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DIAL 3403
David contre Goliath : trois conflits en Amazonie andine. Troisième partie : Yasuní (Équateur)
Xavier Albó
mercredi 22 mars 2017, mis en ligne par
Xavier Albó, sj, a été l’un des fondateurs du Centre de recherche et de promotion du paysannat (Centro de Investigación y Promoción del Campesinado, CIPCA, Bolivie) en octobre 1970. Dans ce texte, diffusé par le CIPCA en mai 2014, il revient sur 3 conflits ayant opposé peuples indiens et État au Pérou (Bagua), en Bolivie (TIPNIS) et en Équateur (Yasuni). DIAL a déjà publié de nombreux textes en lien avec l’extractivisme. L’intérêt de ce long texte, dont nous publions ici la troisième partie, est qu’il donne aussi à entendre la vision et les valeurs, autour de l’idée du « bien vivre », au nom desquelles les peuples indiens s’opposent aux grands projets extractivistes.
>> Lire la première et la deuxième partie du texte.
Équateur : l’échec du projet Yasuní
Le parc Yasuní, situé à l’extrémité orientale de l’Équateur, au nord de l’actuel Pérou, est un peu plus petit que celui du TIPNIS mais possède une biodiversité encore plus riche, et deux caractéristiques supplémentaires : des ressources immenses et vérifiées en hydrocarbures dans son sous-sol, et le fait d’abriter encore aujourd’hui des peuples indiens qui restent délibérément cachés ou isolés, ainsi que d’autres qui n’ont établi des contacts que récemment et parfois de manière violente.
Ainsi que nous allons le voir, ce parc et le territoire huaroani adjacent comportent des ressemblances avec le TIPNIS pour ce qui est de la résonance que l’évolution des propositions relatives à ce parc a eue dans la conscience nationale et internationale. Mais, avant d’entrer plus dans le détail, je vais essayer d’ébaucher un tableau très préliminaire de ce en quoi pourrait consister le « bien vivre » de ces peuples du Yasuní délibérément isolés.
Examen de quelques éléments du bien vivre chez le peuple huaorani
Pendant des siècles, les populations non indiennes des alentours ont donné à ces peuples locaux sans contacts avec le monde extérieur le nom d’awkas, qui signifie « ennemis » en quichua local, à cause du comportement guerrier qu’ils adoptaient face à ceux qui tentaient de s’introduire sur leur territoire. Eux-mêmes se nomment Huaorani ou Waorani. Une affaire qui a fait grand bruit est la mort, en janvier 1956, des cinq premiers jeunes missionnaires évangéliques plus ou moins associés à l’Institut linguistique d’été (ILV pour son sigle en espagnol), qui se sont aventurés dans cette voie sans prendre les précautions nécessaires et ont été tués à coups de lance. Deux ans plus tard, le même ILV, et principalement des femmes appuyées par la jeune Dayuma, qui avait fui de son groupe, ont réussi à établir un contact permanent avec plusieurs de ces Indiens et à créer la petite communauté de Tihuaeno puis d’autres.
À partir de là eurent lieu les premières études linguistiques sur leur langue, qui forme une famille isolée. Ultérieurement, on a proposé la création d’une réserve ou d’un territoire indien huaorani, officiellement entrée en vigueur en 1983, sur une superficie de 612 000 hectares. Pour finir, en 1990, sous l’influence des entreprises pétrolières, est née l’Organisation de la nationalité huaorani de l’Équateur (ONAHE), devenue aujourd’hui Nationalité waorani de l’Équateur (NAWE). L’« Accord d’amitié, de respect et de soutien mutuel » souscrit entre [la société pétrolière] Maxus et l’ONAHE stipulait que les Huaorani « ne s’opposent pas à l’exploitation des hydrocarbures sur leur territoire, raison pour laquelle ils ne demandent plus le report de l’exploration ni de l’exploitation de ces derniers et ils collaboreront étroitement avec l’entreprise pétrolière ». Il était dit que le sous-sol serait administré par l’État : « les adjudicataires ne pourront empêcher ni entraver les travaux d’exploration ou d’exploitation des minerais ou des hydrocarbures menés par le gouvernement central ou par des personnes physiques ou morales autorisées par la loi. » Actuellement, la NAWE regroupe selon elle 48 communautés de Pastaza, Orellana et du Napo, soit peut-être 2 000 à 3 000 membres.
