurs organisés mais des gens poussés à la marge de la société — dans la prostitution, la drogue et l’alcoolisme. Petkoff a ajouté que le Venezuela qui « était entré en éruption comme un volcan » le 27 février n’était pas « le Venezuela de travailleurs organisés en syndicat ou en associations. Non, c’était un autre Venezuela, le Venezuela non organisé, le Venezuela qui s’est amoncelé dans un immense sac d’épouvantable pauvreté. » Selon lui, le Venezuela « descendu des collines ou monté des ravins » était « un Venezuela de gens affamés, de gens exclus de la structure traditionnelle de la société. » Ce Venezuela avait émis « le rugissement d’un animal blessé. » Les qualifiant d’émules du Docteur Frankenstein, il a reproché aux dirigeants des partis dominants d’avoir créé cet autre Venezuela. « Ils ont créé un monstre, et ce monstre est sorti de l’ombre pour se plaindre, pour exiger sa part de l’immense butin pétrolier accumulé toutes ces années. » [10] (República de Venezuela, 1989).
À mesure qu’elles sont remontées à la surface, les idées jusque-là restées cachées ont pris des sens nouveaux et ont été transformées par le changement de contexte. L’opposition entre civilisation et barbarie assimilait maintenant la rationalité au libre marché, domaine de l’élite modernisée, et le retard du pays à la protection de l’État, royaume des masses nécessiteuses, des politiques corrompus et des milieux d’affaires inefficaces. Cette division a pris corps au sein même des villes, quand les frontières entre quartiers riches et quartiers pauvres sont devenues des champs de bataille militaires et moraux, des lignes de fracture entre différentes catégories de citoyens. Par une implication toujours plus grande, l’élite dirigeante a étendu sa fraternité à l’échelle internationale, sa préoccupation première ayant davantage trait aux flux financiers internationaux qu’à l’organisation du marché intérieur. Elle a vu dans le soulèvement populaire une réaction contre la rationalité capitaliste, niant la critique multiforme de l’injustice qu’elle renfermait, une protestation à la fois contre les nouvelles mesures de libéralisation du marché et contre une économie construite politiquement et caractérisée par la corruption, l’inflation, les pénuries et la rétention de produits de base [11].
Inscriptions corporelles et corps politique
Après avoir fait du pueblo une masse barbare sourde à la raison, l’élite gouvernante a trouvé une justification à l’usage de la force aveugle contre elle. Le déploiement féroce de la violence d’État au centre de la scène de la politique nationale a occulté la signification du soulèvement populaire en tant que critique de l’ordre social. Par la force qu’il déployait, le gouvernement donnait du pueblo révolté l’image d’un monstre à plusieurs têtes menaçant et composé d’agents subversifs, d’étrangers, de dealers, d’agents de Cuba, de guérilleros et de criminels de droit commun, tous invisibles et dangereux [12]. De ce point de vue, les massacres de masse ont été une manière de construire une image du pueblo comme masse irrationnelle et du gouvernement comme seul défenseur de la raison. Par le massacre, la logique de la Conquête espagnole a été réinscrite dans de nouveaux corps. Pour cette conquête, les dirigeants du pays ont fait leur la mission civilisatrice de la fusillade nourri (plomo cerrado), pris pour modèles les représentants de l’État impérialiste anglais et projeté l’image des tribus d’Afrique sur les secteurs populaires. La nation a été divisée en deux.
Le soulèvement du pueblo a modifié l’anatomie de la nation. Aux yeux de l’élite, les masses incarnaient désormais la barbarie qui menaçait partout dans le corps politique, et pas seulement à ses marges. Les frontières ne se trouvaient plus uniquement aux limites externes du pays mais avaient été internalisées, se transformant en artères qui irriguaient le pays de pauvres gens. On voyait une menace partout où il y avait des gens à la marge – des marginaux. Caracas, autrefois vitrine de la modernité, est apparue fragmentée par les bidonvilles qui l’entouraient, ainsi que par ceux qui poussaient comme du chiendent dans les ravins traversant la ville.
