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DIAL 3578

ÉQUATEUR - La fin d’une époque

Decio Machado

mardi 18 mai 2021, mis en ligne par Dial

Dimanche 11 avril, le second tour des élections présidentielles équatoriennes a vu la victoire du candidat de droite, Guillermo Lasso. Nous publions dans ce numéro de mai deux articles d’analyse de ces résultats électoraux. Le premier texte a été rédigé par le journaliste équatorien Juan Cuvi et publié sur le site de la revue Nueva Sociedad (avril 2021) Le second, ci-dessous, a été écrit par Decio Machado [1]. Il est paru sur le site Viento Sur le 16 avril 2021.


Le résultat des élections du 11 avril marquent un point d’inflexion dans l’histoire récente de l’Équateur. On se trouve probablement devant un faisceau d’éléments qui placent le pays devant un nouveau moment politique, très différent de ce qu’il vit depuis le début du siècle.

En sciences sociales, une génération correspond aux événements importants qui traversent et marquent une population définie pendant un laps de temps déterminé. Ceci dit, le bassin d’électeurs étant composé majoritairement de jeunes, la victoire du banquier Guillermo Lasso atteste du dépassement psychologique de tout ce qu’a signifié la crise économique vécue en Équateur entre 1998 et 1999, qui a mis le secteur bancaire à l’arrêt – avec la fermeture de 70% des établissements financiers du pays – et entraîné le plus grand exode migratoire connu dans l’histoire de l’Équateur.

Jusqu’à ces élections, on ne pouvait imaginer une telle victoire vu les résistances opposées au propriétaire de la deuxième institution financière privée du pays, qui avait sensiblement accru sa fortune à force de spéculer avec les certificats de dépôts reprogrammables – preuves que les épargnants détenaient une certaine somme d’argent sur leur compte mais ne pouvaient pas la retirer, leurs dépôts étant gelés. Faute d’avoir pris la mesure de cette nouvelle conjoncture, fruit du poids majoritaire des jeunes dans l’électorat équatorien, la candidature d’Arauz a adopté pour le second tour le slogan « Le pays ou la banque », ce qui s’est traduit par le faible engagement observé dans des secteurs politiquement indécis, notamment chez les groupes d’âge les plus jeunes.

Tout cela signifie que nous nous trouvons devant un nouveau pays qui vit des clivages ou des fractures d’un nouvel ordre et sans comparaison avec le passé récent, où la victoire électorale permanente et indiscutable a été garantie au corréisme depuis 15 ans.

Fait parallèle et lié à ce qui précède, le corréisme est le fruit d’un moment historique précis en rapport avec le boom des matières premières en Amérique latine (2003-2013). Sans les excédents pétroliers consécutifs à l’augmentation des recettes de l’État sur une période de dix ans dans l’histoire républicaine de l’Équateur, il n’aurait pas été possible de bâtir les grandes infrastructures qui ont contribué à la modernisation du pays, ni d’appliquer des politiques compensatoires comme axe de la nouvelle gouvernance adoptée pendant la période corréiste. Par conséquent, Rafael Correa et le corréisme sont les héritiers d’un moment historique conjoncturel en rapport avec l’accroissement de la demande et des prix du pétrole, qui s’est inscrit dans ce que l’on a appelé la décennie dorée en Amérique latine.

Revenus du pétrole en pourcentage du PIB (Source : Banque mondiale)
Croissance du PIB (source : Banque central de l’Équateur)

La fin de ce cycle économique a débouché à son tour sur le commencement de la décadence politique actuelle qui a dégénéré en déroute électorale pour le corréisme. Pour illustrer cette évolution, il suffira d’analyser brièvement les résultats obtenus lors des trois dernières élections par cette sensibilité politique à l’occasion de ses premières participations, moment qui fait ressortir le sentiment réel des citoyens à l’égard des candidatures partisanes en lice :

Résultats électoraux des candidats du courant corréiste (source : Conseil national électoral, adaptation de l’auteur. Les données de 2021 sont données sous réserve de validation définitive par le CNE.)