Mais toutes ces actions engagent uniquement les Huaorani déjà contactés, voire cooptés. À l’intérieur et à l’extérieur du territoire officiellement reconnu, sur lequel ils circulent en fonction de leurs besoins en matière de chasse et de cueillette, d’autres groupes huaorani continuent de militer contre ces accords et d’autres adoptent des comportements variables. Selon la NAWE, il ne resterait dans ces groupes isolés que 300 Huaroani environ ; les groupes les plus souvent mentionnés sont les Tagaeri, Taromenane et Oñamenane.
À mesure que se développent l’exploitation pétrolière et, à un degré moindre, d’autres secteurs, notamment les activités liées au bois, le territoire de ces peuples est de plus en plus menacé, et on assiste à une recrudescence ou une amplification de vieilles luttes entre Huaorani défendant des options distinctes, se soldant parfois par des morts.
Pour pouvoir explorer ce que pourrait être le « bien vivre » chez un peuple sans contact ou contacté récemment, réputé pour sa résistance, dans ce contexte de pénétration des sociétés pétrolières, j’ai eu recours au journal d’un père capucin basque, Alejandro Labaka, entre juillet 1976 et avril 1980, avant la création de la CONFENIAE en août de la même année [1], complété par des données postérieures disponibles en ligne, notamment celes fournies par Miguel Ángel Cabodevilla [2]. Les sociétés pétrolières se trouvaient déjà dans la région depuis la fin des années 60.
Depuis son arrivée en Équateur, Labaka était pris d’un grand intérêt – presque d’une passion – pour l’entrée en contact avec des Indiens en situation d’isolement volontaire ou, du moins, avec des groupes peu en contact avec l’extérieur, comme les groupes huaroani, avec lesquelles il est finalement entré en relation. On notera le respect avec lequel, bien que missionnaire, et sans cacher son identité, il s’est gardé de tout prosélytisme religieux et efforcé de comprendre les gens et leur culture, comme en témoigne son journal, Crónica Huaorani, destiné initialement à lui-même et ses collaborateurs et qui a été diffusé surtout après sa mort. Il n’a jamais effectué de séjour très long ni continu auprès du peuple huaroani. Il est parvenu à un très haut niveau de communication et d’acceptation non seulement sur le plan de la langue (qu’il n’a peut-être pas réussi à maîtriser complètement, en dépit de ses efforts) mais aussi à travers ses gestes et attitudes, le langage de la douceur, du respect et des cadeaux. Il a tout de suite compris le genre de services qu’il pouvait rendre aux familles qu’il côtoyait, comme la collecte du bois et de l’eau ou d’autres services domestiques.
De fait, conséquence de cette proximité humaine, cinq mois après l’établissement de ses premiers contacts depuis les installations de la CEPE/Texaco, lors de son premier séjour au hameau huaorani de Dicaron, une cérémonie s’est tenue le 23 décembre 1976, de sa propre initiative, par laquelle une des familles l’a adopté comme son fils :
Tel que j’étais vêtu, dans mon linge de corps, je m’avançai près du chef de famille, Inigua, et de Pahua, son épouse ; leur fils aîné se trouvait à mon côté… En utilisant les mots père, mère, frères, famille, je m’employai à leur expliquer que, désormais, ils étaient mes parents, mes frères, que nous formions tous une seule famille. Je m’agenouillai devant Inigua et il posa les mains sur ma tête en frottant fortement mes cheveux, indiquant ainsi qu’il avait compris le sens de mon acte. Je fis de même ensuite devant Pahua en l’appelant « buto bara » (ma mère) ; elle, toute à son rôle de mère, me fit une longue « camachina » (conseiller, [en quichua]), me donnant des conseils. Je me dévêtis complètement pour baiser les mains de mon père et de ma mère huaorani, ainsi que de mes frères, réaffirmant que nous étions une vraie famille… Tout se fit dans une ambiance naturelle et empreinte d’une émotion profonde tant pour eux que pour moi…
Ce sont eux qui attirèrent mon attention sur la ressemblance entre les noms de mes parents et les leurs : Ignacio/Iniguae, Paula/Pawa. Quand d’autres familles arrivaient… Inigua leur décrivait ce qui s’était passé et ils me demandaient de nouveau les noms de mes parents et de mes frères (CH 52-53).
Autres enseignements :
Au départ, les travailleurs du pétrole ont expliqué à Labaka que les « aucas » étaient des « voleurs » qui surgissaient n’importe quand dans leurs campements (qui, je le rappelle sont installés sur leur territoire ancestral et sans leur avoir d’abord demandé leur autorisation) et qu’ils « volaient » tout ce qui les intéressait, allant jusqu’à fouiller dans leurs effets personnels. La racine huao/wao/ de leur autodéfinition signifie « les gens », comme c’est le cas pour beaucoup d’ethnies. En revanche, les étrangers sont qualifiés de cohuore, et décrits comme des sauvages, des cannibales. C’est le monde à l’envers, chaque monde se méfiant beaucoup de l’autre.