L’élite a répondu à la fracturation du corps politique en exprimant sa propre relation contradictoire avec le pueblo, accentuant les divisions nationales malgré ses appels à la restauration de l’unité. Le ministre de la défense ordonna l’expulsion des éléments étrangers en même temps que la classe politique appelait de ses vœux une communication renouvelée avec le pueblo. Employant les termes paternalistes du discours de l’élite, le chef du Parti chrétien démocrate, l’ancien président Rafael Caldera, a réprimandé les dirigeants politiques du pays pour s’être coupés « du pueblo qui pense, qui vit, qui s’exprime parfois d’une façon inappropriée, et qui cherche parfois des formes d’expression à la limite de la barbarie, mais qu’il faut comprendre. Nous devons rétablir la communication avec lui » (Sanín, 1989, p. 138).
Tandis que la violence provoquait une montée de la peur, le ministre de la défense, le général Italo Alliegro, est devenu le héros du rétablissement de l’ordre. Sa faculté de manifester à la fois de l’autorité et de la sympathie, et d’invoquer les principes démocratiques pour justifier l’action militaire ont fait de lui l’image personnifiée du leader idéal pour surmonter la crise. Alors que les troupes s’étaient retirées et que les médias avaient qualifié les émeutes de vandalisme et la résistance de subversion, supprimant des rapports initiaux faisant état d’abus de l’armée et de la police, le visage souriant d’Alliegro a fait la une des magazines et son nom est arrivé en tête des enquêtes de popularité [13]. Comme dans l’allégorie coloniale des barrios, la conquête était une tâche à laisser aux généraux, non aux politiques — mais à des généraux de tendance populiste [14].
À un moment présenté officiellement comme un tournant historique dans l’ascension de la nation vers la modernité, les représentations menaçantes du peuple comme des sauvages — rivières qui sortaient de leur lit et ébranlaient l’ordre public, force primitive qui faisait obstacle au progrès national, masses barbares assiégeant propriété et raison — ont rendu acceptable, nécessaire, l’usage de la violence à leur encontre. La mort du pueblo a fini par apparaître comme une chose sans conséquence, inscrite dans l’imaginaire collectif au travers d’images de pauvres présentés sous la forme d’une masse anonyme de sauvages, de déchets pouvant être jetés dans des sacs à ordures, comme si les pauvres, dans la mort comme dans la vie, n’étaient qu’une masse.
Épilogue
Ainsi que nous avons cherché à le montrer dans cet article, la violence politique analysée ici a donné lieu à de violents conflits d’interprétation. Au moment des faits, l’État a cherché à imposer sa vision de la réalité et à disqualifier les visions alternatives. Par la suite, il s’est employé à gommer le souvenir de ces événements et à rétablir la politique habituelle, en mettant de côté tout ce qui représentait un défi à son autorité. Il ne s’agit pas ici d’examiner les suites complexes de ces événements et les luttes entourant leur mémoire. Mais une de leurs conséquences mérite que l’on s’y attarde brièvement parce qu’elle reste importante aujourd’hui.
Même avant d’être élu président en 1998 avec pour mandat le renouvellement de l’appareil d’État, le lieutenant-colonel Hugo Chávez avait déclaré que le Caracazo était emblématique du caractère antipopulaire du régime des partis établi et un tournant de l’histoire du Venezuela. Les officiers de rang intermédiaire adhérents du « Mouvement révolutionnaire bolivarien » (fondé en 1982) de Chávez ont prétendu que les soulèvements populaires de 1989 et leur répression violente, à laquelle ils avaient été contraints de participer, les confortaient dans leur volonté de renverser le régime qui avait massacré des centaines d’innocents et fait de l’armée un agent brutal de la violence d’État. Pour parvenir à leurs fins, ils ont d’abord tenté, sans succès, un coup d’État en 1992, sous le commandement de Chávez, avant de recourir aux moyens que leur offraient les élections et la constitution. Depuis que Chávez est arrivé au pouvoir en 1999, sa « révolution pacifique » a transformé non seulement le système politique du pays mais également son histoire officielle. L’ancien régime a cherché à restreindre la mémoire du 27 février en le présentant comme une résurgence honteuse de la barbarie qu’il fallait contenir. Le gouvernement Chávez en cultive au contraire la mémoire lors de défilés annuels et dans les discours officiels, en en faisant l’événement fondateur d’une révolution qui revendique d’avoir réuni les militaires et la population dans la lutte menée contre les responsables du démembrement de la nation.
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– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3307.
– Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
– Source (anglais) : Fernando Coronil et Julie Skurski, « Dismembering and Remembering the Nation : The Semantics of Political Violence in Venezuela », in Fernando Coronil et Julie Skurski [dirs.], States of Violence, Ann Arbor, University of Michigan Press, « The Comparative Studies in Society and History Book Series », 2006, p. 83-151.
