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DIAL 3510
CHILI - Poblete – « Polvete » : Les jésuites à leur tour dans la tourmente
Régine et Guy Ringwald
vendredi 25 octobre 2019, mis en ligne par
Les auteurs de ce texte, Régine et Guy Ringwald, écrivent régulièrement sur les heurs et malheurs de l’église chilienne, notamment dans Golias Hebdo et sur le site Nous sommes l’église (NSAE). Texte publié par NSAE le 9 août 2019.
Un nouveau scandale majeur secoue le Chili, et cette fois ce sont les jésuites qui sont atteints. Renato Poblete Barth, icône de la solidarité envers les pauvres (mort en 2010), est rattrapé par une dénonciation publique émanant d’une femme, Marcela Aranda Escobar, qui a subi de sa part, et de ses complices, d’effroyables outrages. L’enquête, menée par les jésuites, a découvert au moins 22 victimes sur une période de 48 ans. Que va-t-il encore rester de l’Église catholique au Chili ?
Le Père Renato Poblete : une icône, et aussi un homme d’affaires
Il était un saint, engagé dans la solidarité avec les plus pauvres, celui qui, aumônier du « Hogar de Cristo » (Foyer du Christ), poursuivait, en plus grand, l’œuvre de Saint Alberto Hurtado, « le » saint chilien.
Alberto Hurtado avait consacré sa vie à l’apostolat social, avec une attention particulière pour les enfants et les familles défavorisées. Il a fondé, dans les années 40, le « Hogar de Cristo », institution sociale conçue comme structure d’accueil pour les jeunes, les familles en difficulté, les gens de la rue. Il a été canonisé par Benoît XVI en 2005. Le « Hogar » est le lieu d’un sanctuaire où repose Hurtado. C’est là que s’était réuni, le 5 janvier dernier, le synode auto convoqué des laïcs [1].
Renato Poblete avait considérablement développé les activités du foyer, le nombre d’implantations dans le pays passant de 7 à 46. Mais pour cela, il lui fallait de l’argent. Il a su en trouver, tournant un peu le dos aux principes d’action du Père Hurtado. Alors que celui-ci visait, non pas à « faire la charité », mais à une véritable émancipation des travailleurs, par une approche semblable à ce que fut par la suite la théologie de la libération, et par le syndicalisme, parfois en butte avec l’anticommunisme viscéral de Pie XII, Poblete, lui, avait créé de vastes réseaux de pouvoir et d’influence autour du « Hogar ». Il ne répugnait pas à user des techniques du marketing. Il avait créé, en 1983, les dîners « Pan y Vino » où il invitait très largement, pour un repas frugal de pain et de vin, évidemment choisis pour le symbole, les membres de la bourgeoisie aisée, des politiques, des religieux, mais aussi des gens du monde du spectacle. Évidemment, on y faisait une offrande. Il avait aussi mis au point une collecte d’argent, par petites sommes, aux caisses des supermarchés. Les membres bienfaiteurs faisaient le reste. Il était la vedette des plateaux de télévision, tenait chronique dans les journaux. Il avait servi d’intermédiaire entre l’archevêque de Santiago, Raúl Silva Henríquez, et la junte au pouvoir ; on explique aujourd’hui qu’il informait l’ambassade des États-Unis et qu’il avait ses entrées auprès de Pinochet et autres membres de la junte.
En 2009, Poblete avait été décoré par la Présidente du Chili, Michelle Bachelet, du Prix du bicentenaire. Le nouveau président élu, Sebastián Piñera, dont les parents avaient été de ses amis, l’aurait nommé aumônier du palais de la Moneda, s’il n’avait succombé à une crise cardiaque, en 2010, à l’âge de 85 ans. On avait donné son nom à un grand parc de Santiago, dans lequel on lui avait élevé une statue. Aujourd’hui, la statue a été abattue et le parc débaptisé.
Quant à son rapport aux femmes, personne ne savait rien, tout le monde tombe des nues. Pourtant, Poblete avait un surnom : « Polvete ». Jouant évidemment sur l’assonance, le terme est tout à fait explicite. Nous nous autorisons à ne pas le traduire ici. C’est un indice que quelque chose des comportements, aujourd’hui dénoncés, était connu.
Les horreurs
30 avril 2019 : sur les écrans de la chaîne Ahora Noticias, une femme vient témoigner des mauvais traitements qu’elle a subis des années durant, de la part d’un prêtre, jésuite. Et un jésuite bien connu : Renato Poblete.