Un point clé réside dans leur sens de la propriété collective ou individuelle. Peu à peu, Labaka a appris à faire la distinction entre ce qui était jalousement défendu comme propre à chacun et le commun. La première catégorie comprenait toujours les biens échangés. Les cadeaux des gens de l’extérieur constituaient d’une certaine façon un « droit de séjour » à payer, et obligeaient les visiteurs à se défaire de montres, tentes, hamacs ou n’importe quoi d’autre. Mais ils créaient aussi des dépendances croissantes. Lors d’un autre voyage, il est arrivé avec les deux premiers chiens. Au moment de son départ, ils voulurent les lui rendre dans une cage et, lorsqu’il leur dit que les chiens étaient pour eux, ils cherchèrent quoi lui offrir en remerciement et optèrent pour une sarbacane… À la fin de 1977, Labaka est rentré de ses vacances au Pays basque avec une jolie chemise à manches courtes bleue que lui avait offerte un parent. Elle fut bientôt échangée contre un cache-sexe huaorani… Peigomo, ou Peigo, un de ses premiers amis huaorani, lui a raconté qu’une fois :
Ils ont failli me tuer parce que, une fois, je n’avais pas rapporté les colliers qu’ils m’avaient commandés… Je les leur ai apporté et ils furent de nouveau contents… Plus tard, quelqu’un du groupe était mort de maladie et ils ont dit qu’il fallait me tuer (CH 131).
Il a appris l’éthique et la mystique de la nudité, selon lesquelles le vêtement n’a pas pour but de cacher cette dernière mais de produire une certaine élégance. Une fois, alors qu’il se baignait seul, deux familles apparurent sous la conduite de Peigo. Au moment de partir, celui-ci lui fait remarquer : « Tu as oublié ton gumi ! » (ceinture ou ceinturon de coton servant à tenir le pénis), avant de lui en trouver un, de le lui mettre et d’ajouter : « Maintenant, on peut rentrer ». Les adolescents jouent souvent entre eux avec leur membre ou s’excitent mutuellement le sexe. Une fois, tandis qu’ils se baignaient, l’un d’eux a voulu exciter le sexe de Labaka, mais celui-ci l’en a empêché « en souriant mais fermement » ; le jeune lui a alors suggéré de s’exciter lui-même mais Labaka a répondu : « Non, non, wi waimo imba » (« non, non, ce n’est pas bien »). L’incident a ensuite été l’occasion de commentaires entre ses hôtes, qui répétaient cette phrase.
En 1978, alors qu’il avait rejoint sa famille par le río avec d’autres gens de son équipe :
… j’avais suspendu au même clou à la tête de mon lit le crucifix et le ceinturon hua, pour les mettre au dernier moment. Mais j’ai oublié. On m’a questionné sur ces deux objets… La famille Cai m’a remis tout un écheveau de coton de kapokier confectionné par les femmes pour que nous nous fabriquions une ceinture à la façon huao (CH 149).
S’agissant des femmes, Labaka a vécu d’autres expériences. Un jour qu’il croisait sur le pas de la porte Baganey et son bébé, il a posé spontanément la main sur l’épaule de la jeune femme pour l’inviter à passer, mais « elle a repoussé son geste énergiquement… »
Il considère que la femme, au moins dans la vie quotidienne, joue un rôle beaucoup plus positif que ce que lui avait laissé entendre le Huaorani « civilisé » de l’ILV Samuel Padilla, avant son premier contact direct (11-VIII-76, CH35). Voici ce qu’il écrit au début de 1977 :
Selon moi, la situation morale de la femme… est empreinte de dignité et d’un souci de protection de sa propre culture. Elle est vraiment la reine du foyer, respectée et aimée, et sûre au fond d’elle-même – ce qui transparaît à chaque instant – qu’elle a sa place, aux côtés de son mari, et que personne ne peut la désirer ni l’offenser en actes ou en paroles… Elle se consacre à ses tâches avec une assurance admirable, accompagnée de ses filles, qu’elle n’abandonne à aucun moment… Lors des longues veillées au cours desquelles on racontait des histoires, des contes ou des blagues, ma mère Pahua tout comme Buganey et Teka participaient d’une manière très active et intelligente…installées dans leur hamac, chacune dans l’angle respectif de leur famille… et les hommes écoutaient attentivement, fêtant avec satisfaction leurs bons mots…
Une missionnaire qui saurait laver le linge, coudre, soigner trouverait-elle une façon de s’intégrer ? Est-ce qu’un couple missionnaire qui vivrait parmi eux et comme eux ne serait pas mieux ? (CH 78-80).