En 2013, Rafael Correa a rassemblé 57,17% des suffrages exprimés au premier tour des élections ; en 2017, soutenu par Rafael Correa durant la campagne électorale, Lenín Moreno a obtenu 39,36% des voix, puis fini par l’emporter de justesse au second tour avec une différence de seulement 228 629 voix (2,82%) sur son principal concurrent ; enfin, en cette année 2021, après avoir réuni seulement 32,72% des suffrages exprimés, il a finalement perdu les élections au second tour avec un écart de 438 467 voix (soit 4,94%).

La débâcle électorale corréiste

En dépit de ce qui précède, la situation politique et économique vécue actuellement par le pays devait produire – a priori – des conditions propices à la victoire du candidat corréiste. Au-delà du contraste observé entre le passé et le présent dans un pays aujourd’hui en proie à une crise multiforme, tant Guillermo Lasso que les sociaux-chrétiens de Jaime Nebot – alliés pour les besoins de cette bataille électorale – ont soutenu politiquement Moreno malgré l’énorme discrédit du gouvernement actuel sur le plan social. De même, la pandémie a mis en relief dans le subconscient collectif le besoin d’un État fort et capable de procurer protection et couverture sociale à ses administrés, position contraire au discours de réduction de l’État tenu par le président élu actuel. Pour finir, l’Équateur étant l’un des pays de la région qui ont actuellement le moins facilement accès aux vaccins contre la covid-19, les rares doses obtenues ont été distribuées d’une manière scandaleuse au sein des élites qui partagent l’idéologie du candidat conservateur.

Dans ce contexte, les résultats du premier tour des élections ont montré que, si Andrés Arauz a recueilli la majorité des voix (32,72%), la fracture entre corréisme et anticorréisme ne constituait cependant plus la principale fracture sur laquelle se fixait l’électorat équatorien. Lasso, l’option anticorréiste, accusait une perte de 30% par rapport au nombre de voix obtenu lors des précédentes présidentielles, en 2017, tandis que d’autres options politiques jusque-là de peu de poids sur l’échiquier politico-institutionnel du pays gagnaient en importance. Un pourcentage très significatif des voix est allé au Pachakutik, bras politique du mouvement indien, avec Yaku Pérez comme candidat et un discours très écologiste, et à la Gauche démocratique, vieux parti idéologiquement situé au centre politique et très diminué, du moins pendant les dernières décennies, mais conduit à cette occasion par un jeune entrepreneur perturbateur qui représentait « le neuf face à l’ancien ».

La campagne électorale vécue récemment en Équateur a mis en lumière les difficultés du corréisme pour changer de leader. De fait, l’un des éléments exploités très habilement dans la stratégie politico-électorale conservatrice a été le problème rencontré par Andrés Arauz pour s’imposer comme nouveau leader de cette tendance politique, contraint en permanence de rester dans l’ombre de Rafael Correa pendant toute la campagne électorale. Malgré l’impossibilité, pour l’ex-président Correa, de fouler le sol du pays à causes de diverses condamnations discutables prononcées durant le mandat du gouvernement actuel, la force de sa présence médiatique par visioconférence et la présence de son image dans la propagande électorale en faisaient le principal protagoniste de la campagne progressiste.

Dans la pratique, Correa est le corréisme, cette option politique, au-delà des idéologies, est incarnée par sa personne. Cela lui a permis de transférer ses votes durs à un personnage jusque-là assez méconnu comme l’était Andrés Arauz ; mais, du même coup, cela imposait des limites à sa capacité d’attirer des voix. Le corréisme se trouve devant la dichotomie suivante : il est la tendance politique qui attire le plus fort pourcentage de votes inconditionnels du pays, soit environ 30% de l’électorat équatorien actuel, tout en constituant la force la moins en mesure de progresser dans l’électorat à cause des résistances ou des oppositions suscitées par Rafael Correa dans une part croissante de la population. Le manque d’un véritable renouvellement à la tête de ce courant politique, avec un passage du corréisme au progressisme, ont empêché son candidat de surmonter ce handicap.

Dans sa campagne, Lasso a bien su voir cette nouvelle réalité et en appeler, de manière fort stratégique, au consensus et à la reconnaissance de la diversité politique existante au deuxième tour, alors que le corréisme en est resté à ses stratégies de polarisation qui faisaient sa marque depuis toujours. Dans une campagne économiquement inégale, où les médias et la structure de l’État ont pris parti pour l’option conservatrice, cela a eu pour conséquence que près de 50% de l’électorat qui n’avait pas voulu faire le choix entre les partisans de Correa et ses détracteurs, ont répondu à l’appel au « vote blanc idéologique » lancé par le mouvement indien, ou opté pour la candidature du banquier afin d’empêcher le retour de Rafael Correa au pays. Toute l’analyse à partir de ce moment-là est ponctuelle et liée à des stratégies de marketing et des disciplines de campagne.