Marcella Aranda décrit ce qu’elle a subi. Elle avait 19 ans (à l’époque, en 1985, elle était mineure) quand le Père Poblete l’a prise sous sa protection. Elle arrive au « Hogar » pour faire du bénévolat. Elle a pensé à une vocation religieuse et le Père Poblete va devenir son directeur spirituel : « Je me souviens qu’il m’a fait un gros câlin et m’a demandé de lui raconter ma vie. À un moment donné, il m’a dit : “À partir de maintenant, je serai ton père et je te donnerai toute l’affection dont tu as besoin”. »
Pendant huit ans, ce sont des horreurs qu’elle a eues à subir : des viols à répétition, trois avortements forcés, des séances de viols collectifs où Poblete l’amenait, les yeux bandés, à un groupe d’hommes, eux-mêmes masqués, qui la violaient à tour de rôle et la battaient, cependant que le bon père assistait à la scène. Marcella témoigne au grand jour. Elle se sent la responsabilité de dire ouvertement, avec un nom et un visage, ce qu’elle dénonce, pour que les gens perçoivent la dévastation qui se produit chez ceux qui ont subi de tels abus. « C’était un abus de conscience, de pouvoir et des abus sexuels, mais ce qui me fait le plus souffrir, c’est qu’il m’ait forcée à avorter, et pas seulement une fois, mais trois ». Elle parle de menaces de chantage et de son isolement : « J’étais terriblement seule… il me disait de ne rien dire à personne, parce que personne ne me croirait, et qu’il était assez puissant pour me faire exclure de l’université ». Elle décrit une situation de servitude : « il ne reste plus rien de toi, tu n’es plus capable de quoi que ce soit… tu deviens esclave sexuelle » et, à propos des avortements : « Ce sont trois enfants que je ne pourrai jamais serrer dans mes bras ».
Elle a refoulé ces souvenirs pendant vingt-cinq ans. Quand ils sont revenus, elle a tenté plusieurs fois de se suicider. « Pour survivre, j’ai complètement oublié la période pendant laquelle j’ai été terriblement maltraitée ». Aujourd’hui, Marcela a 53 ans, elle est théologienne et professeur à l’Université catholique. Maintenant, elle voudrait montrer qu’on peut en guérir, elle voudrait aussi qu’on s’intéresse aux protagonistes des sinistres séances et aux médecins qui avaient pratiqué les avortements. Certains sont peut-être encore vivants.
Le rapport : au moins 22 victimes
Le 31 juillet, le Provincial des jésuites, Cristián del Campo, a présenté les conclusions d’un rapport sur les abus imputés à Renato Poblete. L’enquête a été menée par l’avocat pénaliste Waldo Brown, un laïc indépendant de l’institution, assisté d’un comité de personnes compétentes. Elle a pris en compte le témoignage de 21 autres victimes qui ont subi les abus sexuels de Renato Poblete Barth, entre 1960 et 2008.
Le rapport comporte 407 pages plus les annexes, 102 personnes ont été interrogées. À part Marcela Aranda qui a dénoncé les faits publiquement, les noms des autres victimes ne sont pas donnés. Concernant Marcela, « tous les faits qu’elle décrit ont été jugés plausibles et son histoire crédible ». Concernant Poblete, le rapport parle d’une double vie, « protégée par son image publique de personne de bien… son énorme réseau de contacts, et le pouvoir économique que lui conféraient les importantes sommes d’argent qu’il gérait ». Le rapport analyse aussi les mécanismes du comportement de Poblete et son pouvoir sur les consciences. Selon le rapport : « un nombre significatif de personnes, jésuites et laïcs, ont eu des informations sur les comportements inappropriés, de connotation sexuelle, du Père Renato Poblete. L’enquêteur n’a pas accrédité l’existence d’une dissimulation », au sens du Code pénal chilien. On apprend tout de même, par ailleurs, que Marcela en avait parlé au provincial de l’époque.
Cristián del Campo demande pardon, et exprime sa honte, au nom des jésuites : on commence à être habitué.
Dans ses réponses aux questions, Cristián del Campo a reconnu que la congrégation avait agi avec arrogance. « J’ai dit aux jésuites que notre grand péché est l’arrogance, et je crois qu’en cela nous avons été arrogants pendant longtemps, ciblant d’autres membres de notre Église, des prêtres d’autres congrégations ou du clergé diocésain, ou des autorités ecclésiastiques : c’est quelque chose que nous devons assumer et pour laquelle nous devons demander pardon ». Il fait allusion, sans le dire, aux violentes attaques de la Compagnie de Jésus contre Karadima et ses disciples [2].
Les réactions
La Compagnie de Jésus tient une très grande place dans l’imaginaire chilien. L’annonce de cette affaire a donc été ressentie comme un choc. La relation par les radios et les chaînes de télévision en fait un événement de première grandeur. Après l’affaire Karadima, l’affaire Barros [3], et les événements de l’année 2018, à la suite de la désastreuse visite du pape en janvier, si l’on ajoute que chaque jour apporte encore une nouvelle dénonciation, l’affaire Poblete apparaît comme un coup aussi dur que ce qu’avait causé la découverte des agissements de Karadima. Un journal titrait sur « l’effondrement de l’Église catholique ». Les réactions se multiplient. Citons.