Les Huaorani lui ont demandé plusieurs fois quand il allait amener des femmes.
– Vous voulez que j’amène des femmes ?
– Oui, oui !
– Elles ont peur de vous !
– Dis-leur qu’elles n’ont rien à craindre.
– Vous n’allez pas les tuer à coups de lances ?
– Non, nous n’allons pas les tuer à coups de lances, a répondu Kai très sérieusement et d’un ton convaincu.
– Vous serez gentils avec elles ?
– Nous serons gentils. »
Deta et sa mère Huiyacamo sont intervenus, très intéressés :
– Amène-les ! Quand elles seront là, amène-les chez nous, et nous serons gentils avec elles » (CH 146).
Quelques mois plus tard, à l’occasion d’un autre voyage par le río, deux missionnaires de Marie Immaculée et de Sainte Catherine de Sienne, infirmières, l’accompagnent, en pleine épidémie de malaria, et elles ont effectivement été logées chez Kai. Par la suite, l’une d’elles, qu’ils n’ont pas tardé à rebaptiser du nom de Tijantáy (papillon), leur a rendu visite à plusieurs reprises avec d’autres sœurs, rendant toutes sortes de services.
Un sujet qui a naturellement tout spécialement intéressé Labaka est la question religieuse. Les prières à demi-chantées et spontanées, chez les hommes comme les femmes, étaient fréquentes et interrompaient parfois le sommeil. Lui essayait de répéter, mais ce qu’il disait ou sa manière de prononcer déclenchait toujours des rires. Après trois ans, en 1979, il finit par comprendre que Huinuni est le Créateur de la forêt vierge, des cours d’eau et des animaux, du peuple huaorani et d’autres (CH 173-4). Une approche clé qu’il avait fortement intériorisée depuis que, en 1965, il avait assisté à Rome à la dernière séance de clôture du Concile Vatican II, résidait dans le fait que le principal n’est pas de prêcher à ces peuples sur la base de nos catégories mais de découvrir en eux-mêmes les « semences du Verbe » pour ensuite, à partir de ces dernières, faire croître en eux et en nous des façons nouvelles et inédites de parvenir à Dieu et à autrui…
La question la plus compliquée était celle des relations avec les gens de l’extérieur, des Huaorani sans contact aux entreprises pétrolières.
Un jour Labaka a ouvert une grande carte de l’Équateur et il leur a montré que, après le départ des sociétés pétrolières, ils pourraient continuer de communiquer par le río Dicaron jusqu’à Nueva Rocafuerte, où se trouvait sa résidence habituelle. Mais Buganey l’a averti : « Fais attention, parce que les Tagaeri vivent là-bas et ils peuvent te tuer à coups de lance. » C’était en 1977.
Dix ans plus tard, le missionnaire Labaka et la religieuse Inés Arango moururent effectivement sous les lances des Tagaeri. Et, en 2013, s’est produit un autre incident qui provoque encore des remous entre un autre groupe « occulte », les Taromenare, et rien de moins que le hameau huaorani de Dicaron où Labaka a vécu et été adopté. Pour des raisons que j’ignore, les premiers ont assassiné Buganey (citée dans le paragraphe qui précède) et son mari Ompura, âgé de 70 ans, qui apparaissent souvent dans la CH (par exemple aux pages 64 à 66 et 192 à 194). En représailles, un fils des victimes a organisé une marche de guerre vers le territoire des Taromenare, où ils ont tué un nombre indéterminé de personnes et séquestré deux mineurs. Des mois plus tard, la police a localisé et arrêté six des auteurs de cette razzia avant de les incarcérer à Sucumbíos pour qu’ils soient jugés selon les lois équatoriennes, avec la circonstance aggravante qu’ils n’avaient pas respecté les droits constitutionnels d’un peuple en situation d’isolement volontaire (quel retournement de l’histoire !). Dans divers journaux équatoriens récents, ont paru des reportages illustrés de photos ; Carlos Cabodevilla et Milagros Aguirre (directrice de la Fondation Labaka) ont aussi publié un livre sur le sujet, où ils soulignent l’aberration que représente l’utilisation des codes de la justice officielle pour juger cette affaire. Milagros Aguirre écrit : « S’il nous est difficile de comprendre leur façon de voir le monde, imaginez ce que ce sera pour eux (huaos) de comprendre la nôtre et nos procédures judiciaires complexes [3] ».