Sur un total d’un peu plus de 13 millions d’électeurs, le corréisme n’a réussi à ajouter, lors du second tour, qu’1,2 million de voix aux trois millions de voix obtenus au premier tour. Lasso, en revanche, a affiché un gain de 2,8 millions de voix qui lui a permis, au bout du compte, de l’emporter par un écart de cinq points.

L’avenir du progressisme en Équateur

Ce revers est la première défaite électorale essuyée par le corréisme depuis 2006. Néanmoins, sa lecture invite à une réflexion urgente : la persistance du mouvement progressiste en Équateur en tant qu’option politique de poids passe par un véritable renouvellement de ses cadres dirigeants, un changement de style dans son discours politique et ses logiques de leadership.

Arauz représente une tentative de régénération politique de ce mouvement bien qu’il manque encore d’une identité propre et d’un charisme solide. Pour l’instant, il ne dispose pas de canaux de rapprochement avec d’autres tendances importantes de ces gauches équatoriennes sous-estimées, voire réprimées pendant les dix ans de gouvernement Correa, et il n’a pas encore été capable de proposer une image de ce que serait un progressisme d’un nouveau type dans le pays. Ses avancées sur ces points dépendent de la façon dont il gérera la crise actuelle du corréisme et du rôle que Rafael Correa voudra jouer à partir de là.

Tout cela devra s’inscrire dans la nouvelle réalité régionale latino-américaine, où le deuxième cycle progressiste est coupé dans son élan dans des conditions clairement différentes de celles de la période antérieure : on peut prévoir à court terme une usure de la popularité d’Alberto Fernández ; il reste à voir comment seront gérées, à l’intérieur du MAS, les différences entre le gouvernement de Luís Arce et David Choquehuanca d’une part et Evo Morales de l’autre ; il paraît difficile que Pedro Castillo remporte le second tour au Pérou ; on attend de voir comment se dérouleront les élections à l’assemblée constituante du Chili ; et il existe de sérieux doutes sur les résultats des prochaines élections présidentielles au Brésil et en Colombie en 2022.

Dans ce contexte, pour la survie du progressisme équatorien en tant qu’alternative politique, tout l’enjeu réside dans le développement des liens avec les jeunes, les secteurs de la société sans idéologie et les mouvements sociaux qui ont manifesté leur rejet au cours des dernières élections. Il faut aussi garder en tête qu’il paraît difficile que son principal meneur, Rafael Correa, puisse conserver pendant quatre années de plus sa capacité actuelle d’influence sur la politique nationale étant donné l’impossibilité où il se trouve d’être dans le pays, de même que son influence dans les forums progressistes internationaux, après cette défaite électorale.

En définitive, soit le progressisme équatorien dépassera le principe d’une relation entre un chef et un peuple qui l’a animé jusqu’à présent, et se démocratisera en s’ouvrant et en dialoguant d’égal à égal avec d’autres secteurs et tendances politiques, ou bien il finira par se transformer en une force politique de moins en moins capable de conquérir le pouvoir institutionnel.

Mouvement indien

Malgré les bons résultats obtenus lors de ces élections par le Pachakutik, appareil politique construit en 1995 par le mouvement indien avec à sa tête la Confédération des nationalités indiennes de l’Équateur (CONAIE), le conflit qui l’habite est évident.

Il n’a manqué au candidat Yaku Pérez que 32 000 voix, environ, pour qu’il puisse participer au second tour, ce qui aurait eu pour effet d’écarter de la bataille le président qui vient d’être élu. Pour la première fois de son histoire, le Pachakutik a réussi à s’imposer comme l’option politique retenue par des jeunes et des secteurs urbains qui ne croient plus en la politique mais dotés d’une sensibilité à des causes sociales, notamment celles en rapport avec la défense de l’eau et de la nature en général.