En cas de reproduction, mentionner au moins les auteurs, le traducteur, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Fernando Coronil et Julie Skurski, « Dismembering and Remembering the Nation : The Semantics of Political Violence in Venezuela », Comparative Studies in Society and History, vol. 33, n° 2, avril 1991, p. 288-337.
[2] Fernando Coronil et Julie Skurski, « Dismembering and Remembering the Nation : The Semantics of Political Violence in Venezuela », dans Fernando Coronil et Julie Skurski [dirs.], States of Violence, Ann Arbor, University of Michigan Press, « The Comparative Studies in Society and History Book Series », 2006, p. 83-151.
[3] Entretien avec un reporter qui a enquêté sur les sources de ces rumeurs, et El Nacional (1989). Cette tactique a également été employée au Chili en 1973 par les forces opposées au président Allende. Voir PROVEA (1989).
[4] À Caracas, certains secteurs ont été le théâtre de tirs particulièrement nourris : les grands ensembles de 23 de Enero, situés près du Capitole — le Palais fédéral législatif —, et foyer persistant de la résistance politique et criminelle, les quartiers d’El Valle près du marché alimentaire de gros et d’un dépôt militaire, et les quartiers de Petare près du marché et de sites militaires, en bordure des zones résidentielles de la classe moyenne supérieure.
[5] Entretien individuel avec un membre des forces de sécurité, 27 juillet 1989. De nombreux parents de ces victimes ont ensuite eu peur de dénoncer ces actes à cause de leur situation ou de leurs activités irrégulières et parce qu’ils craignaient en permanence des représailles de la police (entretiens individuels avec des membres du Comité pour les disparus).
[6] Voir « Carta al Director de la DIM », SIC, vol. LII, n° 516 (juillet 1989), p. 274-275, pour un récit de la détention de six prêtres jésuites vivant dans le quartier La Vega. Pour un récit des tortures infligées à un militant étudiant, voir Roland Denis, « El encuentro », Punto, 15 février 1990, p. 10.
[7] Entretien individuel avec un médecin légiste qui a travaillé pendant trois jours d’affilée à la morgue Bello Monte de Caracas pendant les émeutes (avril 1989).
[8] Entretiens individuels avec des employés du cimetière, des journalistes et des parents des victimes.
[9] Le nombre réel de morts dans le pays n’est pas connu et est très difficile à estimer. Les blessés sont beaucoup plus nombreux, dont certains handicapés à vie. Deux policiers et deux militaires auraient été tués. Nul doute que beaucoup de temps devra passer avant que l’on puisse obtenir une confirmation fiable de ces estimations.
[10] Petkoff est un leader de la gauche connu pour avoir été chef guérillero dans les années soixante et pour avoir impulsé l’éclatement du Parti communiste du Venezuela après l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’Union soviétique. Défenseur de la social-démocratie, il a obtenu 2,6 % des voix lors des élections présidentielles de 1988.
[11] Même les pièces de monnaie se faisaient rares car les spéculateurs les fondaient pour en retirer le nickel, illustration poignante de la dévalorisation de la devise nationale.
[12] La rumeur a couru dans l’élite conservatrice et a paru dans la presse selon laquelle Fidel Castro, après avoir assisté à la cérémonie d’investiture, avait laissé derrière lui 300 agents entraînés qui avaient organisé les émeutes.
[13] Témoin de son statut de star politique, Alliegro exerçait l’atttraction érotique caractéristique des leaders populistes masculins. Les journaux rapportaient qu’il était assailli de journalistes jeunes et jolies, et des femmes déclaraient souvent qu’il ferait un beau président.
[14] Le mandat d’Alliegro en tant que ministre de la défense (commencé sous le règne de Lusinchi) a expiré en juin 1989 mais n’a pas été renouvelé. Selon la rumeur, la direction de l’AD craignait les effets de la popularité d’Alliegro s’il devait être reconduit. C’est seulement après sa retraite obligatoire de l’armée qu’il a pu parler de ses opinions à la presse. Lors d’une interview télévisée lors de l’anniversaire des émeutes, Alliegro a reproché au gouvernement Pérez d’avoir appliqué son programme trop rapidement et sans prendre de mesures pour aider les pauvres. Il s’est dit intéressé par l’idée de devenir le représentant d’une nouvelle coalition politique « indépendante » (El Diario de Caracas, 28 février 1990).