La relation avec les entreprises pétrolières est au fondement de tous ces problèmes. Mission presque impossible, Labaka a essayé dès le début de jeter un pont entre ces dernières, leurs ouvriers et les peuples huaroani, contactés ou non. Le 10 octobre 1966, des années avant l’avalanche des entreprises pétrolières, un an après avoir assisté à Rome à la clôture du Concile Vatican II, et dix ans avant d’entrer lui-même en contact avec les Huaroani, il avait écrit au président Otto Arosemena pour, d’une part, lui demander un hélicoptère afin que le vicariat apostolique d’Aguarico puisse plus facilement repérer ces populations depuis les airs et, par là, favoriser leur insertion dans le pays, et, d’autre part, pour lui suggérer ceci :
Constituer les réserves et en remettre les titres aux différentes communautés indiennes pour qu’elles ne soient pas injustement délogées de leurs terres et obligées d’être éternellement des nomades dans leur propre région.
Dans les années qui suivent, il affine ces revendications, ajoutées à d’autres, plus particulièrement dans le document qu’il envoie tant à la société pétrolière équatorienne CEPE qu’au gouvernement, immédiatement après sa première visite au groupe huaorani de Gabaron :
Point 4. Réserve nationale pétrolière et réserve huaorani. Vu la situation de ce groupe ethnique de l’Amazonie équatorienne, la CEPE devrait déclarer Réserve nationale les éventuels gisements pétroliers de cette zone en donnant la priorité d’exploration et d’exploitation à d’autres gisements plus éloignés. En même temps, elle pourrait déclarer Parc forestier national le territoire actuellement occupé par les différents groupes huaorani avec une extension suffisante pour qu’ils puissent continuer de vivre de la chasse et de la pêche (1976).
Ce sont les prémices de ce qui deviendra l’actuel et controversé Parc Yasuní et le Territoire-Réserve huaorani. Labaka ne conteste pas la volonté de l’État d’élargir sa présence dans ces régions et continue de rêver à la possibilité d’établir des points de concertation entre les sociétés pétrolières et ces populations, tout en refusant explicitement que les entreprises pétrolières étendent leurs champs d’exploration sur ces territoires sans concertation préalable avec les populations qui s’y « cachent ». On pourrait ajouter et généraliser que Labaka a toujours voulu instaurer des liens avec les différentes parties et entre elles, même s’il a appris avec les années les graves conséquences qu’entraînent les asymétries de pouvoir (politique, économique, médiatique, etc.), ce qui a précipité sa mort en 1987 lorsque, faisant fi des recommandations de Labaka, les entreprises ont décidé de s’en prendre, y compris avec l’appui des militaires, à quiconque constituerait un obstacle à la poursuite de leurs objectifs économiques.
Un autre exemple éclairant est le rapport qu’il entretenait avec l’ILV, qui sera finalement expulsé de l’Équateur (et d’autres pays) en 1981 ; les premières années, il y voyait une concurrence ouverte, lui étant catholique et l’ILV évangéliste fondamentaliste. Mais, durant les années de sa Chronique huaorani (1976-80), il a effectué plusieurs tentatives directes de rapprochement. Il a été bien reçu et a reçu les premières ébauches de leurs matériaux linguistiques, mais son projet de suivre des cours intensifs de langue avec eux ne s’est pas concrétisé. En 1979 déjà, en réaction au fait qu’un Huao de l’ILV n’a pas tenu sa promesse de leur prodiguer un cours intensif de langue, Deta, sa sœur huao, « a ajouté d’un air sérieux : “Cette personne n’est pas ton ami”. » (CH 217). Leurs approches respectives continuent de présenter des différences nettes, associées à une certaine opacité, qui aboutissent à leur expulsion en 1981 [4].
Du côté des Huaorani, ces relations avec les étrangers laissaient aussi une marque de plus en plus importante. Cela commençait avec les services, appropriations et cadeaux plus ou moins utiles et se poursuivait par l’intérêt plus ou moins fort de leurs bénéficiaires pour ces autres modes de vie, sans atteindre toutefois les extrêmes auxquels sont parvenus quelques-uns de ceux qui se sont « civilisés » avec l’ILV – comme Samuel Padilla (qui s’est appelé des années plus tard Sam Caento), fils de la célèbre Dayuma – qui étaient finalement les plus utiles pour les entreprises pétrolières.
La Chronique huaorani relate toute l’évolution vécue par Araba, son « frère » le plus proche, qui sort pour la première fois de son milieu en 1977 pour se faire soigner contre la malaria à Coca ; il commence ensuite commence à arranger son habitation selon le style étranger ; et finalement, il supplie à maintes reprises qu’on le laisse quitter son milieu pour pouvoir au moins se former. On ne sait pas ce qu’il devient ensuite.