Marcial Sanchez, sociologue, spécialiste de l’Église catholique, a qualifié de lapidaire le rapport. « Le fait qu’on ait mis au jour 22 cas suppose que la situation était connue, ce qui laisse beaucoup de mystères sur de possibles dissimulations ». Le surnom qui courait au sein de la communauté jésuite (« Polvete ») indique que les abus commis pas Renato Poblete étaient considérés comme normaux.
Carlos Peña, avocat, sociologue, chroniqueur politique reconnu, analyse dans El Mercurio du dimanche 4 août, la responsabilité de la Compagnie de Jésus qu’il considère comme des « complices passifs ». Il s’étonne que quelqu’un qui se montrait si volontiers avec la haute société soit aujourd’hui présenté comme un inconnu solitaire.
Dans un entretien avec Canal 13, Juan Pablo Hermosilla [4], avocat de Marcela, explique que l’affaire dépasse ce qu’a fait Karadima. « Il ne s’agit pas seulement de contrôler l’esprit ou de manipuler, d’abuser sexuellement, mais d’agresser physiquement. S’y ajoute la question des avortements… Il y a des mécanismes qui se répètent et qui sont sériels : choisir de très jeunes femmes qu’ils peuvent manipuler, assumer le rôle du père et de guide spirituel ». Il pense aussi que, dans la Compagnie de Jésus, ils étaient au courant du cas de Marcela Aranda.
Oscar Contardo, qui a écrit un livre, El Rebaño (« Le Troupeau »), sur les abus dans l’Église soutient la thèse qu’il y a, dans la Compagnie, une culture du silence et de la dissimulation, et que les journalistes ne sont pas trop curieux de ce qui se passe dans une congrégation aussi prestigieuse. L’action « discrète et furtive » est une pratique courante chez les jésuites. S’il y a dénonciation, ils définissent ce qu’ils rendent public et exercent un contrôle serré sur les dédommagements. Au début de l’affaire Poblete, c’est ce qui s’est passé. Le manque de réaction de la Compagnie avait été pointé du doigt. Le 31 juillet, au moment de la déclaration publique de Cristián del Campo, Contardo s’exprimait au micro de RFI : « En termes de communication, ils sont très doués ! Ils ont agi quand ils y ont été forcés, quand Marcela Aranda a parlé publiquement ».
Une ombre sur la canonisation d’Alberto Hurtado
Quand toutes les icônes s’écroulent les unes après les autres, on en vient à douter de tout et à fouiller partout. C’est ainsi que, dans la presse, on se repose la question des conditions de la canonisation d’Alberto Hurtado.
Le procès en béatification aurait été influencé par les témoignages de Karadima et de Poblete. Son engagement social est atténué par l’image d’une prétendue piété de tous les instants, plus en rapport avec l’Église, et le Chili, des années 80, mais moins conforme au personnage.
On sait que Karadima s’était inventé une proximité avec le père Hurtado. C’était faux. Or, à l’époque, les jésuites ne l’ont pas nié, et cela a contaminé le procès canonique. Il était commode pour les disciples de Karadima de transférer sur lui une partie de la réputation de sainteté de Hurtado et, pour cela, il était utile de les rapprocher idéologiquement. Quant aux jésuites, qui avaient besoin de redorer leur blason, ils ont fermé les yeux sur la publication dans leur revue de communications en ce sens, fort discutables.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3510.
– Source (français) : Nous sommes aussi l’église, 9 août 2019. Reproduction autorisée par les auteurs le 7 octobre 2019.
En cas de reproduction, mentionner au moins les auteurs, la source originale (NSAE - https://nsae.fr) et l’une des adresses internet de l’article.
[1] Voir « Chili : Première assemblée du Synode des laïcs », NSAE, 8 janvier 2019.
[2] Fernando Karadima, alors qu’il était curé de la paroisse d’El Bosque et à la tête de la société de prêtres « Pía Unión Sacerdotal », s’est rendu coupable d’abus sexuels et psychologiques sur des mineurs et sur de jeunes prêtres. Ses agissements ont été dissimulés pendant de nombreuses années alors même qu’ils faisaient déjà l’objet de plaintes à l’Archidiocèse de Santiago. Sont particulièrement en cause le Cardinal Errazuriz et son successeur, l’actuel Cardinal-archevêque Ezzati. C’est ainsi que, lorsque l’affaire a éclaté en public, la justice civile, bien qu’elle ait reconnu Karadima coupable, en 2010, n’a pu le condamner, les faits étant alors prescrits. Un procès canonique au Vatican a abouti, en 2011, à sa condamnation « à une vie de prière et de pénitence ». Il a été exclu de l’état clérical le 28 septembre 2018 par le pape François.
[3] Lié à Fernando Karadima, Juan Barros était évêque d’Osorno. Face aux mobilisations fortes des laïques de l’évêché, le pape François a finalement accepté sa démission le 11 juin 2018.
[4] Juan Pablo Hermosilla était l’avocat des trois victimes de Karadima (James Hamilton, Juan Carlos Cruz et José Andrés Murillo) qui ont mené le combat judiciaire.