Yaku Pérez, qui avait dénoncé une supposée fraude électorale en faveur du candidat des banques qui l’a empêché d’atteindre le second tour, a repris à son compte au second tour l’appel au « vote blanc idéologique » adopté par consensus lors de l’assemblée générale de la CONAIE. Toutefois, dans la phase finale de la bataille électorale, une partie importante de la direction du Pachakutik a pris clairement position pour le candidat Guillermo Lasso, certains d’une manière plus discrète et d’autres avec plus de transparence – avec parmi eux le binôme présidentiel de Pérez –, bien que le mouvement se soit historiquement caractérisé par une position conflictuelle et de résistance à l’application de politiques néolibérales dans le pays. En réaction à cela, un secteur amazonien du mouvement indien est apparu dans la dernière semaine de campagne en appui à la candidature d’Arauz, rompant en outre publiquement avec le consensus antérieur.

Le rejet des politiques hyperextractivistes sur lesquelles ont reposé le modèle économique de la décennie corréiste et la pression exercée sur les territoires riches en biodiversité et en ressources naturelles, ajoutés à la répression subie par des communautés et des dirigeants indiens, a détourné une grande partie du vote des communautés rurales vers la candidature de Guillermo Lasso au second tour. À l’analyse de la cartographie électorale, on voit que c’est Quito – avec sa classe moyenne et ses jeunes et diplômés urbains – et la Sierra du Centre – territoire avec une grande incidence du monde indien – qui ont décidé de la victoire conservatrice le 11 avril.

Mais au-delà de la douleur et des rancœurs accumulées sous l’effet du modèle de commandement autoritaire suivi par Rafael Correa quand il était au pouvoir, il est apparu évident que l’appel au vote blanc était peu en phase avec la réalité problématique que vivent les communautés rurales et qui a été fortement aggravée par la pandémie. Au-delà de la ligne politico-intellectuelle issue de secteurs éclairés et favorisés, ainsi que des instances dirigeantes du mouvement indien, les communautés sentent qu’il n’est pas possible de résoudre leurs problèmes sans s’associer, sous une forme ou une autre, au pouvoir. En réalité, l’adhésion au vote blanc en guise de rejet des deux candidatures finalement en lice s’est chiffrée approximativement à un million d’électeurs, chiffre important mais qui ne représente que 45% du total des voix recueillies au premier tour par le Pachakutik et la Gauche démocratique – organisations politiques qui ont appelé à choisir cette forme de vote. En résumé, ce sont l’électorat urbain, où l’homme d’affaires nouveau en politique Hervas avait effectué un bon départ, et l’électorat indien traditionnellement rural qui ont donné la victoire au néolibéralisme lors de ces élections.

Ce qui se profile…

L’histoire jugera les dirigeants politiques et sociaux et les prétendus intellectuels antisystème sur leurs actes, sur les résultats de leur action politique dans ces élections et les souffrances qui en découleront pour les secteurs socialement les plus vulnérables. Dans tous les cas, le pays se prépare à un agenda politique et économique profondément néolibéral qui rendra encore plus précaire le marché de l’emploi équatorien, réduira davantage l’État en tant qu’outil de réduction du déficit fiscal, fera passer le service de la dette avant les besoins et les urgences que l’on ressent à l’intérieur du pays, accélérera la dégradation galopante des services publics et des systèmes de protection sociale, plaquera une variante du modèle chilien sur le système de sécurité sociale, et privatisera des entreprises et le patrimoine public.

Quoi qu’il en soit, du cœur des secteurs de la résistance sociale et avant le prochain congrès de la CONAIE, qui se tiendra ce 1er mai, il est urgent que triomphe une candidature qui représente les mobilisations réalisées avant la pandémie en octobre 2019, dernières expressions massives de la résistance aux politiques néolibérales déjà mises en œuvre par le gouvernement actuel et qui répondent à l’agenda politico-économique imposé par le FMI. Face à cette posture de lutte et de résistance, il ne fait aucun doute que divers intérêts viendront s’agréger, sans exclure des intérêts contraires à la construction de pouvoirs contrehégémoniques et des ambitions personnelles davantage liées à la politique institutionnelle qu’à la mobilisation et à la construction d’un tissu social en capacité de réagir.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3578.
 Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
 Source (espagnol) : Viento Sur, 16 avril 2021.

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