Le journal se termine au début de 1980 alors que les exploitations pétrolières connaissent une forte expansion dans toute la région, acceptées par certains groupes mais rejetées par d’autres. À un endroit étaient alors apparues des lances entrecroisées comme signe de rejet, et même dans le groupe le plus proche de Labaka, sur le territoire duquel de nombreux travailleurs étaient déjà en train de creuser un puits, quelques jeunes s’étaient peints avec leurs couleurs de guerre pour voir quelle serait la réaction de ces intrus, relativement bien acceptés pour les cadeaux qu’ils distribuaient.
Voici quelques moments qui ont marqué les années suivantes : de 1979 à 1982, Labaka est le supérieur de la mission capucine en Équateur ; le 4 novembre 1982, il est nommé préfet apostolique du vicariat d’Aguarico, dont le siège se trouve à Coca, puis, le 9 décembre 1984, évêque du même vicariat. Les responsabilités plus grandes qui étaient les siennes durant ces années ont probablement réduit ses possibilités de vivre avec sa famille huaorani, mais sa nouvelle fonction l’a aidé à faire connaître de manière claire sa position par rapport à ce qu’il appelait déjà la « nationalité huaorani », qui devait inclure, à ses yeux, tant les individus déjà contactés que les « cachés ». Cabodevilla [5] interprète toute l’activité ainsi déployée jusqu’à la veille de son arrivée chez les Tagaeri en juillet 1987 précisément comme un effort désespéré de sa part, pleinement conscient du risque qu’ils encouraient, pour éviter que les sociétés pétrolières alliées à l’armée réduisent ce peuple à néant.
Si l’on se met à la place de ces Tagaeri « cachés », avec lesquels il n’y avait encore eu aucun contact physique, les vols d’hélicoptères devaient sembler très suspects même s’ils leur jetaient des cadeaux ; et, ensuite, le déploiement spectaculaire de trois hélicoptères pour la récupération des deux cadavres a dû les convaincre encore davantage du lien fort existant entre leurs victimes et les menaces déjà très claires venant d’autres cohuore (étrangers), comme les sociétés pétrolières et l’État, qui avaient tué quelques-uns des leurs. La dimension rituelle collective de la mise à mort par des lances mérite aussi d’être soulignée. Les missionnaires ont toujours évité d’en parler comme d’un « assassinat » [6]. Dans un article paru peu de temps après, José Luis Caravias conclut : « [Labaka] meurt comme un Huaorani, en défendant les Huaorani, tué par les Huaorani, et gît comme un ennemi, confondu avec leurs ennemis. »
Entre-temps, au sein de l’État et de la société civile de l’Équateur, des changements importants s’étaient également produits. Le pays avait connu un retour à la démocratie en 1979 avec la présidence de Jaime Roldós (1979-81), achevée par son vice-président Oswaldo Hurtado (1981-84) après le décès du premier dans un accident d’avion au sud du pays. En 1981, l’ILV est expulsé et, en 1983 est formé le territoire-réserve huaorani. En 1980 est créée la CONFENIAE, qui regroupe toutes les organisations existant déjà en Amazonie et qui tisse peu à peu des liens avec d’autres organisations andines pour déboucher sur la CONAIE en 1986. En 1993, celle-ci œuvre à la création du parti Pachakutik. Les peuples indiens deviennent à cette époque des acteurs politiques à part entière même si, par la suite, ils n’ont pas eu beaucoup de succès dans les alliances qu’ils concluent pour participer au pouvoir, notamment lorsque leur allié militaire amazonien, Lucio Gutiérrez (2003-2005), leur tourne le dos une fois installé au pouvoir. Nous en arrivons ainsi aux trois présidences de Rafael Correa (de 2007 à aujourd’hui), et à sa nouvelle Constitution politique de 2008. Celle-ci nous intéresse surtout ici de par la priorité qu’elle donne aux droits de la nature et de par son article 57, qui inclut les droits territoriaux des peuples en situation d’isolement volontaire.
C’est ainsi que les revendications de Labaka trois décennies plus tôt sont devenues partie intégrante de la nouvelle Constitution. L’initiative du Parc Yasuní-ITT, sur tout ce territoire des « aucas » huaorani fut de même une innovation au niveau mondial.
En effet, peu après son accession à la présidence au début de 2007, Correa, encouragé par son ministre de l’énergie d’alors, Alberto Acosta, a soutenu une proposition audacieuse consistant à ne pas extraire de pétrole du Parc national Yasuní-ITT (désignant les gisements pétrolier Ishpingo-Tiputini-Tambococha) en Amazonie équatorienne, proposition officialisée le 10 décembre 2007 :
Laisser le pétrole confiné dans le sol pour ne pas porter atteinte à une zone qui abrite une extraordinaire biodiversité et pour ne pas mettre en péril l’existence de plusieurs peuples en situation d’isolement volontaire ou sans contact avec l’extérieur. Cette mesure ne pourra être considérée que si la communauté internationale fournit au moins la moitié des ressources qui seraient produites si l’on optait pour l’exploitation du pétrole, ressources dont l’économie équatorienne a besoin pour son développement.
Ces ressources ont alors été estimées à au moins 350 millions de dollars par an. La non-exploitation évitait en outre l’émission de 410 millions de tonnes de dioxyde de carbone (CO2), cause du réchauffement climatique.
Après d’autres tentatives, en août 2010 a été ouvert un fonds fiduciaire du PNUD et de l’État pour recueillir des fonds. Mais, en date d’août 2013, sur les 3,6 milliards de dollars que l’on cherchait à réunir sur 12 ans, les engagements ne s’élevaient qu’à 336 millions ; plus de la moitié était restée sous forme d’offres et seuls 13,3 millions avaient déjà été déposés. Si elles étaient exploitées à plein, les réserves de ces gisements vierges (20% du total en Équateur) pourraient capter, selon l’État, 18 292 millions de dollars. Pour cette raison, le 15 août 2013, Correa a annoncé la fin de l’Initiative Yasuní-ITT :
C’est avec une profonde tristesse, mais en toute responsabilité, que j’ai dû prendre l’une des décisions les plus difficiles de mes mandats… Nous avons besoin des ressources naturelles pour surmonter la pauvreté et assurer notre développement souverain ; la plus grande offense aux droits humains est la misère… Cette décision nous déçoit tous, mais l’histoire nous jugera.
Il a affirmé que le facteur « fondamental » de l’échec de l’Initiative était le fait que le monde vit dans une « hypocrisie générale » car la « logique qui prévaut n’est pas celle de la justice mais celle du pouvoir ».
Son discours renferme une bonne part de vérité. Et puisse ce pas en arrière n’être qu’une bataille perdue. En Équateur, le mouvement des « yasunidos » reste vivant ; et, dans d’autres parties de la planète a surgi l’idée de « yasuniser le monde », à partir de diverses autres initiatives nouvelles nées en des lieux aussi éloignés que le Guatemala, la Nouvelle-Zélande, la Norvège et le Nigeria. Dans ce dernier pays, on parle plutôt d’« ogoniser » parce que les Ogonis, après 1995, ont réussi à expulser la Shell pendant de nombreuses années. Là-bas, ils disent : « leave oil in the soil » ([laisser le pétrole sous terre]. Pour le dit Martínez Alier (La Jornada, México, 22 mai 2013), il existe de bonnes raisons locales et mondiales – comme le changement climatique – pour yasuniser le monde.
Mais ce n’est peut-être pas toute la vérité. Les « yasunidos » de l’Équateur viennent d’essuyer un nouveau revers dans leur volonté d’imposer un référendum pour que ce soit la population qui décide de l’ouverture ou non du parc Yasuní-ITT à l’exploitation pétrolière. Ils avaient besoin d’un nombre de signatures égal à 5% des listes électorales, c’est-à-dire environ 583 000. Le président Correa lui-même a ri d’eux et leur a dit de ne pas faire les fainéants et d’obtenir les signatures nécessaires. Ce qu’ils ont fait, soutenus par une campagne novatrice, récoltant plus de 730 000 signatures, bien plus que celles dont ils avaient besoin. Mais un nouvel obstacle est alors apparu, avec la vérification des signatures par le Conseil électoral de l’Équateur. Eduardo Gudynas commente (2014) :
Le contrôle et la vérification des signatures ont mis en évidence des conditions à remplir étranges et curieuses, dont chacune se traduisait par une perte d’adhésions. Résultat, l’administration a invalidé quelque 400 000 signatures (plus de 60% du total présenté à l’origine)… C’est ainsi que s’est achevé un nouveau cas dans lequel l’extractivisme défendu par le gouvernement a prévalu sur les mécanismes démocratiques y participatifs.
Bibliographie
Albó, Xavier, « Contextualización : una mirada profunda al TIPNIS », dans Alex Contreras B., coord., Coraje. Memorias de la Octava Marcha por la defensa del TIPNIS, Cochabamba, sans éditeur, 2012, p. 12-48.
Albó, Xavier, « El gran desafío de los indígenas en los países andinos : sus derechos sobre recursos naturales ». dans José Gandarilla S. et Guadalupe Valencia G., A dónde va América Latina. México, UNAM, à paraître.
Cabodevilla, Miguel Ángel, « Alejandro Labaka : un precursor en la defensa de los pueblos ocultos », 2012, en ligne. http://www.alejandroeines.org/index.php/documentos/simposio-2012-60/221-un-precursor-en-la-defensa-de-los-pueblos-ocultos-miguel-angel-cabodevilla12.
Cabodevilla, Miguel Ángel et Milagros Aguirre, Una tragedia ocultada, Quito, CICAME, 2013.
Calzavarini, Lorenzo, Teología narrativa, Tarija, Centro de Documentación, 1995.
CEPPAW (Comisión Especial Permanente Awajun Wampis), « Propuesta de Buen Vivir como pueblo Awajun Wampis y con el Estado Peruano », 2012.
Contreras B., Alex, Coraje. Memorias de la Octava Marcha por la defensa del TIPNIS, Cochabamba, sans éditeur, 2012.
FIDH et APDHB, « Bolivia 2013 : Informe de verificación de la consulta realizada en el Territorio Indígena Parque Nacional Isiboro-Sécure », 2013.
Fundación Tierra, Marcha indígena por el TIPNIS. La lucha en defensa de los territorios. Informe 2010, La Paz, Fundación Tierra, 2012.
IWGIA, El mundo indígena, 2012, Copenhague, IWGIA, 2013.
Labaka, Alejandro, Crónica huaroani, 5e éd., Quito, CICAME, 2011. [Les éditions antérieures, qui comportent une autre pagination, comprennent en annexe ses propositions de 1976].
Molina, Wilber et al., El vivir bien entre los T’simanes, 2012.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3403.
– Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
– Source (espagnol) : texte diffusé par le Centre de recherche et de promotion du paysannat (Centro de Investigación y Promoción del Campesinado, CIPCA), mai 2014.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, le traducteur, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Elle a été formée à partir des premières organisations existantes : la Fédération shuar (depuis 1964), la Fédération d’organisations indiennes du Napo (FOIN, créée en 1969 à Tena, capitale de la province Napo, en amont du río Napo, avec des communautés quichua), et deux autres fraîchement créées à la fin des années 70.
[2] Miguel Ángel Cabodevilla, « Alejandro Labaka : un precursor en la defensa de los pueblos ocultos », 2012, en ligne. http://www.alejandroeines.org/index.php/documentos/simposio-2012-60/221-un-precursor-en-la-defensa-de-los-pueblos-ocultos-miguel-angel-cabodevilla12 ; Miguel Ángel Cabodevilla et Milagros Aguirre, Una tragedia ocultada, Quito, CICAME, 2013.
[3] Voir, entre autres, El Universo, dimanche 9 mars 2014, et Miguel Ángel Cabodevilla et Milagros Aguirre, Una tragedia ocultada, Quito, CICAME, 2013.
[4] Miguel Ángel Cabodevilla, « Alejandro Labaka : un precursor en la defensa de los pueblos ocultos », 2012, en ligne. http://www.alejandroeines.org/index.php/documentos/simposio-2012-60/221-un-precursor-en-la-defensa-de-los-pueblos-ocultos-miguel-angel-cabodevilla12.
[5] Cabodevilla, Miguel Ángel, « Alejandro Labaka : un precursor en la defensa de los pueblos ocultos », 2012, en ligne. http://www.alejandroeines.org/index.php/documentos/simposio-2012-60/221-un-precursor-en-la-defensa-de-los-pueblos-ocultos-miguel-angel-cabodevilla12.
[6] Quelques informations trouvées à l’adresse <https://alejandro-labaka.blogspot.c...> : les petits hélicoptères étaient de la Compagnie générale de géophysique (CGG) et le gros était de l’armée, avec 18 soldats en armes, qui heureusement ne sont pas descendus ni intervenus. On a dénombré 18 lances de guerre plantées dans le cadavre dénudé de l’évêque, et trois lances, dont une dans le vagin, dans le corps de mère Inés, qui était revêtu de tous ses vêtements sauf le voile, plié dans sa poche. Mais les deux corps avaient également de nombreux orifices plus petits laissés par des lancettes : 134 dans le corps de l’évêque, 65 dans celui de la sœur. En janvier 2012, des gens du vicariat d’Aguarico m’ont raconté que, des années plus tard, on a appris par une jeune Tagaeri sortie de ce groupe que mère Inés avait été cachée par les femmes mais qu’elle avait rejoint l’évêque après qu’il eut reçu des coups de lance et qu’elle avait subi le même sort.